“Les it-girls ne m’ont jamais touché.” Rencontre avec Haider Ackermann
Grand ami de l’actrice Tilda Swinton, Haider Ackermann distille au fil des saisons sa vision unique où fusionnent coupes sensuelles, couleurs éclatantes et énergie rock teintée de poésie. À la tête de la maison Berluti depuis 2016, il s’est entretenu avec Numéro.
Par Delphine Roche.
Pendant la dernière Fashion Week parisienne, Haider Ackermann a présenté l’un de ses défilés les plus poétiques et émouvants. Sur une musique de Nina Simone, les silhouettes majoritairement noires déclinaient toutes les nuances du masculin-féminin dont le créateur s’est imposé, au fil des années, comme un maître absolu. À la manière d’un compositeur explorant des variations subtiles sur un même thème, Haider Ackermann démontrait tout son art de la coupe au fil d’un vestiaire riche de propositions multiples. Un moment de grâce conclu par une longue standing ovation du public.
NUMÉRO : Vous avez ouvert votre défilé automne-hiver sur le sublime morceau de Nina Simone, Wild Is the Wind. Était-il à la base de votre collection ?
HAIDER ACKERMANN : Il s’est produit un enchaînement de plusieurs choses. Comme tout le monde, j’ai été très touché récemment par les mouvements revendicatifs des Noirs américains, mais aussi par l’histoire, à Paris, de ce jeune garçon, Théo [victime présumée d’un viol par un policier]. J’ai pris conscience qu’il existait un contexte réel d’injustice et de violence. Puis j’ai vu le film Moonlight, et les interviews de ses acteurs. Et j’ai été très ému. J’ai voulu exprimer cela, mettre à l’honneur toutes ces personnes, en commençant le défilé avec des mannequins noires. Puis j’ai pensé à tous les combattants américains pour les droits civiques, dont Nina Simone faisait partie. Bien que j’aie toujours beaucoup aimé la chanson Wild Is the Wind, je n’aurais jamais pensé la passer un jour sur un défilé, mais ses paroles, “Tell me that you love me, and let me fly away with you”, me permettaient d’adresser un message à une personne présente dans la salle. Je ne prétends pas faire de la politique, car ce n’est pas la vocation de la mode, mais il s’agissait d’exprimer une émotion.
David Bowie, dont le style et la silhouette ont toujours été très présents dans votre univers, a fait une reprise de Wild Is the Wind, avez- vous envisagé de l’utiliser ?
Je n’ai jamais épinglé ses photos au mur de mon studio, et je ne m’en suis jamais inspiré au premier degré, mais mon univers est, bien sûr, très “bowiesque”. Donc j’avais pensé passer sa version après celle de Nina Simone, mais finalement… David Bowie est un homme que j’ai toujours admiré et il est toujours très difficile de toucher à ses héros.
Votre défilé jouait énormément sur les codes masculins, et de nombreux critiques ont pensé qu’il était influencé par celui que vous présentiez en janvier pour Berluti. Pourrait-on plutôt dire que cette nouvelle mission vous a apporté une forme de clarté et de libération ?
Je trouve un peu facile de faire la comparaison avec Berluti, mais effectivement, travailler pour cette maison m’a libéré. Les codes masculins ont toujours été très présents dans mes collections, cela n’est pas nouveau. Mais, chez Berluti, j’ai travaillé les couleurs, et chez moi, je voulais en contrepoint quelque chose de plus serein. Mes dernières collections étaient presque criardes, et cette fois, j’avais envie d’autre chose.
Oui, vous aviez même présenté des tee-shirts à slogans.
Peut-être que j’avais besoin de ça. Cette fois, J’ai voulu quelque chose de moins coloré, des coiffures moins hirsutes. Quand les filles arrivent sur mon défilé, il est 6 heures du matin, donc je leur fais vraiment violence quand je demande à ce que leurs cheveux soient travaillés de la sorte.
Vous avez encore eu droit à une standing ovation, ce qui est devenu une sorte d’habitude pour vous, non ?
J’aimerais tant m’en rendre compte, mais lorsque je salue le public, je suis si angoissé que je suis en état de black-out. La réaction du public, finalement, je la ressens surtout à travers les mannequins, backstage. Je travaille avec la plupart de ces filles depuis très longtemps : Daiane Conterato, Alana Zimmer, Julia Nobis… Il existe aujourd’hui une forme d’intimité entre nous, et, à travers elles, j’ai senti que la salle était chargée d’émotion.
Cette fidélité à vos mannequins est particulièrement rare à l’époque des it-girls et du pouvoir écrasant des superstars d’Instagram.
Les it-girls ne m’ont jamais touché. Et je ne m’intéresse pas aux followers sur Instagram. J’aime parler avec Julia Nobis, par exemple. Elle a fait de brillantes études, elle est d’une intelligence remarquable. Cela fait un bien fou. Les formes de vos vêtements ont longtemps évoqué une sorte de nomadisme urbain, et les pièces que vous avez présentées pour automne-hiver étaient beaucoup plus citadines et épurées. Je suis plus posé qu’avant, où j’étais plus sauvage et continuellement en errance. Peut-être que je suis simplement plus mûr, ma vie est beaucoup plus stable. Avec tout le travail que j’ai maintenant, je dois aller droit au but, j’ai moins la liberté de réfléchir. J’ai tout de même présenté trois défilés depuis janvier.
Le défilé a toujours été un exercice que vous réussissez particulièrement bien, vous semblez avoir un don naturel pour dramatiser votre mode.
Je ne sais pas si je cherche à la dramatiser, mais j’aime l’idée d’offrir un moment particulier, que le public soit captivé par la musique, par ces filles qui sont plus délicieuses les unes que les autres. Après tout, le rêve est à la base de notre travail. Dès que la collection entre en showroom, elle ne m’appartient plus.. Mais si elle peut m’appartenir pendant cinq minutes, et si elle peut être l’occasion d’offrir une belle expérience, j’en suis heureux.
Vous avez une affinité évidente avec la mise en scène et un rapport très fort à la musique. Voyez-vous beaucoup de spectacles de danse ?
J’adore la danse et j’ai toujours rêvé d’être danseur étoile. Pas petit rat, vraiment danseur étoile. [Rires.] En voyant des spectacles, je m’échappe de ma réalité et j’aimerais offrir la même chose à mon public. J’aime l’idée de mettre en beauté les choses. Nous vivons dans un monde assez laid, et les films, la danse, la musique peuvent apporter une forme d’équilibre. Depuis que j’ai endossé mes nouvelles responsabilités, je vais voir plus d’expositions, plus de films, j’essaie d’être plus inspiré et de transformer tout cela en collections.
Effectivement, vous avez l’air très en forme pour quelqu’un qui a présenté trois défilés depuis janvier.
Nous exerçons un métier où nous avons la chance de pouvoir nous exprimer, c’est un luxe inouï. Je suis très heureux qu’Antoine Arnault ait eu le courage et l’audace de me choisir comme compagnon de jeu chez Berluti.
J’imagine que vous aviez été approché par des maisons auparavant, pourquoi aucun partenariat ne s’était-il concrétisé ?
Il faut que cela soit un partage. Une proposition qui m’emmène vers d’autres chemins, qui m’amène à faire autre chose. En fait, peut-être que j’étais moins séduit.