Des corps, des fleurs et des odeurs : comment l’artiste Morgan Courtois exprime le vivant
Entre céramiques charnelles de membres fragmentés, objets moulés puis démultipliés, fleur bourgeonnantes ou fanées et créations olfactives imitant la sueur ou le pétrole, Morgan Courtois redouble de techniques et de supports pour donner forme au vivant et parler du corps à travers son absence. Sa nouvelle exposition personnelle, présentée jusqu’au 26 mars à la Fondation Pernod Ricard, invite à se plonger dans l’œuvre protéiforme et multisensorielle de cet artiste français âgé de 32 ans.
Par Matthieu Jacquet.
Il est rare qu’une exposition s’appréhende d’abord par l’odeur. C’est pourtant ce qui saisit le visiteur alors qu’il pénètre les espaces de la Fondation Pernod Ricard, investis jusqu’au 26 mars par l’artiste français Morgan Courtois. Dans les narines, les arômes floraux se mêlent à des fragrances plus amères, comme celles de l’essence et des mégots de cigarette, voire plus acides, comme l’urine : voilà ce que devrait sentir “la fin d’une fête”, explique le lauréat du prix Meurice pour l’art contemporain 2017, alors que l’on découvre, jonchant le sol de la première salle, des centaines de récipients et flacons de tailles diverses amoncelés. Bouteilles d’eau et de shampoing, carafes, ou encore coupes de champagne… tous ces objets liés au corps – à son soin comme à sa destruction – le plasticien de 32 ans les a moulés puis dédoublés en céramique écrue pour mieux les triturer, les aplatir, les écraser, les fissurer et les agencer dans l’espace sa “décharge”, terme éponyme de cette installation. Iris, lys, roses et autres narcisses émergent de certains de ces vases de fortune, disséminant leurs feuilles aléatoirement, des chemises traînent au sol comme oubliées par leurs propriétaires tandis que d’autres contenants, d’apparence vide, renferment des liquides odorants, rappelant la boisson restée au fond de verres abandonnés, vestiges de la fête terminée. Devant ce désordre organisé fait de délicats déchets, une chose est claire : par l’immatériel comme le matériel, l’immuable comme l’éphémère, l’auteur cherche à transcrire les affects qui nous unissent au monde. Entre sculpture charnelles, photographies crues surexposées au flash et créations olfactives, ses œuvres, au fil des dernières années, témoignent de sa passion pour le vivant, du corps humain à la plante, en passant aussi par les artefacts inanimés qui – toutefois – portent, comme gravées en eux, les traces de leur usage.
“La science a toujours été un domaine que je ne cherchais pas à comprendre, mais à explorer”, confie Morgan Courtois dans son atelier d’Aubervilliers. En effet, il serait bien trompeur de voir dans son travail une démarche biologique didactique, là où la nature occupe en réalité pour lui le rôle de portail vers un inconnu salvateur, où le rationnel s’efface au profit du sensible. Dans ses œuvres, les plantes s’invitent comme un contrepoint au volumineux bagage théorique que le trentenaire français a accumulé pour ses études artistiques, depuis sa classe préparatoire à Valenciennes jusqu’à la prestigieuse École des beaux-arts de Lyon. Nourri aux textes du critique d’art formaliste Clement Greenberg ou de l’artiste minimaliste Donald Judd, le jeune homme, entré dans l’art par le discours, s’est finalement écarté de l’abstraction parfois aride promue par ces pontes de l’art du 20e siècle, en travaillant la terre et le plâtre, dans lesquels il s’épanouit véritablement après son diplôme. Entre les épisodes de la série L’aventure des plantes de Jean-Pierre Cuny et Jean-Marie Pelt, diffusée dans les années 60 sur TF1, et ses nombreux livres de botanique, l’ancien enfant de la campagne, qui a grandi près d’Abbeville entouré par la nature, s’enamoure de la part de mystère et d’inexplicable que recèle le monde végétal, de l’énergie impalpable des plantes à leur action concrète sur l’être humain à travers la thérapie ou encore le rituel.
Tel le reflet de leur pouvoir mimétique, l’artiste décide finalement que son œuvre reproduira la nature, loin de l’anti-figuration vers laquelle il avait jadis tendu : sur une de ses sculptures totémiques, il imite le motif des alvéoles d’une ruche, ou esquisse un corps féminin accouplé à la terre ; dans une jarre, il empile et laisse pourrir des citrons, et dans une autre, des fraises écrasées. À ses compositions de plantes séchées, il va jusqu’à ajouter des lampes horticoles pour les éclairer de l’intérieur… Comme une évidence, pendant ses premières années à Paris, l’artiste a même fait de cette obsession pour le végétal un métier, arrondissant ses fins de mois en taillant les rosiers du créateur de mode Bernard Wilhelm. Aujourd’hui, son attention toute particulière aux intérieurs comme aux jardins s’illustre dans la minutie avec laquelle ses œuvres investissent la Fondation Pernod Ricard. À l’image de son jardin et de son atelier, constamment agrémenté de bouquets dont il observe avec fascination les étapes de décomposition, Morgan Courtois a, collecté, spécialement pour l’exposition, des dizaines de fleurs fraîches et des bulbes au marché de Rungis, dont la plupart se faneront au fil des semaines, tandis que certains auront le temps d’éclore pour révéler leurs couleurs.
Mais derrière cette présence bien vivante – et vivace – dans l’espace, l’absence fait partie intégrante des œuvres de Morgan Courtois qui, dès ses premières sculptures réalisées au début des années 2010, matérialise son rapport à la mémoire, entendue comme présence révolue d’un humain, uniquement perceptible à travers les empreintes qu’il a laissées. Dans ses vases modelés dans la terre puis moulés à l’aide du plâtre, l’artiste commence par figer dans la matière des états psychologiques comme la rage, ménageant par exemple des ouvertures pour donner l’impression que l’objet bouillonnant suinte le liquide qu’il contient. Après les émotions, ce sont les fluides corporels que l’artiste retranscrit sur des draps ou des feuilles de carton, à l’aide de résine qui donne à la peinture un aspect organique : maculées de taches fantomatiques, ces pièces témoignent de la présence révolue d’un corps dont on ne connaîtra rien d’autre que les traces, là où les bouteilles de parfum, de shampoing, de Javel ou même de poppers reproduites altérées dans sa nouvelle exposition se font les rebuts et reliques tangibles d’un rapport tantôt sain, tantôt destructeur de l’humain à sa propre chair.
Cette dimension mémorielle transparaît également dans les images du plasticien, qui s’est rêvé, un temps, directeur de la photographie pour le cinéma : inspiré par les maîtres du nu masculin Wilhelm von Gloeden et Vincenzo Galdi, le cinéphile saisit au flash de nombreux fragments de corps en gros plan, morceaux d’intimes rendus, par le cadrage, anonymes. Toutefois, ni ces photos, ni celles pourtant connues de ses fleurs bourgeonnantes ou fanées n’apparaissent actuellement aux murs de la Fondation Pernod Ricard. Comme l’explique l’artiste, celles-ci lui permettent avant tout d’étudier le corps, dans ses moindres recoins, pour réaliser ses sculptures. Les plus connues, de grands volumes en terre cuite, étaient récemment exposées au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, dans la riche exposition dédiée à la céramique. Caractérisés par leur surface bosselée et irrégulière, teintée aux couleurs de la peau – parfois avec du fond de teint –, ces fragments d’aisselles, de coudes ou d’aines agrandis traduisent avec précision la texture de l’épiderme, tandis que leur échelle et leur cadrage les éloignent de l’anthropomorphisme pour les approcher de l’abstraction. Les influences des grands sculpteurs italiens du corps figuratif comme Michel-Ange, Le Bernin et Gemito rencontrent ainsi celles des maîtres du volume abstraits comme Jean Arp, Henry Moore ou Barbara Hepworth.
Avec le recul du temps, toutefois, Morgan Courtois estime que cette mémoire des corps, visuelle et plastique, fixée dans ses œuvres manque d’incarnation. Dans son exposition au centre d’art Passerelle à Brest, en 2018, l’artiste décide pour la première fois de convoquer l’odorat avec ses jarres remplies de fruits et surtout une sculpture au sol, faite de branchages, dont il imagine (avec l’aide d’un parfumeur professionnel) puis pulvérise l’odeur d’un paysage sec, accablé par la canicule, avant un départ d’incendie. Ce projet révèle au jeune Français l’attrait puissant qui sommeille en lui pour l’olfactif, et le porte ensuite à composer des fragrances assez peu conventionnelles, de “l’haleine du burn-out” à l’odeur de la sueur ou du pétrole, à travers lesquelles il déroule des récits aux airs de scénarios. “Je crée avant tout des parfums pour des espaces”, affirme celui dont les créations s’inspirent aussi bien de la ville d’Aubervilliers que du métro parisien. Dans son lieu de travail se matérialisent les différents poles de la pratique. D’un côté de la pièce, un vaste espace est dévolu à la plasticité brute de ses grands volumes terreux, installés sur des palettes et plans de travail salis par la peinture. De l’autre, place à la minutie presque laborantine requise par ses œuvres olfactives, dont il range impeccablement toutes les composantes dans une armoire discrète. Cette dualité s’incarne aussi à la Fondation Pernod Ricard, à travers les deux salles de l’exposition. À l’apparent chaos de la première répond l’organisation méthodique de la seconde, dans laquelle les flacons, vases et cygnes en céramique ne sont plus posés au sol mais sur des tables miroitantes teintées en rose, bleu ou noir. Là encore, Morgan Courtois joue sur la duplicité, en répliquant avec précision les tables qu’il utilise dans son atelier, tandis que leurs surfaces réfléchissantes multiplient les objets posés dessus. Dans ce deuxième espace, résolument plus sage, où les œuvres placées telles des bibelots semblent retrouver leur fonction décorative, quelques intrus interpellent le spectateur : enserré par des sangles et maintenu par une échelle, un volume blanchâtre de plus d’un mètre de haut dénote par son aspect granuleux où la matière semble encore dégouliner – une sculpture initialement ratée que l’artiste a finalement amenée, comme pour perturber cet ensemble (trop ?) lisse. Tandis qu’au plafond du bâtiment, on s’étonne de découvrir un cylindre géant blanc semblable à un bras légèrement plié, maintenu en équilibre entre les deux murs. À travers cette forme tardive réalisée dans les dernières semaines avant le vernissage, en réalité inspirée par les boîtes qui transportent et protègent les bouquets de fleurs, l’artiste évoque avec une grande simplicité les points de tension du corps et de ses membres articulés, comme compressés par un espace d’exposition étouffant. Sans doute l’expression la plus percutante, dans l’exposition, de sa démarche sensible.
Morgan Courtois, “Décharge”, jusqu’au 26 mars à la Fondation Pernod Ricard, Paris 8e.