Rencontre avec Mati Diop, révélation majeure du Festival de Cannes 2019
A 36 ans, Mati Diop est la première révélation majeure de ce Cannes 2019. La jeune franco-sénégalaise, nièce du grand cinéaste Djibril Diop Mambéty à qui elle avait rendu hommage dans son documentaire Mille Soleils (2013), est une ancienne étudiante de l’école du Fresnoy à Tourcoing et du laboratoire de création artistique du Palais de Tokyo.
Propos recueillis par Olivier Joyard.
Mati Diop a présenté son long-métrage inaugural Atlantique en compétition, devant une salle bercée par cette histoire d’amour, d’exil et de mort. A Dakar, de jeunes ouvriers décident de partir pour l’Europe car ils ne sont plus payés. Mais ils disparaissent en mer, avant de revenir dans d’autres corps, la plupart féminins. Ce film bouleversant mêle une approche réaliste de la jeunesse du Sénégal avec des visions sépulcrales, hantées, à la lisière du fantastique. Un équilibre que nous avons évoqué avec la cinéaste, déjà l’un des favorites pour obtenir la Caméra d’Or… voire plus si affinités.
Numéro : Atlantique est votre premier long-métrage. Quel a été votre chemin pour arriver jusqu’à cette histoire d’amour et de revenants située à Dakar, au Sénégal ? Une partie de votre famille en est originaire.
Mati Diop : Je suis beaucoup allée à Dakar enfant, donc j’y ai des repères. Ensuite, à l’adolescence où se construisent l’imaginaire et les références, j’étais plutôt à Paris. Mais au moment où s’est vraiment confirmée ma volonté de devenir cinéaste, j’ai eu envie d’ancrer cela au Sénégal. Mon désir de films et mon besoin d‘explorer mes origines africaines sont assez liés. Le documentaire Mille Soleils (2013) était en lien avec Touki Bouki, le film de mon oncle Djibril Diop Mambety tourné en 1972 : une manière pour moi d’enquêter et d’explorer mes origines cinématographiques, cette histoire qui me précède, mythique et importante. Avant, j’avais réalisé Atlantiques (2010), une matrice du film que je présente ici à Cannes, à un moment particulier de l’histoire sénégalaise, quand énormément de jeunes partaient vers l’Europe pour trouver du travail. Alors que je faisais mon retour vers mes origines, eux quittaient ce pays. Cette idée des mouvements entre Afrique et Europe se trouve au cœur de mon travail. Il y a un effet miroir. Je suis le fruit de cette rencontre. Depuis le départ, Atlantique est à la fois un projet de cinéma et une démarche très personnelle, comme un voyage intérieur.
Vous faites aussi voyager celles et ceux qui voient Atlantique, avec de nombreux plans hypnotiques sur la mer, l’horizon, comme un appel vers l’ailleurs mais aussi une barrière.
La place de l’océan comme personnage fait partie des premières visions que j’ai eues pour le film : montrer cette immense masse d’eau comme une force magnétique vivante qui aspire la jeunesse dans ses tréfonds et qui la recrache aussi. La dimension fantastique d’Atlantique à travers les revenants que je mets en scène est inhérente à la réalité que j’ai observée à Dakar, car le surnaturel, le sacré et l’invisible font partie de la culture sénégalaise. Ma sensibilité personnelle, assez romantique et gothique, a rencontré cette culture-là. J’accorde souvent une place importante aux éléments dans mes films. Il se trouve aussi que Dakar est une presqu’ile. C’est l’endroit par lequel sont passés tous ces jeunes qui ont immigré ou ont disparu en mer. A l’époque où il y avait tant de départs et de disparitions, j’ai commencé à regarder cet océan différemment. Il est devenu fantomatique, hanté. Difficile de ne pas penser à d’autres fantômes, issus de la traite négrière, de la colonisation. C’est un territoire très chargé qui va au-delà de la vague d’immigration clandestine massive entre le Sénégal et l’Espagne des années 2000. Il y a l’impression d’une nouvelle exploitation, sous d’autres formes.
Le récit d’Atlantique débute sur une exploitation très contemporaine : l’entrepreneur d’une immense tour futuriste ne paie pas ses ouvriers, les décidant à partir. Ces jeunes hommes prennent la mer, avant de revenir hanter les vivants.
Plus j’allais aller loin dans le fantastique, plus je devais ancrer le film dans une réalité du présent. Il était très important de ne pas rendre abstraites les raisons du départ de ces garçons, l’état qui est le leur à ce moment-là, la force de leur absence. Les dimensions politiques, fantastiques et sociales ne sont pas séparées.
Le film est à la fois dur politiquement et doux, consolateur dans sa mise en scène. Atlantiquenous enveloppe.
C’est difficile d’expliquer pourquoi. Mais je pense que j’ai fait ce film pour apaiser ou consoler la tristesse que j’éprouve face à cette jeunesse sacrifiée. Je n’ai perdu personne de proche en mer, pourtant j’ai été très marquée et touchée par ce qui s’est passé. Je n’ai pas senti d’actes forts faits en leur mémoire, alors que j’ai eu l’impression d’assister à l’extinction d’une jeunesse. Je me méfie beaucoup de la compassion comme moteur parce qu’elle ne constitue pas un projet de cinéma, mais le film s’est nourri d’une tristesse et d’une colère. J’ai voulu parler de ces disparus à travers les vivants : ils reviennent dans d’autres corps, notamment ceux de jeunes femmes. Je pense que c’est une manière de refuser le fait que leur disparition signifie une fin. Dans Mille soleils, je prolongeais déjà un dialogue avec mon oncle réalisateur qui n’est plus de ce monde. Peut-être que je défie la mort à travers mon cinéma, je refuse l’invisibilité.
Votre présence en compétition au Festival de Cannes rappelle une autre invisibilité : celle des femmes noires. Vous êtes la première sélectionnée en 72 éditions.
J’ai découvert cela à travers des articles de presse. J’ai besoin de temps pour en mesurer l’importance. Pour l’instant, c’est davantage reçu à travers les autres que vécu par moi. Je viens de faire Atlantique après un travail de cinq ans, je n’ai pas eu le temps de me poser la question. Je comprends l’importance du symbole et du repère, j’assume la situation, mais cela ne m’appartient pas. C’est ce qui est beau, en même temps. Si cela peut inspirer celles et ceux qui seront touché.e.s par mon film, j’en serais heureuse, mais cela ne m’empêchera pas de tourner sur un glacier avec deux filles blondes si j’en ai envie un jour. Je ne vais pas me laisser enfermer, le cinéma doit rester le sujet principal. Je me rendais bien compte autour de moi qu’il n’y avait pas de femmes noires réalisatrices. Il n’y a pas beaucoup de femmes noires critiques en France, non plus. Déjà, pour que quelqu’un arrive à dire le mot noir.e sans s’excuser ou le chuchoter, c’est difficile. Nous avons un rapport compliqué à ces questions. Cela ne m’embarrasse pas du tout d’en parler, mais en plus d’incarner une réalité, je n’ai pas forcément envie de produire le discours qui va avec. Mon film parle de lui-même. Je ne suis pas là avec un drapeau pour dire que je suis une femme noire. Je le suis déjà.
Durant ce Festival de Cannes, Jim Jarmusch proposeThe Dead Don’t Die et Bertrand Bonello Zombi Child. Vous filmez aussi des revenants dans Atlantique. Pourquoi le cinéma contemporain a-t-il autant besoin de filmer des créatures troublant la frontière entre la vie et la mort ?
Dans les périodes troublées, le fantastique est un genre utilisé pour toucher à une dimension politique. Nous traversons une période fracturée, donc comment s’étonner ? Cela me fait penser à cette citation d’Antonio Gramsci qui a beaucoup circulé ces dernières années : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »
Atlantique de Mati Diop. En compétition. Sortie à l’automne.