30 jan 2020

Kristin-Lee Moolman dynamite le genre en images

Inséparable du styliste Ibrahim Kamara, la photographe Kristin-Lee Moolman développe une imagerie fantasque dans une Afrique du Sud hétéronormative qui peine à effacer les cicatrices de l’apartheid. Ses modèles queer exhibent des fusils d’assaut, redéfinissent la notion d’identité et mettent à mal l’ordre social.

Au cœur d’une végétation asphyxiée par la chaleur, comme portant les stigmates d’un récent brasier, se tient une femme. Un voile en tulle écarlate recouvre l’intégralité de son corps et cherche à la dissimuler. Mais on la distingue, derrière l’étoffe rutilante. En guise de prolongement à ses bras invisibles, deux fusils d’assaut fièrement exhibés et prêts à hurler. En Afrique, ces armes sont légion, illustres compagnes des enfants enrôlés dans les forces armées. Aussi menaçante que flegmatique, cette mariée de sang à l’allure olympienne en dit long sur le travail de Kristin-Lee Moolman, photographe sud-africaine inséparable du styliste Ibrahim Kamara, élu membre du comité d’experts du prochain prix LVMH.

Ne lui dites surtout pas que sa photographie est politique. Née en 1987 dans le Karoo, un semi-désert d’Afrique du sud clivé en deux régions distinctes, Kristin-Lee Moolman n’aura connu l’apartheid que sept ans. Une durée suffisante pour la marquer au fer rouge. Elle est blanche, mais sa photographie arbore les cicatrices de cette politique discriminatoire durcie en 1948 par le Parti national. Dans la langue afrikaans, apartheid signifie “mettre à part” : le travail de la photographe prend alors tout son sens.

Car les travaux de Kristin-Lee Moolman portent sur l’identité et l’exclusion. Également réalisatrice, sa grande interrogation est la suivante : que signifie être sud-africain ? Et si elle convoque une dimension politique à chaque nouveau cliché, elle précisera que celle-ci n'est pas intentionnelle.

Artistes, danseurs, musiciens, rappeurs… en Afrique du Sud, la plupart sont passés sous l’objectif de la photographe. L’œuvre de Kristin-Lee Moolman s'imprègne de deux atmosphères, celle du Cap – ville portuaire du Sud-Ouest – et celle de Johannesburg, la plus grande ville du pays, parsemée de townships, ces quartiers pauvres réservés aux non-Blancs. Son ami Ibrahim Kamara, styliste né en Sierra Leone et aujourd’hui basé à Londres, affuble les modèles de robes léopard bon marché et de brassières rembourrées de coton, dissimule les visages sous des masques à gaz fleuris et des écharpes Burberry… 

 

Kristin-Lee Moolman immortalise ses proches et les jeunes branchés du centre de la capitale. Elle fait (encore) appel à IB Kamara en juillet 2017, lorsqu’elle réalise Strobe Light, un clip pour la formation de trip-hop suédois Little Dragon. Parmi ses modèles les plus fidèles, on compte aussi Thato et Buyani, les deux membres de FAKA. Ce duo d’effrontés s’est extirpé de l’enfer des townships au même titre que le “kwaito”, rap aux sonorités africaines qu’ils diluent ensemble dans une house bricolée. À la fois musiciens, performeurs et activistes queer, Thato et Buyani s’opposent fermement à l'hétérocentrisme qui domine dans le pays. En conviant ces hérauts, Kristin-Lee Moolman fracture les dogmes. Une percée flamboyante au cœur du nationalisme noir propre à cette Afrique du Sud post-apartheid qui revendique des valeurs ultra masculines. Ici, les identités sont soumises à des hiérarchies – raciales, genrées et sexuelles –, cet héritage du colonialisme catégorise les communautés de façon irrévocable et prohibe toute prise de conscience, toute ambiguïté.

Armée de son objectif, Kristin-Lee Moolman abat les apparences, démantèle les postulats et développe son œuvre autour de trois piliers : “blackness”, “beauty” et “gender”, autrement dit, l’établissement d’une définition du “beau” qui outrepasserait les normes inhérentes à l’Afrique subsaharienne. Avec ses portraits, la photographe explore finalement tout un paysage social. Car la ségrégation raciale nécrose aussi les représentations du genre et de la sexualité. Son imagerie fantasque, irréelle et intemporelle révèle des individus androgynes, des personnages queer dont l’identité explose à la face du continent et façonne une nouvelle mythologie africaine.

 

Pourtant, le bouleversement des stéréotypes identitaires a existé et existe toujours de façon sporadique en Afrique. Ainsi, chez les guerriers Massaïs, les Sipolio – des jeunes qui participent à une période d’initiation juste après leur circoncision – se maquillent, se travestissent et n’excluent pas les relations homosexuelles. Des pratiques que l’on retrouve aussi dans certaines communautés du Zanzibar où le travestissement est totalement justifié car il correspond à un rite d’inversion préconisé par les esprits. Ici comme dans les projets de Kristin-Lee Moolman et d’IB Kamara, l’homme devient femme et la femme s’accapare les caractéristiques de la virilité : force, pouvoir, violence. 

Pour habiller leurs modèles, IB Kamara et Kristin-Lee Moolman empruntent autant aux emblèmes de la guérilla qu’à ceux de la souveraineté, allient les codes du streetwear à l’élégance des soirées bamakoises de Malick Sidibé, maquille les hommes et les parent de robes surréalistes. Les mannequins sont affublés de gants de boxe, une référence à la lutte socio-politique, à la vigueur, mais également à l’archétype de l’homme viril. Et pour traduire cette “blackness” relative à une Afrique du Sud fière, masculine et “paradoxalement” queer, la photographe donne naissance à des chimères et opte pour l’opulence et l’ostentation.