15 sept 2023

Expo : Nicolas de Staël en 5 chefs-d’œuvre incontournables

Nicolas de Staël a peint comme il a vécu : en redoublant d’intensité. Fulgurante, sa carrière débutée en 1940 et interrompue par son suicide quinze ans plus tard a laissé une impression vive sur ses contemporains comme sur ses successeurs. Son héritage est aussi dense que son œuvre : plus de mille tableaux, autant de dessins et de lettres peuplent l’univers entre la figuration et l’abstraction de l’artiste français originaire de Russie, au sein duquel le musée d’Art moderne de Paris nous plonge cet automne. Guidé par la commissaire Charlotte Barat, Numéro dresse le portrait de celui que l’on surnomme “le prince foudroyé” en cinq toiles incontournables qui jalonnent son œuvre.

1. Un peintre parmi les poètes : Nicolas de Staël, « Eau-de-vie« (1948)

 

Lorsqu’il réalise Eau-de-vie en 1948, Nicolas de Staël se rapproche formellement de l’art abstrait, mais refuse pourtant d’en fréquenter les cercles artistiques, dont il ne partage ni les idées ni les envies. Ainsi, alors que le musée d’Art moderne de Paris acquiert en 1950 une de ses œuvres, ce dernier souhaite être exposé à part, isolé de ses contemporains. Solitaire, sa pratique est néanmoins influencée par son entourage littéraire, friand de ses peintures auxquelles ses amis tels le poète René Char ou l’écrivain Georges Duthuit donnent des titres afin de les différencier des “compositions” abstraites des autres plasticiens de l’époque. À l’image de cette toile, que le poète français Pierre Lecuire renomme à l’issue d’une soirée arrosée…  Accumulation de couches et de couleurs, le tableau marque également le début d’une nouvelle ère dans sa carrière, imprégnée par une énergie qui semble se diffuser sur toute sa surface. 

 

En effet, en 1947 et après des années d’itinérance, l’artiste s’installe avec sa famille dans un atelier rue Gauguet, dans le 14e arrondissement de Paris. Il troque alors ses traits noirs couchés sur du papier pour une palette plus lumineuse et des formats plus aérés, inspirés par l’immense hauteur sous plafond et la verrière de ce nouveau laboratoire pictural. Malgré le succès qui peine encore à arriver, cette période est synonyme d’expérimentation et de grand bonheur pour l’artiste, qui affine sa technique et considère qu’il n’aurait “rien pu ajouter ou retrancher” à ses tableaux. Dans cette peinture presque tactile, Nicolas de Staël travaille sa technique au couteau, qui fera plus tard son succès, au travers d’une stratification d’épais aplats. Sous les sédiments de beige se détachent un assemblage de couleurs bien réfléchis – des verts, des blancs, des gris et, au centre, une petite tache rouge qui semblent irradier tout le reste du tableau, et que l’on retrouve à de nombreuses reprises au sein de ses futures toiles.

 

2. Le succès new-yorkais : Nicolas de Staël, « Fugue » (1951-1952)

 

Dès le début des années 50, l’atelier de Staël accumule à même le sol des dizaines de tableaux en pagaille, abandonnés puis retravaillés maintes et maintes fois par l’artiste au gré de ses nouvelles idées. Au grand dam des collectionneurs européens, qui récupèrent souvent une peinture totalement différente de celle achetée quelques semaines plus tôt… À la différence d’artistes comme son ami le Français Georges Braque, qui profite alors d’une large reconnaissance. Alors que sa cote artistique stagne dans l’Hexagone, elle grimpe contre toute attente de l’autre côté de l’Atlantique, où les galeries new-yorkaises s’intéressent progressivement à son travail, très apprécié pour ses peintures granuleuses et à contre-courant. Achetée par le riche collectionneur américain Duncan Phillips – qui acquiert de nombreux tableaux de l’artiste par la suite –, sa toile Fugue marque en effet les débuts d’un intérêt croissant pour le peintre, exposé à cette époque aux côtés de Mark Rothko (1903-1970) à la Sidney Janis Gallery, très en vogue, ou encore à la prestigieuse Knoedler Gallery.

 

Son atelier qui débordait d’œuvres se vide très rapidement, et les marchands d’art new-yorkais lui réclament alors de nouvelles de toiles. À cette demande croissante, Nicolas de Staël répond par une technique picturale presque frénétique : ses longs aplats de matières se pulvérisent en mosaïques de petits pavés colorés compactes, qui lui permettent de s’éloigner toujours un peu plus de l’abstraction, qui atteint pourtant son apogée en France. Au gré de tableaux intitulés Trois pommes ou Bouquet de fleurs, son art tend de plus en plus vers la figuration et bascule vers des représentations plus définies, rythmées par ces petites tesselles épaisses de peinture, qui deviennent progressivement sa signature. 

3. Match de foot et choc visuel : Nicolas de Staël, « Parc des Princes » (1952)

 

En 1952, Nicolas de Staël réalise l’une de ses œuvres les plus connues : le Parc des Princes. Alors qu’il vient d’assister au premier match de foot joué en nocturne à Paris, l’artiste vit cette expérience comme un véritable choc visuel qu’il dépeint au sein d’une série de dessins et de tableaux réalisés presque frénétiquement. Travaillée au couteau, cette toile se détache en deux plans, un noir profond pour la nuit, un vert tendre pour le gazon. Les couleurs, électriques, traduisent l’intensité de ce souvenir laissé dans l’esprit de Nicolas de Staël : du rouge vif, du bleu roi et pastel pour représenter les maillots des deux équipes, puissamment éclairés par la lumière artificielle des réverbères. Derrière ces formes abstraites, une sorte de ligne d’horizon séparant bien distinctement le ciel du terrain fait son apparition dans le travail du peintre, influencé par les nombreux paysages qu’il réalise cette année-là sur le vif. 

 

Assommé par la demande outre-atlantique, Nicolas de Staël quitte en effet à cette période son atelier parisien pour rejoindre le Midi, où il s’imprègne des étendues dégagées et des ciels brumeux. Armé de petits cartons, il peint en extérieur, et intègre à ses compositions une nouvelle profondeur en travaillant cette ligne inédite, qui offre à sa peinture un aspect presque figuratif. Aspect qu’il accentue ici par de larges aplats colorés, dont se détachent une impression de mouvement nouvelle traduisant la course musclée des joueurs de foot sur le terrain, et l’appétit nouveau de l’artiste pour l’observation en extérieur.

4. Représenter le soleil ardent de Méditerranée : Nicolas de Staël, « Agrigente » (1954)

 

À l’été 1953, de Staël s’installe dans le Sud-Est de la France, où il explore toujours plus le genre du paysage. Il décrit alors la lumière et la chaleur comme une “perte de repères” et déploie une palette de couleurs éclatantes pour tenter de les représenter. Inspiré, il décide d’emmener sa famille avec lui en Sicile, où il voyage en voiture et croque au crayon tout ce qu’il voit. De retour en France, il travaille alors des compositions presque saturées, ponctuées de rouge, de violet et de jaune vif, à l’image de son tableau Agrigente, qui semble traduire cette sensation d’éblouissement laissée par le soleil de plomb des côtes méditerranéennes.

 

Sa peinture délaisse ainsi progressivement les amas de matières superposées les unes sur les autres pour s’orienter vers des représentations plus allégées, laissant parfois le blanc de la toile apparent. En témoigne cette œuvre de 1954, divisée en quatre couleurs bien distinctes, dont l’intensité happe l’œil du spectateur, aspiré également par un point de fuit duquel se dégage une mystérieuse tache rouge. Plein de dynamisme, cet empâtement informe est surplombé par un ciel violet foncé qui déstabilise le regard et semble reproduire une sensation d’aveuglement face au soleil. Une couleur intense, que l’artiste ne cesse d’exploiter au gré de ses paysages cette année-là, figurant notamment des arbres au branches rouges et des soleil aux teintes prune et orangées.

5. Dépouillement et isolement : Nicolas de Staël, « Le Saladier » (1954)

 

Malgré les couleurs saturées et l’enthousiasme apparent dégagés par les tableaux du peintre en 1954, cette année marque aussi les derniers moments de sa vie. À l’automne, Nicolas de Staël congédie ses enfants et sa femme enceinte, pour s’installer seul dans un atelier à Antibes. Ultime mouvement de désespoir, ce déménagement permet à l’artiste de se rapproche de son amante Jeanne Mathieu, rencontrée un an plus tôt. Mais, face au refus de cette dernière de quitter son mari, il se retranche derrière les remparts sur lesquels est installé son studio et s’isole du reste du monde. 

 

Alors que son succès ne cesse de croître en France comme à l’étranger, Nicolas de Staël décide d’abandonner les aplats de couleur et les jeux de matières qui étaient devenus sa signature pour s’adonner à une nouvelle peinture, drastiquement différente. Jusqu’à son suicide en mars 1955, il délaisse les lignes droites du couteau pour épouser les courbes fluides du pinceau et réalise une multitude de délicates natures mortes. Des pommes, des fioles, des étagères… Très figuratives et dépeintes d’un seul geste, ces représentations tranchent par leur dépouillement, à l’image de son Saladier, dont chaque feuille de laitue est seulement figurée par un trait, laissant apparaître en surface le fond noir et le récipient blanc, presque translucide. En fluidifiant sa peinture, De Staël renonce aux compositions épaisses et saturées qui étaient sa marque de fabrique et plonge les derniers mois de son œuvre dans une intimité inquiétante, dont chaque tableau semble conserver un morceau de cet atelier où il reste isolé, jusqu’à sa disparition tragique.

 

 

Rétrospective “Nicolas de Staël”, jusqu’au 21 janvier 2024 au musée d’Art moderne, Paris 16e.

Documentaire Arte “Nicolas de Staël, la peinture à vif”, disponible le 24 septembre 2024 sur arte.tv.