Yannick Alléno, du geste pâtissier à la cuisine gastronomique
Rencontre avec Yannick Alléno, l’un des huit plus grands talents contemporains ayant accepté de partager sa passion avec Numéro.
Par François Simon.
Portrait par Pierre Even.
Chef triplement étoilé qui réinvente avec brio le restaurant Ledoyen, la célèbre institution des Champs-Élysées, Yannick Alléno, 50 ans, semble soulagé ce matin. Il faut dire qu’avec ses trajets entre Dubai, Courchevel, Marrakech, Pékin, Taïwan, le Puy du Fou, le Sofitel, les Terroir Parisien et les dîners privés… il avait de quoi frôler le burn-out. Sagement, il a réduit le nombre phénoménal de ses collaborations culinaires (sans compter une maison d’édition, avec le magazine Yam). De dix-sept établissements, il est ainsi passé à douze.
C’est une semblable générosité qui préside à l’un de ses gestes préférés en cuisine. En effet, Yannick Alléno a la particularité d’avoir une formation pâtissière, fait plutôt rare chez les chefs, qui sont, pour la plupart, de formation “salée”. Il existe même presque un antagonisme entre ces deux branches de la cuisine. Du reste, chaque fois qu’un restaurateur doit présenter ses équipes, il commence toujours, par ordre de préséance, par les cuisiniers, et seulement ensuite arrivent les pâtissiers. Cet antagonisme crée d’ailleurs une sorte de surenchère pâtissière car, en fin de repas, les appétits sont en berne, les chefs salés sont passés par là, la sommellerie également ; le coup le plus vicelard étant de présenter un superbe plateau de fromages, histoire de bien savonner la planche. Michel Guérard, l’un des chefs les plus élégants de la gastronomie française, est également de façon pâtissière.
Quel est donc ce geste préféré ? C’est fleurer. Le sens premier de ce verbe, c’est “sentir”. Mais en pâtisserie, c’est tout autre chose. C’est le geste du semeur. De la semeuse. Il s’agit de prendre la farine entre les doigts, de balancer prestement le bras de la droite vers la gauche, puis de donner un twist du poignet en ouvrant les doigts. On fleure ainsi pour les pâtes, les feuilletages. Ce geste-là, Yannick Alléno l’a appris très tôt auprès de son maître Jean-Claude Allard, au Lutetia, à Paris. L’apprentissage est fondamental pour un cuisinier, c’est à ce moment précis que les “pliages” se font, la rigueur, les bonnes manières, la rythmique… Yannick Alléno fleure également avec la fleur de sel pour les viandes. Le geste est identique, avec cette précision instinctive, lorsque la main prend le pouvoir, impose sa gestuelle, sa scénographie, son toucher, son sens du devoir.
Ayant ainsi resserré ses rangs, Yannick Alléno peut se consacrer plus sereinement à son développement. Il passe avant tout par son adresse des Champs-Élysées. Il y eut d’abord la table gastronomique récompensée par les trois étoiles (2015) installée au premier étage, puis l’aventure audacieuse : hébergé au rez-de- chaussée, L’Abysse (2018), avec le chef Hachiro Mizutani et un comptoir à sushis singulier, avant-gardiste et épuré, reprenant à son compte le travail de Laurence Bonnel-Alléno sur une architecture intérieure blanche et graphique. Il est déjà étoilé.