20 déc 2019

L’interview de Guillaume Henry : “La Parisienne est très chiante, mais c’est attachant.”

Récemment nommé directeur artistique de l’illustre maison Patou, le talentueux créateur Guillaume Henry fait son retour sur le devant de la scène. Comme un destin tout tracé, il y exprime, dès sa première collection, sa vision novatrice et très personnelle d’une mode féminine, décontractée, avenante et même souriante. Rencontre.

Propos recueillis par Delphine Roche.

portraits Pierre Even.

Paris et la Parisienne ont toujours été des éléments essentiels de votre style. Comment les interprétez-vous pour éviter de tomber dans les clichés ?

Si on me donne en référence la Nouvelle Vague, aujourd’hui, cela m’exaspère ! Je suis un Français qui a rêvé de Paris toute son enfance. Je savais que je viendrais y vivre un jour, et j’ai fantasmé la ville à travers les films, les lectures et plein d’ambassadrices que j’ai pu voir. Mais je suis davantage un garçon de Barbès qu’un garçon du Champ-de-Mars. J’adore un Paris qui a mille facettes. Pour une femme, il y a mille façons d’être élégante, aucune n’est juste et aucune n’est fausse. Je suis fasciné par des micro-détails. J’aime le charme, le maintien, des choses désuètes mais pas passéistes : j’ai envie de les emporter dans une forme de modernité. Je trouve très bien qu’aujourd’hui on questionne les genres, mais ils sont inscrits en moi. À l’heure actuelle, j’ai presque peur de parler de féminité, et bien sûr, il ne faut pas enfermer les gens dans des clichés, mais j’adore les gestes féminins. J’adore ce que vous venez de faire, mettre vos cheveux derrière votre oreille. C’est très beau et c’est très doux. Un geste féminin m’inspire une robe. La Parisienne est fascinante, mais elle est aussi très chiante, et c’est attachant. Les femmes que j’habille n’hésitent pas à porter une robe un peu habillée avec la paire de chaussures de boxe que nous avons développée avec Le Coq Sportif. Les clichés n’ont plus de sens. J’avais envie d’élégance, mais sans regarder dans le rétroviseur. Je voulais associer ma mode à un nouveau vocabulaire sportif. Je propose aussi des jeans et des sweat-shirts avec notre logo Patou… pour moi, c’est une petite révolution.

 

Vous utilisez aussi un vocabulaire couture, des volumes boules, des robes à plumes, mais d’une façon presque pop.

Tout ce que nous faisons doit être aussi immédiat et facile à porter qu’un grand pull ou un grand sweat-shirt. Une robe habillée doit avoir la même décontraction, et c’est ce que nous mettons en pratique dès les essayages. Je veux que notre mannequin cabine ait la même aisance avec une robe de cocktail en satin qu’avec un jean et un tee-shir t. Je lui demande comment elle se sent, et si ça ne lui va pas, je sais que ça n’ira à personne. Nous avions aussi l’obligation d’arriver au juste prix. Dans la mode de designer, faire des robes à 600 €, c’est déjà un prodige. Mais il ne faut pas oublier que pour la plupart des gens, ça reste un énorme investissement. Nous voulions faire un effort sur les prix, mais sans sacrifier la traçabilité ni la qualité… nous ne voulions nuire ni à la cliente ni aux fournisseurs.

 

 

“La Parisienne est fascinante, mais elle est aussi très chiante, et c’est attachant.​”

 

 

Récemment, un photographe de street style a fait un burn-out et il a déclaré : “Je me suis soudain rendu compte que nous étions devenus de véritables sociopathes obsédés par leur image.

Nous sommes allés trop loin sur beaucoup de choses. Pour moi, la mode est liée au plaisir, et si elle devient un stress, c’est que nous nous sommes fourvoyés. Tout est à l’envers : le rendez-vous, pour une marque aujourd’hui, c’est la Fashion Week. Mais je suis désolé, le vrai rendez-vous, il est avec la cliente. C’est juste bizarre que la Fashion Week soit la pression ultime. Donc nous nous sommes enlevé cette pression en supprimant le défilé. Nous avons tout de même fait une présentation, comme un moment sympathique pour rencontrer les gens. J’étais vraiment ravi de me retrouver face à eux, ravi qu’ils puissent toucher les vêtements. Car c’est cela, notre coeur de métier. Alors que pendant un temps, j’ai eu l’impression que c’était devenu l’image. Chez nous, deux espaces sont cruciaux, d’une part l’atelier, et, d’autre part, le pôle digital, qui est le lien direct avec la consommatrice, chez elle ou derrière son iPhone.

 

Patou est aussi pensé comme une marque écoresponsable.

Après Nina Ricci, pendant ma pause, je me suis figuré mentalement tous les vêtements que j’avais créés. Et j’ai visualisé une petite colline… Ça m’a fait peur. Je ne suis pas un ayatollah de l’écoresponsabilité, parce que je n’y connais pas grand-chose, mais je trouve intéressant d’avoir une réflexion sur le sujet, dès qu’on le peut. Nos packagings sont constitués d’une sorte de papier qui provient de chutes de bois recyclé. Chez Patou, on n’est pas irréprochables, car la mode doit rester le lieu du désir, du coup de cœur, mais s’il y a du polyester dans nos collections, la cliente sera au courant : il lui suffit de scanner le QR Code du vêtement pour avoir plus d’informations sur les matières, ou savoir où la pièce a été fabriquée. On fait même intervenir des gens de nos usines parce qu’on a envie d’être connecté à la réalité du produit, et de mettre en avant tous ces métiers de l’ombre. D’autre part, nos meubles sont en bois recyclé et recyclable, notre vaisselle a été chinée… cela donne une âme à nos studios.

 

 

“Pour une femme, il y a mille façons d’être élégante, aucune n’est juste et aucune n’est fausse.” 

 

 

 

Vous évoquiez plus tôt Sidney Toledano. Qu’avez-vous ressenti en rencontrant Bernard Arnault ?

Un jour, j’étais au siège de LVMH, et on m’a demandé de monter d’urgence. En fait, c’était pour avoir un entretien avec lui. Je pense que Patou est un projet qui lui tient à coeur. Mais je suis davantage en contact avec Sidney, qui m’a présenté Sophie Brocart, ma P-DG, une personne très inspirante. Son rapport à son métier est humain. Elle est dans la vraie vie.

 

Comme vous… on vous sent vraiment à l’aise dans ce quartier très animé.

Ici, il y a une véritable vie de quartier. Nous déjeunons à la brasserie du coin, les serveurs nous connaissent à présent. Mais dernièrement, notre quotidien a été mouvementé et s’est même retrouvé au coeur de l’actualité, avec l’incendie de Notre-Dame et l’attentat de la Préfecture de police. Donc, Patou est dans la vie. Et c’est ça que j’aime. On est au coeur de Paris… donc au coeur du monde. [Rires.]

NUMÉRO : Reprenons au début, c’est-à-dire à la fin de votre contrat chez Nina Ricci…

GUILLAUME HENRY : C’était en mars 2018, après le défilé automne-hiver. Je me suis donc retrouvé avec du temps libre, ce qui n’arrive jamais dans notre profession. Pendant quelques mois, j’ai appris à ne rien faire, et j’avoue qu’au début, face à tout ce temps, j’étais presque démuni. J’ai pu profiter de Paris, de ma famille, de mes amis. J’ai essayé de savoir de quoi j’avais vraiment envie, je voulais retrouver l’enthousiasme qui m’avait por té à mes débuts. On m’a fait des propositions, mais je ne voulais pas travailler à tout prix. J’attendais le bon projet. Pas forcément dans la mode, car même si j’aime la mode, elle n’est pas toute ma vie. J’étais disposé à complètement revoir mon avenir. J’ai envisagé, de façon purement abstraite, de travailler dans les métiers de l’édition, ou dans le cinéma. Et puis un jour, le bon projet s’est présenté, de façon étrange.

 

Comment s’est-il présenté ?

Sidney Toledano [président-directeur général de LVMH Fashion Group] m’a donné rendez-vous au siège social de LVMH… situé juste en face de celui de Nina Ricci. Je lui ai dit que je préférerais un endroit un peu plus anonyme. Et heureusement, car sinon je pense que je ne serais pas assis ici aujourd’hui en face de vous, à vous parler de Patou. Je vous explique : j’ai donné rendez-vous à Sidney au salon de thé Carette, place du Trocadéro, un endroit que j’avais découvert seulement une semaine auparavant. Comme j’avais du temps devant moi, je me suis baladé, notamment au cimetière de Passy, et j’ai atterri devant la tombe de Jean Patou. Je raconte ça à Sidney Toledano en lui disant : “Ça m’a fait sourire, ce nom est tellement frais, mignon, ultra français.” Je lui raconte ça comme j’aurais pu lui parler d’un film. Puis soudain, il y a un blanc dans la conversation. Un ange passe. Et Sidney me dit : “Nous sommes en train d’investir dans Patou, ça vous intéresse ?” Je lui réponds : “Ce n’est pas juste que ça m’intéresse : c’est pour moi.” On est un peu estomaqués, lui et moi, parce qu’il n’avait pas l’intention de me parler de Patou. C’est arrivé comme ça dans la conversation. Il me dit : “Il n’y a rien de concret pour l’instant, je vous recontacterai.” Puis, un jeudi soir, il m’appelle et me demande : “Est-ce que pour demain matin, 9 heures, vous pouvez avoir une stratégie écrite pour la marque ?” Eh bien, oui, car ce projet me stimulait vraiment beaucoup… D’une part parce que Jean Patou m’évoque énormément de choses, mais aussi parce qu’il s’agit finalement d’une véritable création d’entreprise, car Patou n’avait plus de bureaux depuis trente ans. C’était très intéressant pour moi, car j’avais la possibilité d’injecter les réflexions de mes six mois de pause dans ce projet.

 

 

“Un sourire se vend mieux qu’un coup de gueule. ”

 

 

Quelles ont été vos premières pistes de réflexion ?

J’avais préparé pour Sidney un document qui récapitulait toutes les innovations de Jean Patou, dans les années 20… et qui envisageait des façons de les traduire en 2020. Car relancer Patou comme une marque muséale, comme un hommage, n’avait aucun intérêt. Ce n’est pas parce qu’il a habillé des joueuses de tennis qu’il faut pour autant proposer des jupes plissées. En revanche, j’étais très intéressé par cette citation : “Je suis en recherche permanente de l’allure sportive.” Je suis entouré de femmes qui ont une allure sportive, mais ce n’est pas pour autant qu’elles vont por ter des vêtements de fitness tous les jours ! Jean Patou, faut-il le rappeler, dirigeait une maison de couture. Il fallait donc trouver un vocabulaire singulier, personnel. Et le projeter dans une réalité, car j’aime que les choses soient abordables et compréhensibles. J’avais envie d’une mode… sympathique.

 

On a sur tout connu l’héritage de Jean Patou via sa réinterprétation par Karl Lagerfeld, puis par Christian Lacroix.

J’adore que vous me parliez de Karl Lagerfeld et de Christian Lacroix, car on m’a beaucoup parlé des années 20, du Paris de l’entre-deuxguerres, de Suzanne Lenglen [championne de tennis]… Mais pour moi, Patou c’est aussi Karl Lagerfeld dans les années 60, Lacroix dans les années 80. En tant que designer de mode, évidemment, le fait que deux pointures comme Karl Lagerfeld et Christian Lacroix aient exprimé leur vision de la marque, c’est quelque chose qui me passionne. Tous ont injecté de l’enthousiasme et de la joie dans leurs créations. Patou est une marque souriante. Personnellement, j’en ai vraiment marre de la mode “apocalypse”, “je fais la gueule…”, de la mode “fin du monde”. Je pense qu’un sourire se vend mieux qu’un coup de gueule. Et on va plus volontiers parler à une personne qui vous sourit qu’à une autre qui semble prête à vous mordre.

 

“Pour moi, Patou c’est aussi Karl Lagerfeld dans les années 60 et Lacroix dans les années 80.”

 

 

Vous avez niché le QG de Patou sur l’île de la Cité, en bord de Seine. Le côté statutaire du VIIIe arrondissement vous avait-il pesé, chez Nina Ricci ?

Avec la P-DG Sophie Brocart, nous nous sommes dit que Patou devait trouver son propre schéma au lieu de suivre des modèles établis. Au tout début, nous n’avions qu’un bureau vers la place de la République, dans un espace de coworking. Notre nom de code était “Le projet JP”, et nos voisins étaient des testeurs de jeux vidéo. J’ai adoré cette période, l’énergie était dingue. Puis on a visité des lieux, on cherchait un endroit de passage : des anciennes écoles, des bureaux de poste, des endroits incarnés. Et un jour, j’ai visité ce petit immeuble de la fin du XIXe siècle, et c’est devenu notre QG… Ce n’est ni rive droite ni rive gauche, il y a des touristes, le quartier est à la fois figé et vivant, ça sent le kebab et on est à côté de la Sainte-Chapelle. Je disais à Sophie que je voudrais que Patou puisse habiller ma cousine qui habite à Dijon… et qui parfois me faisait prendre conscience, grâce à ses réflexions de bon sens, que l’univers de mode dans lequel j’évoluais était sûrement en décalage avec la réalité des femmes. Chez Patou, nous livrons l’hiver en hiver et l’été en été. On s’est dit : “Pourquoi inverser les saisons ?

 

Dans ce lieu, on sent également une certaine abolition des hiérarchies propres aux grandes maisons de mode.

C’est très intéressant que vous me parliez de hiérarchies. Car effectivement, nous n’avons pas de bureau d’accueil, et le premier espace qu’on traverse quand on arrive chez Patou, ce sont nos ateliers : l’artisanat, ici, c’est le nerf de la guerre. J’aime qu’on sente l’amour dans un vêtement. Généralement, dans les maisons de mode, les ateliers sont cachés. Chez nous, ils donnent sur la rue, et les gens peuvent les voir de l’extérieur. On n’aperçoit que des toiles blanches sur des mannequins, donc nous ne révélons pas les designs, mais n’importe quel badaud est capable de sentir toute l’expertise mise en oeuvre par les personnes qui travaillent à l’intérieur.