Musician Caroline Polachek : « We are very lucky to live in a culture that values both artists and the freedom of expression. »
À 37 ans, Caroline Polachek apparaît comme l’une des chanteuses et productrices les plus passionnantes du moment. Ex-membre du duo synthpop Chairlift, elle a notamment collaboré avec Beyoncé, Charli XCX ou encore Christine and the Queens. L’ensorcelante musicienne à la voix céleste, qui est le visage de la nouvelle campagne Loewe, s’est confiée à Numéro sur le pouvoir de la pop et le rôle de l’artiste en ces temps troublés.
La première fois que l’on a rencontré l’Américaine Caroline Polachek, à Paris, en 2009, on a été frappé par sa beauté, presque irréelle, façon déesse grecque aux traits parfaits, autant que par son intelligence. En fin d’interview, celle qui faisait alors partie du groupe de synthpop-rock indépendant à succès Chairlift nous glissait, à propos de cette formation dans laquelle elle a chanté de 2005 à 2017 : « Nous sommes fascinés par le contexte en musique, le fait de vouloir écouter une chanson pop en période de peur. Je suis sûre que si la fin du monde approchait, les gens écouteraient Britney Spears. La connexion entre « pop music » et « désastre » est très forte. Cela se passe un peu comme dans les films de David Lynch où les chansons pop arrivent dans les moments les plus effrayants. »
Ce qui est sûr, c’est que toute la musique fantasmagorique que l’auteure-compositrice-interprète née en 1985 à New York et installée à Los Angeles, a sorti depuis ses débuts, au mitan des années 2000, est parfaitement en adéquation avec son temps. Qu’elle se produise sous le nom de Ramona Lisa, de CEP ou sous son vrai patronyme, Caroline Polachek a le don de mêler les problématiques intimes et les réflexions sur le monde qui nous entoure. Dans le sublime Pang, album de pop onirique matinée d’électronique audacieuse sorti en 2019, la musicienne – divorcée du compositeur new-yorkais Ian Drennan – dévoilait des chansons sur les moments d’euphorie et de désespoir provoqués par le sentiment amoureux. Mais les expérimentations sonores futuristes de ses mélodies lyriques dignes du label d’hyperpop PC Music (dont elle est proche) résonnent comme une métaphore d’un monde en perpétuelle mutation.
Avec son esthétique puisant dans la mythologie grecque, le gothique, le fantastique, le mystique, le médiéval et le surréalisme et sa voix au timbre céleste, capable d’atteindre des sommets émotionnels, Caroline Polachek apparaît à 37 ans comme l’une des productrices et chanteuses les plus audacieuses et passionnantes du moment. Celle qui a chanté, enfant, dans des chorales et joue du synthé, a collaboré avec Beyoncé (sur l’écriture d’un titre, No Angel, paru en 2013), Blood Orange, Sébastien Tellier, Charli XCX ou encore Christine and The Queens. L’artiste, qui puise son inspiration dans des voyages au Japon et en Italie, s’est révélée aussi à l’aise en résidence à la Villa Médicis (dans l’ancien studio du peintre Balthus), en compositrice de musique de ballet contemporain et de performance artistique ou sur la scène de la dernière édition du festival Coachella, en Californie. Rencontre avec une pop star d’un nouveau genre dont la créativité ne se limite à aucune frontière, ni chapelle.
Numéro : En avril dernier, vous étiez sur la scène de Coachella. Comment avez-vous vécu ce moment ?
Caroline Polachek : J’avais déjà joué plusieurs fois à Coachella en étant invitée sur scène par d’autres artistes. Mais là, c’est la première fois que je m’y produisais seule, et j’étais contente de pouvoir y amorcer l’esthétique de mon prochain album. Nous avions construit un volcan géant sur la scène qui émettait de la fumée. C’était magique. Après deux mois de tournée avec Dua Lipa sur son Future Nostalgia Tour, je me sentais prête à performer pour un public de festival. J’aime aussi bien les festivals que les salles intimistes, mais j’avoue que j’ai une préférence pour les cadres bucoliques.
Vos deux récents singles Bunny Is a Rider (2021) et Billions (2022) semblent indiquer que vous vous tournez vers des sonorités davantage pop qu’expérimentales. Est-ce le cas ?
J’aime passer d’un son à un autre et je ne me sens pas restreinte par ce que j’ai fait avant. Ces deux chansons seront sur mon prochain album. À la fois dans les paroles et dans la structure de la musique, j’ai recherché une forme d’abstraction. L’idée était d’avoir des paroles qui semblent sortir d’un rêve, quelque chose de pas trop narratif.
Votre chanson Billions évoque la société de consommation. À son propos, vous avez dit : “La surabondance de ce monde me bouleverse. Parfois elle ressemble à la tragédie ultime, la terre étant pillée et détruite pour elle. Parfois elle semble préhumaine, au-delà de la moralité, sublime. Je ne prends pas parti, je vis simplement ici, avec vous. Qu’est-ce que ça fait d’être si riche ?”
Je n’aime pas en dire trop sur la signification de mes morceaux, pour laisser libre cours à l’imagination. Mais effectivement, il s’agit d’une chanson sur l’abondance, à la fois physique et émotionnelle. Le fait d’avoir trop de ressources. Je suis partie du mythe grec de la corne d’abondance, qui regorge de fruits et de fleurs, comme une métaphore pour aborder notre monde contemporain.
Votre morceau So Hot You’re Hurting My Feelings (2019) est devenu un challenge de danse sur TikTok, et les vidéos incluant votre titre ont été vues plus de 330 millions de fois sur la plateforme. Qu’est-ce cela vous inspire ?
J’ai toujours pensé que, quand on publie de la musique, elle ne nous appartient plus. Et j’aime la façon dont de nombreuses personnes, de tous les endroits du monde, se sont approprié cette chanson, proposant des interprétations bien à elles, en reprenant la chorégraphie que j’avais moi-même imaginée pour le clip. On ne sait jamais ce qui peut arriver après avoir publié une vidéo. Là, j’étais très surprise, car le titre est devenu viral sur TikTok plus d’un an après la sortie du single. Des amis m’ont appelée en me disant : “Regarde celui-ci qui danse !” Ça n’arrêtait plus. J’ai finalement refait la danse moi-même sur TikTok pour boucler la boucle !
On vous a déjà comparée à Kate Bush, Björk et Enya. Quelles sont vos principales influences ?
Je suis très inspirée par des artistes contemporains comme Rosalía ou Doja Cat, qui jouent avec les sons. Dans la musique, j’aime l’idée de s’amuser. Mais mes influences sont souvent plus abstraites. En mai 2000, lors d’un voyage en Italie, j’ai été très émue par les paysages, surtout ceux de la Sicile. Le contraste entre la situation économique et cette histoire très longue et profonde qui remonte à l’Empire romain m’a impressionnée. Les couleurs m’ont aussi marquée : le rouge foncé, les différentes teintes de marron, le doré. Les sublimes volcans en activité, le mélange incroyable de chaos et de joie de vivre de ce pays m’a vraiment touchée.
Dans vos clips, vos photos et vos pochettes de disque vous semblez accorder beaucoup d’attention à des détails, qui ressemblent à des indices mystiques pour accéder à un autre monde. On voit une clé géante, une échelle, un labyrinthe, des chiens étranges…
Les chiens que l’on voit dans le clip de mon morceau Door, par exemple, sont des lévriers, des greyhounds, qui sont liés au concept de mon album Pang (“pincement”), qui parle d’adrénaline. Il est inspiré par les sensations rapides que le corps doit adopter face à des prises de décision instantanées, au stress. Les lévriers, qui sont entraînés pour courir très vite, me semblaient être une belle métaphore visuelle de l’adrénaline, mais aussi de ma musique. Ils ont des lignes magnifiques et ce sont des créatures mythologiques. Avec leurs corps nerveux, ils symbolisent aussi la peur, la peine et la souffrance. Pour les autres symboles qu’on retrouve dans mes visuels, il y a la clé, qui représente l’inatteignable et ce qu’on doit risquer pour atteindre quelque chose. Est-ce possible d’être libre et en sécurité ? Je ne réponds pas aux questions, mais je me les pose. Quant à la porte, on voit une possibilité de sortie, d’ouverture, mais peut-on parvenir à atteindre cette porte ?
Dans plusieurs interviews, vous dites que vous vous sentez connectée au mouvement romantique. Votre musique provoque des émotions très fortes, presque comme un syndrome de Stendhal…
Je suis attirée par les sentiments très forts. Pour moi, la beauté est souvent une combinaison de plaisir et de mélancolie. Des émotions très extrêmes s’y mêlent comme la joie, la tristesse et la confusion. Les choses qui possèdent ces contrastes sont celles qui m’émeuvent le plus quand je les contemple, alors j’essaie de recréer cela, d’une certaine manière, dans ma musique.
Avec la période chaotique que nous traversons, marquée par la guerre en Ukraine et la pandémie, quel rôle joue l’art dans votre vie ? Et d’après vous, quel rôle doit jouer l’artiste dans la vie des gens ?
Je suis pleine de gratitude de pouvoir faire de l’art, que ce soit politiquement et économiquement possible pour moi. La période nous rappelle que l’art est important, autant le fait de le pratiquer que d’en consommer. Nous avons beaucoup de chance de vivre dans une culture qui accorde de la valeur aux artistes et à la liberté d’expression. L’art, l’artiste ont un pouvoir très puissant : celui de nous connecter directement à nos corps et à nos émotions, sans passer par les mots. Ils nous permettent aussi de nous connecter aux textures du monde qui nous entoure. À Los Angeles, je vois tous les jours des routes en béton submergées de déchets, et une architecture en plein déclin. La musique électronique entretient un lien fort avec le paysage urbain. Elle semble, à la manière d’une métaphore, destinée à connecter nos esprits avec la réalité et la technologie qui se trouvent autour de nous. La tâche importante de l’artiste, c’est d’arriver à nous mettre en harmonie avec l’endroit où nous vivons.
Billions (Perpetual Novice) de Caroline Polachek, disponible.
Billions (Perpetual Novice) de Caroline Polachek, disponible.