Hans Ulrich Obrist : “Les jeux vidéo sont au 21e siècle ce que les films étaient au 20e”
Les jeux vidéos sont-ils l’avenir de l’art ? À la lumière de l’exposition “Worldbuilding” au Centre Pompidou-Metz, dont il assure le commissariat, le directeur artistique de la Serpentine Hans Ulrich Obrist parle de gaming, de divertissement de masse, ainsi que de l’œuvre du “multi-artiste” Gabriel Massan.
Par Hans Ulrich Obrist.
En 2021, on dénombrait 2,8 milliards de gamers à travers le monde – soit plus d’un tiers de la population mondiale, faisant passer le jeu vidéo d’une activité de niche au plus grand phénomène de masse de notre époque. Nombreux sont ceux∙celles qui passent des heures chaque jour dans un monde parallèle et vivent une multitude de vies différentes. Les jeux vidéo sont au 21e siècle ce que les films étaient au 20e siècle et les romans au 19e siècle.
Depuis plusieurs dizaines d’années déjà, des artistes intègrent à leurs œuvres l’esthétique et le langage visuel de cet univers. En se les appropriant, ils les transforment en un objet qui interroge notre existence au sein des mondes virtuels, ainsi que les enjeux sociopolitiques induits par l’avènement de nouvelles formes de réalité. Certains artistes adoptent une position critique face à ces jeux vidéo, dénonçant les marqueurs souvent discriminants et les représentations stéréotypées qu’ils intègrent. Plus récemment, certains ont également commencé à jouer à des jeux particulièrement populaires, donnant ainsi à leurs pratiques une audience beaucoup plus vaste, qui s’accompagne de nouvelles formes d’engagement face à une œuvre. Je considère qu’aujourd’hui, les jeux vidéo sont à la frontière de l’art – c’est pourquoi j’ai organisé “Worldbuilding”, une exposition sur le gaming et l’art à l’ère numérique à la Julia Stoschek Foundation à Düsseldorf et au Centre Pompidou-Metz en France.
Parmi les artistes travaillant autour du jeu vidéo, je suis fasciné par le travail du Brésilien Gabriel Massan, invité à participer à “Worldbuilding”. Ces jeux étaient créés par un petit groupe d’ingénieurs peu ouverts sur le monde, mais les choses évoluent rapidement. De plus en plus de gens ont accès aux outils de création, et des artistes comme Gabriel Massan ont désormais la capacité technique d’imaginer, de concevoir et de diffuser à travers le monde leurs propres jeux ; l’objectif est de penser des mondes virtuels moins standardisés et plus inclusifs. Comme Anna Anthropy l’écrit dans son livre Rise of the Videogame Zinesters (Seven Stories Press, 2012), “ce que j’attends des jeux vidéo, c’est une pluralité de voix. Je veux qu’ils soient issus d’une plus grande diversité d’expériences et présentent un plus large éventail de perspectives. J’ai envie d’imaginer… un monde dans lequel les jeux vidéo ne seront plus créés à destination d’un unique et même public, mais par vous et moi, pour les gens qui nous ressemblent”.
C’est dans cet esprit que l’équipe Arts Technologies de la Serpentine a organisé “Third World: The Bottom Dimension”, une exposition, un jeu et des jetons numériques participatifs alimentés par Tezos, conceptualisés par Gabriel Massan, en collaboration avec les artistes interdisciplinaires Castiel Vitorino Brasileiro et Novíssimo Edgar, ainsi que le chanteur et producteur de musique LYZZA. L’exposition s’inscrit dans la pensée qui a guidé la naissance et le développement du jeu vidéo “miroir”. Celui-ci offre au public la possibilité de jouer en temps réel dans un cadre collectif, et ce dans un environnement scénographié associant sculptures et sons spécifiques au site – une expérience unique, inhérente à cette exposition de jeux. “Je veux créer une œuvre dans laquelle les gens peuvent marcher, en éprouvant l’expérience d’une déambulation à travers les possibilités et les souvenirs de la vie et du récit”, explique Gabriel Massan.
Third World: The Bottom Dimension renvoie à l’intérêt de l’artiste pour la décentralisation technologique, sociale et économique, et inclut des jetons numériques participatifs alimentés par Tezos. Les joueurs peuvent enregistrer des “souvenirs” de leurs propres actions au cours du jeu, et en conservant cette trace sur la blockchain, créer une archive accessible à tou∙te∙s associant des perspectives différentes et une bibliothèque d’actions. À travers le prisme de la décolonialité, de l’homosexualité et de la lutte contre l’ethnocentrisme, l’œuvre nous met au défi de repenser la manière dont nous comprenons l’autre et nous orientons dans le monde, avec des repères essentiels comme le savoir ancestral, la résilience, la conscience écologique, la transmutation et la capacité de l’être humain à agir de façon intentionnelle sur lui-même, sur les autres et sur son environnement.
Lors de la conception du projet, Gabriel Massan a déclaré : “Je me suis demandé comment révéler, plutôt que reproduire, un système d’inégalités subi par ceux vivant une autre réalité, afin que le public puisse vraiment comprendre comment il peut oppresser – et impacter notre comportement, nos désirs, et la manière dont on vit et comprend son propre corps ; l’objectif est également qu’ils puissent comprendre que les autres ont les mêmes besoins d’énergie et d’attention.”
L’exposition “Worldbuilding: Gaming and Art in the Digital Age” est présentée à la Julia Stoschek Foundation de Düsseldorf jusqu’au 10 décembre et au Centre Pompidou-Metz jusqu’au 15 janvier 2024.
Le jeu Third World: The Bottom Dimension sera disponible gratuitement en ligne à partir du 23 juin. L’exposition “Third World: The Bottom Dimension” sera montrée à la Serpentine North à Londres du 23 juin au 22 octobre.
Hans Ulrich Obrist est le directeur artistique de Serpentine à Londres, il est également Senior Advisor chez LUMA Arles, et Senior Artistic Advisor à The Shed à New York.
Traduction française : Henri Robert.