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Jean Paul Gaultier et Chitose Abe racontent leur exceptionnelle collaboration
En janvier 2020, Jean-Paul Gaultier présentait son dernier défilé haute couture. Une proposition magistrale, impertinente et généreuse de quelque deux cents modèles réinterprétant ses propres archives et rassemblant ses héroïnes, Rossy de Palma, Catherine Ringer ou encore Farida Khelfa, aux côtés de Bella Hadid. Le couturier a décidé d’inviter désormais chaque saison un créateur à revisiter l’ADN de sa maison. Première à être conviée, Chitose Abe, du label Sacai, a réinterprété les archives de Gaultier Paris en leur appliquant son art savant de la déconstruction et de l’hybridation.
Propos recueillis par Delphine Roche.
NUMÉRO : Jean-Paul, vous avez présenté l’an dernier votre dernier défilé couture, pourquoi avoir estimé que le moment était venu de tirer votre révérence ?
Jean-Paul Gaultier : C’était une nécessité de faire ce dernier défilé. J’ai commencé chez Cardin à l’âge de 18 ans, j’ai lancé mes propres collections en 1976, et je n’ai plus arrêté… Entre Hermès et ma maison, j’ai beaucoup travaillé. Mes défilés ont été théâtraux, mais récemment, j’ai eu envie de revenir au spectacle lui-même : les spectacles des Folies-Bergère que j’ai vus à 9 ans ont été un détonateur dans ma vie. J’ai donc souhaité imaginer une revue. C’était le premier symptôme qui indiquait que j’allais arrêter la mode. Le rythme était effréné, de plus en plus de collections, de plus en plus de marques… le monde a tellement changé depuis ce jour d’avril 1970 où je suis entré chez Cardin : c’était il y a cinquante ans !
Vous avez alors annoncé que Chitose Abe et sa marque Sacai allaient présenter en votre nom une collection haute couture. Pourquoi ce choix ?
J.-P. G. :Je trouvais intéressant de proposer à un créateur d’habiter, un moment, la maison Jean Paul Gaultier, et qu’il en fasse ce qu’il veut. J’avais déjà repéré Chitose depuis un moment. J’ai toujours aimé la mode des Japonais. Rei Kawakubo et Yohji Yamamoto avaient une vision très neuve, très différente de notre vision occidentale. J’avais vu que Chitose avait proposé une marinière avec un dos tout en guipure, et elle avait aussi retravaillé le trench dans le même esprit que moi : on modifie le classique, on le taillade, on le bouscule… Sa déconstruction du vêtement rencontre bien mon idée de récupération, comme pendant la Seconde Guerre mondiale quand les femmes prenaient parfois le pantalon de leur mari pour le transformer en jupe. J’ai aussi vu ses vêtements dans sa boutique à Tokyo, et j’ai été impressionné par la qualité des matériaux, la fourrure et le cuir… Donc je n’ai pas hésité, c’était elle et personne d’autre. Je suis très heureux de pouvoir faire ce projet avec une personne si talentueuse.
Chitose, vous sentez-vous proche de l’esprit de Jean-Paul ? Vous a-t-il beaucoup inspirée ?
Chitose Abe : J’admire le travail de Jean-Paul Gaultier depuis que j’ai une vingtaine d’années. J’ai aussi acheté certaines de ses pièces. Quand je l’ai rencontré, il m’a dit qu’il était allé voir mes vêtements dans ma boutique à Tokyo. C’est vraiment exaltant d’entendre cela de la bouche d’une personne qu’on admire. J’étais très émue qu’il parvienne à si bien comprendre ce qu’est Sacai. Pour moi, c’était donc un honneur qu’il me propose cette collaboration, j’ai tout de suite accepté.
Il n’a eu de cesse de repenser les classiques pour les transformer radicalement et les faire correspondre à de nouvelles héroïnes. Vous sentez-vous proche de lui, dans votre façon d’hybrider les vêtements, de créer des pièces inclassables ?
C. A. : Oui, nous sommes très proches dans notre façon de retravailler les classiques comme le trench-coat, la marinière ou encore le denim. Sur cette base, nous savons créer des pièces absolument nouvelles en utilisant notre technique, notre savoir-faire. Je pense que ce qui nous rassemble, c’est l’idée de penser en dehors des sentiers battus, pour toujours essayer de proposer quelque chose de fort et d’inattendu.
Vos approches sont toutefois assez différentes dans votre rapport au corps.
J.-P. G. : Oui, car l’érotisme japonais est très subtil : c’est le col qui laisse voir la nuque, par exemple. Mon érotisme est davantage hérité des années 50, c’est plus sexy : avec les corsets, les bustiers, il s’agit de montrer et de sublimer le corps.
C. A. : Chez Sacai, nous présentons des collections masculines et féminines spécifiques, mais aussi des pièces unisexes. Et de façon générale, je mêle et retravaille les codes masculins et féminins sur mes silhouettes, donc cette réflexion sur les genres fait partie intégrante de mon approche.
Comment se sont passées vos rencontres ? Jean-Paul, avez-vous laissé à Chitose la liberté totale de puiser dans vos archives ?
J.-P. G. : Chitose tenait à présenter un défilé physique, et non digital, et elle avait raison. Bien sûr, à cause de la situation sanitaire, il a été repoussé plusieurs fois. Nous nous sommes rencontrés à diverses reprises, à Paris et au Japon. Je l’ai présentée aux personnes de ma société, aux ateliers, au studio… Et oui, je lui ai laissé une liberté totale. Évidemment, je voyais passer les croquis, j’étais très heureux de voir comment elle reprenait les codes Gaultier à sa façon, avec sa féminité et sa créativité. C’est elle, mais c’est du Gaultier Paris.
C. A. : Je crois que nous nous sommes rencontrés trois fois avant de présenter cette collection. J’étais impatiente de pouvoir travailler, car bien sûr, créer la collection via zoom, à distance, c’était impossible. J’avais besoin de communiquer avec l’atelier, de pouvoir toucher les tissus. Et je pense, de façon générale, qu’il est important de présenter des défilés physiques : le public a besoin de sentir et de voir l’émotion que dégage une collection.
Étiez-vous heureuse de découvrir les ateliers de la maison ?
C. A. : Les ateliers sont incroyables. Nous avons communiqué en détail, pour comprendre nos codes respectifs et trouver la meilleure façon de créer la collection Gaultier Paris by Sacai. Pendant tout ce processus, Jean-Paul était merveilleux, il me répétait sans cesse que je devais croire en moi.
Jean-Paul, comment avez-vous vécu ce premier défilé haute couture de votre maison réalisé par un autre créateur ?
J.-P. G. : J’étais très heureux car Chitose a fait un très beau travail, elle a très bien respecté l’identité de Gaultier Paris, qu’elle a mélangée avec sa culture japonaise. Les volumes qu’elle a imaginés sont vraiment singuliers. Par exemple, je n’ai jamais fait des pantalons taille très haute avec autant de volume, qui deviennent presque des jupes. Elle a repris des techniques que j’avais déjà utilisées, en les faisant évoluer. J’étais très ému de voir le résultat, et j’ai aimé aussi les mannequins, la présentation… C’était moi sans être moi [rires].
D’où vous est venue l’idée d’inviter cinq jeunes créateurs à interpréter votre prêt-à-porter [Nix Lecourt Mansion, Alan Crocetti, Palomo Spain, Marvin M’Toumo et Ottolinger] ?
J.-P. G. : Elle n’est pas venue de moi, mais des personnes qui s’occupent aujourd’hui de la maison [sous la houlette de Florence Tétier]. Puisque j’avais annoncé que ma maison de couture serait habitée par un nouveau créateur chaque saison, ils ont eu l’idée de prolonger mon geste avec cette proposition. Mais je le précise, il ne s’agit pas d’un retour des collections saisonnières de prêt-à-porter. Ce ne seront que des capsules. En tout cas, voir des vêtements et des défilés qui sont à la fois de moi et de quelqu’un d’autre, c’est une joie.