Rencontre au sommet entre Jean Paul Gaultier et Beth Ditto
Ils se sont rencontrés lors d’un concert, se sont aimés lors d’un défilé… Pour Numéro, la chanteuse Beth Ditto et le couturier Jean Paul Gaultier livrent les clés de leur complicité.
Propos recueillis par Philip Utz.
Photos par Stéphane Gallois.
Numéro : Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Beth Ditto : Darling ! Mais où diable l’ai-je rencontré ? [Rires.]
Jean Paul Gaultier : La première fois que j’ai vu Beth, c’était lors de son concert au Bataclan il y a six ans. J’étais subjugué ! Je connaissais bien la musique de son groupe Gossip, et j’avais lu deux ou trois choses à son sujet dans la presse, qui m’avaient chatouillé. Je trouvais le personnage absolument fascinant. Son spectacle au Bataclan était à la hauteur de son image sulfureuse : elle dominait la scène, tout en rondeur, tout en beauté, tout en énergie, tout en pouvoir. Avec un jeu de séduction bien à elle. Je me souviens qu’à un moment elle est descendue de scène pour passer dans la salle parmi les spectateurs. Elle m’a frôlé, ça m’a électrisé, et je me suis empressé de l’inviter à mon défilé suivant.
B. D. : Jean Paul est un “cool punk”, tout le monde le sait. Je ne le connaissais pas personnellement avant qu’il m’invite, mais il faisait néanmoins partie des rares créateurs de mode dont j’avais déjà entendu parler. Et ce n’est pas peu dire. Au fin fond de l’Amérique profonde d’où je suis originaire, lorsque vous dites : “Linda Evangelista”, on vous répond : “Hein ? Qui ça ? Linda Ebaptista ? Linda Elangibattista ? Linda Giamiabibattista ?” Lorsque j’ai fini par m’extirper de ce trou et que j’ai commencé à me faire connaître, les gens n’arrêtaient pas de me demander : “Alors, tu vas à la Fashion Week ?” Je n’avais pas la moindre idée de ce dont ils parlaient, alors j’ai répondu oui, comme une idiote, et j’ai fini par atterrir au défilé de Jean Paul.
Jean Paul, comment vous est venue l’idée de faire défiler Beth pour votre collection de prêt-à-porter printemps-été 2011 ?
J. P. G. : C’était au moment où les mannequins étaient de plus en plus maigres, ça frisait l’anorexie et ce n’était pas joli à voir. Soudain j’avais l’impression non plus de les habiller, mais plutôt de les
recouvrir pour cacher, par pudeur, leurs corps décharnés. Le moment était donc bien choisi pour montrer quelqu’un de glamour dans ses rondeurs et bien dans sa peau.
B. D. : Jean Paul a tout de suite décelé en moi mes talents cachés de top model ! Comme vous pouvez le voir, Dame Nature s’est penchée sur mon berceau. Je suis née comme ça, j’étais prédestinée à être une reine des podiums. [Rires.] Plus sérieusement, je ne crois pas en Dieu – Dieu seul sait s’il existe ! – mais je suis intimement convaincue qu’il existe une force supérieure – quelle qu’elle soit –
qui guide mes choix et me propulse en avant. [Sur le ton de la confidence.] Ce qu’il faut savoir à mon sujet, c’est que je suis une grosse feignasse. Une vraie loche. Je n’en glande pas une. Voilà, je l’ai dit.
Et s’il n’y avait pas cette force mystérieuse – le spectre d’un ancêtre bienveillant, qui sait ? – pour me sortir du lit le matin, croyez-moi, j’y passerais systématiquement la journée.
Comment Jean Paul s’y est-il pris pour vous convaincre de participer à son show ?
B. D. : Jean Paul est quelqu’un de très drôle. Il a l’art de tout tourner en dérision. C’est d’ailleurs une qualité que nous avons en commun. Avec lui, j’avais le sentiment que si jamais la situation tournait mal – que mes talons se cassent, que ma robe dégringole ou que les coutures explosent, par exemple – il ne se laisserait pas démonter, mais il exploserait de rire et trouverait ça encore plus génial que ce qui était prévu. J’aime énormément cette manière de voir la vie : lorsque les choses tombent à plat, c’est l’occasion de se relever et de rebondir.
Comment se sont déroulés les essayages de la tenue que vous avez portée dans le défilé ?
B. D. : La robe était plus ou moins finie lorsque je suis arrivée. C’est en l’essayant que je me suis réellement rendu compte de tout le savoir-faire des ateliers, de toutes ces petites mains aux doigts de fée : en l’enfilant j’avais l’impression de m’enfoncer dans un bain chaud. Stockman ne produisant pas de buste adapté à mon gabarit, Jean Paul et Marc [Jacobs, pour qui Beth Ditto a défilé l’an dernier] ont dû en fabriquer un à mes mesures. C’était d’ailleurs hilarant de voir mon énorme Stockman échoué parmi tous les autres mannequins de vitrine à l’exposition de Jean Paul, De la rue aux étoiles.D’autant plus que le mien, allez savoir pourquoi, dépassait d’une tête tousles autres. J’étais folle de joie de faire partie de l’expo, mais je me suis tout de même dit : “Comment est-ce possible ? Aucune femme n’est aussi grande ! Pas même Linda Ebiamgiattista.”
Quelles sont les pensées qui vous traversent la tête lorsque vous arpentez avec glamour les podiums des créateurs ?
B. D. : Je me dis : “Concentre-toi, ma pauvre chérie, sinon tu vas te vautrer.” Les mannequins étaient toutes très gentilles et solidaires en coulisses. Sans doute parce qu’elles savaient que je ne risquais
pas de leur piquer leur job. C’est Kate Moss qui m’a appris les ficelles du métier. Eh oui, chéri ! C’est elle qui m’a appris à faire l’amour à la caméra, à jeter mes épaules en arrière et à marcher un pied devant l’autre comme un canard.
Jean Paul, d’où vous est venue l’idée de créer avec Beth un tee‑shirt de grande taille ?
J. P. G. : C’est Beth elle-même qui me l’a proposé. J’avais toujours eu envie de créer des vêtements pour les femmes rondes, et j’ai immédiatement accepté, d’autant plus qu’il ne s’agissait que d’un modèle, et que je n’avais pas l’obligation de dessiner une collection entière. Quand elle m’a parlé du projet, j’ai tout de suite eu envie de jouer sur le cliché de la cliente frustrée, celle qui s’exclame en boutique : “J’aime, mais c’est pas ma taille…” Ou encore : “J’rentre dans rien.” C’est de là qu’est née l’idée d’imprimer le corset de Madonna sur un tee-shirt oversize.
B. D. : Jean Paul s’est très vite imposé comme une évidence pour ce projet. Au-delà de son immense talent, il me semblait aussi être le couturier le plus humain et le plus sensible à la cause des femmes, ce qui comptait énormément pour moi. J’ai eu la chance et l’honneur de visiter De la rue aux étoiles en sa compagnie… un moment de pur bonheur où il m’a régalée de ses histoires et anecdotes personnelles. Celle qui m’a le plus touchée – n’étant jamais allée au lycée moi-même – c’est qu’il soit parvenu au sommet de son art sans jamais avoir mis les pieds dans une école de mode. J’étais enchantée d’apprendre, également, que plus jeune il se cachait dans sa chambre pour habiller son nounours. Je dois dire que j’ai énormément de respect et d’admiration pour les gens qui ont le courage, envers et contre tout, de leurs convictions créatives. Les hommes qui portent des dessous en dentelle sous leurs costumes de bureau, par exemple. Il se trouve que pendant ma jeunesse, je me suis sentie terriblement réprimée moi-même – parce que j’étais grosse, parce que je n’avais pas un rond, parce j’avais une grande gueule… – au même titre que nombre de jeunes homosexuels qui n’osent pas s’affirmer en tant que tels. Ce sont des sentiments desquels je me sens extrêmement proche.
J. P. G. : Si j’ai toujours prôné la diversité sur mes podiums, cela vient sans doute du fait que, moi aussi, je me suis toujours senti différent. La première fille qui m’a marqué, lorsque j’étais au lycée – mis à part Micheline Presle à la télévision – était rousse. Elle avait des cheveux crépus, en bataille, un peu comme [la rédactrice de mode] Grace Coddington. J’étais aussi fasciné par sa peau, très blanche, sous laquelle on devinait les veines. Je la trouvais fantastique. Elle était pied-noir et, du coup, pour me rendre intéressant, je lui ai fait croire que moi aussi je l’étais. Plus tard, je me suis rendu compte que j’étais attiré par les garçons qui étaient différents de moi…
Comment ça ?
J. P. G. : Les garçons qui étaient à mon opposé, ceux qui étaient, disons, un petit peu moins délicats que moi.
Madonna ne vous a-t-elle pas collé un procès suite à la reproduction de son fameux corset sur votre tee-shirt XXL ?
B. D. : Aux dernières nouvelles, ce n’est pas Madonna qui a dessiné ce corset. Si ? Eh bien non. Personnellement j’adore Madonna.
Je ne pense pas qu’elle nous poursuive en justice. [Elle réfléchit deux secondes.] Et quand bien même elle le ferait, ce serait de loin la chose la plus démente qui pourrait m’arriver ! Amazing !
Si vous deviez rejouer le fameux baiser entre Madonna et Britney Spears aux MTV Video Music Awards, avec qui préféreriez-vous le faire ? Katy Perry, Beyoncé ou Mariah Carey ?
B. D. : Oh, la belle brochette ! Je préfère de loin Brittany Howard, la chanteuse des Alabama Shakes.
Et vous, Jean Paul ? Opteriez-vous plutôt pour Karl Lagerfeld, Olivier Rousteing ou Tom Ford ?
J. P. G. : C’est une question piège ? Vous voulez savoir si je préfère les hommes plus âgés, plus bronzés ou plus, hum… américains ? Et bien je prends les trois.
Selon vous, pourquoi la presse s’acharne-t-elle tant sur Madonna ces derniers temps ?
B. D. : A-t-elle jamais eu bonne presse ? Ou fait l’unanimité ? Ce qui irrite les gens, c’est qu’elle daigne encore s’afficher en tant que femme de pouvoir à son âge. Et si ses détracteurs se sentent menacés,
c’est parce qu’ils n’auraient jamais le cran d’en faire autant à sa place. Ce n’est pas non plus comme si elle était la seule à prolonger son mandat : prenez Joni Mitchell, Patti Smith, Emmylou Harris, Cher ou encore fucking Dolly [Parton], par exemple. Autant de femmes fabuleuses qui n’ont rien perdu de leur fougue ni de leur pertinence. Les talents de ce calibre ne connaissent pas de date de péremption,
et ceux qui disent le contraire sont, ni plus ni moins, sexistes. En effet, lorsqu’il s’agit d’un homme, personne ne fait de commentaire.
J. P. G. : Je pense qu’elle continue à faire ce qu’elle a toujours fait : elle prend position. Et vu que maintenant elle est très critiquée pour sa façon de s’habiller par rapport à son âge, elle a tendance à enfoncer le clou. Je ne sais pas si c’est la meilleure solution, mais bon. Elle doit être touchée par le fait qu’on l’attaque souvent sur son physique, alors qu’elle est quand même assez belle…
Pourquoi les femmes du milieu de la mode sont-elles toutes maigres comme des clous ?
J. P. G. : Il y a une certaine tendance – notamment des Américaines chics – qui prône cette idée que ne rien bouffer constitue le summum de l’élégance.
Feu la duchesse de Windsor aimait à dire : “Une femme n’est jamais trop mince ni trop riche.”
B. D. : Ou plutôt “jamais trop grosse ni trop pauvre”, dans mon cas. Rappelons tout de même que le canon de beauté rabâché par l’industrie de la mode est totalement déconnecté de la réalité. C’est un monde parallèle dans lequel personne ne vieillit, personne ne sue, personne ne perd ses cheveux, personne ne tombe malade, personne ne mincit ni ne grossit. Quelle horreur ! beurk ! c’est sale, cela ne fait pas vendre des sacs à main, alors on fait comme si ça n’existait pas. C’est un raisonnement purement capitaliste. L’idée, c’est que vous regardiez la fille en une des magazines et que vous vous demandiez : “Que dois-je faire pour lui ressembler ?” Eh bien, laissez-moi vous répondre, honey : vous ne pouvez strictement rien faire parce que vous n’êtes pas Linda Evangelista. Donc autant faire une croix dessus, c’est mort.
Jean Paul, avez-vous constaté une évolution dans le gabarit des mannequins au cours de votre carrière ?
J. P. G. : Je me souviens avoir pris Marthe Lagache, qui était ronde, dans les années 80, mais j’en prenais d’autres qui étaient tout l’inverse. Même Farida [Khelfa] – lorsque je l’ai fait défiler la première fois – était bien en chair. Elle n’était pas grosse, attention, mais elle avait de la poitrine et des hanches, et vu qu’elle est très grande, ça lui faisait une silhouette d’amazone. À tel point qu’à ses débuts je devais lui faire des vêtements sur mesure.
B. D. : En tant que femmes, la société nous encourage – voire nous impose – à miser sur notre physique. Sauf que lorsqu’on le fait, on nous condamne. L’opinion reproche aux mannequins d’être trop maigres – “comment osent-elles ?” –, de la même façon qu’elle me reproche – “comment ose-t-elle ?” – d’être trop grosse. Au final, on en sort toutes perdantes.
Quel est l’adjectif politiquement correct pour une femme avec quelques kilos en trop ? Généreuse, voluptueuse, gironde, grassouillette, forte, pansue, dodue, ventripotente ?
B. D. : “Grosse” n’est pas un gros mot.
Beth Ditto a lancé sa propre marque de vêtements grandes tailles pour la collection printemps-été 2016.