4 sept 2020

“Je ne vois pas en quoi les chaussures plates et les cheveux défaits vous rendent plus intelligente.” Rencontre avec Donatella Versace

Pendant la Fashion Week de Milan, en septembre dernier, Donatella Versace rendait un hommage éblouissant à son frère disparu Gianni. Conviant pour l’occasion les supermodels mythiques des années 90, le défilé célébrait l’aura glamour inextinguible de la maison Versace. Rencontre avec son iconique directrice artistique. 

Propos recueillis par Ludivine von Kaiser.

Numéro: Quelle belle bête, votre bodyguard ! Où l’avez vous trouvé ?

Donatella Versace : Mon bodyguard a un nom, il s’appelle Gabriele. Et c’est vrai qu’il est magnifique, je vous l’accorde. Il m’accompagne partout depuis plus de quinze ans maintenant, ce qui n’est pas pour me déplaire.

 

Lors de votre dernier défilé de prêt-à-porter, vous avez rendu un extraordinaire hommage à feu votre frère Gianni… pourquoi ce choix ?

Gianni est mort il y a 20 ans. Je me sens plus sûre de moi, dernièrement, et j’ai senti que j’étais fin prête à me replonger dans les archives. Je voulais raviver la flamme en insufflant à la collection toute la joie de vivre et l’exubérance qui caractérisaient Gianni et son travail. Rendre hommage à Gianni n’est pas si simple car il a accompli tant de choses. J’ai donc décidé de me concentrer sur les imprimés. À l’époque où Gianni les a lancés, personne n’en faisait. Sans parler du fait que les siens associaient 18 à 20 couleurs, ce qui relève de la prouesse technique. Je pense également qu’il est important de montrer l’héritage culturel de Gianni aux jeunes générations…

 

Lors de votre dernier défilé de prêt-à-porter, vous avez rendu un extraordinaire hommage à feu votre frère Gianni… pourquoi ce choix ?

Gianni est mort il y a 20 ans. Je me sens plus sûre de moi, dernièrement, et j’ai senti que j’étais fin prête à me replonger dans les archives. Je voulais raviver la flamme en insufflant à la collection toute la joie de vivre et l’exubérance qui caractérisaient Gianni et son travail. Rendre hommage à Gianni n’est pas si simple car il a accompli tant de choses. J’ai donc décidé de me concentrer sur les imprimés. À l’époque où Gianni les a lancés, personne n’en faisait. Sans parler du fait que les siens associaient 18 à 20 couleurs, ce qui relève de la prouesse technique. Je pense également qu’il est important de montrer l’héritage culturel de Gianni aux jeunes générations…

 

… Les fichus millennials…

Je vis avec des millennials. Je vous rappelle que j’ai un fils et une fille, et je passe beaucoup de temps avec leurs amis. J’adore travailler avec de jeunes mannequins comme Kendall, Gigi et Bella… Elles me racontent souvent qu’elles scrutent eBay pour dénicher du Versace vintage, des jeans et des chemises imprimés des années 90. Tout le monde me demandait : “Où puis-je trouver ces pièces ?” J’ai donc décidé de les rééditer.

 

 

“La mode est plus que jamais un champ de bataille : il y a dix fois plus de marques que lorsque Gianni était là, et les gens sont constamment à la recherche de nouveauté. Vous devez prouver votre talent chaque saison.”

 

 

Et vous, qu’avez-vous accompli depuis la disparition de Gianni en 1997 ?

Ce n’est pas à moi de le dire. Mon frère était une véritable icône, un tel génie qu’il est impossible pour moi de me comparer à lui. À côté de Gianni, je ne suis rien. Cela étant dit, je me suis toujours tenue à ses côtés et je me souviens très bien des moments que nous avons passés ensemble. Je le poussais toujours à être plus audacieux, téméraire et provocant dans son travail. Je déteste être nostalgique, car j’adore le monde dans lequel nous vivons, mais la mode était beaucoup plus libre à l’époque. On ne nous rebattait pas constamment les oreilles, comme aujourd’hui, avec ces sombres histoires de marketing, de merchandising, de prix et de budgets. Tous ces mots qui vous polluent l’esprit quand vous dirigez une entreprise n’existaient même pas à l’époque. “Budget” étant le pire de tous.

 

Comment osez-vous dire que vous n’êtes “rien” alors que vous êtes Donatella Versace ?

Aujourd’hui, un créateur ne vaut jamais mieux que sa dernière collection. Vous devez prouver votre talent chaque saison. La mode est plus que jamais un champ de bataille : il y a dix fois plus de marques que lorsque Gianni était là, et les gens sont constamment à la recherche de nouveauté. Je ne devrais pas dire cela, mais je ne suis pas sûre que la notion d’“heritage brand” soit encore d’actualité. C’est bien joli de miser sur l’ADN d’une maison – le cuir, les imprimés, ou encore la Méduse dans notre cas –, mais une marque se doit d’être toujours dans le mouvement, de toujours évoluer. Quand on est créateur, il est impératif de garder les yeux grands ouverts sur ce qui se passe autour de soi, et d’être à l’écoute des gens qui vous entourent.

 

En quoi avez-vous changé en vingt ans ?

J’ai changé du tout au tout. J’étais déjà audacieuse à l’époque, et je le suis toujours aujourd’hui, mais d’une autre façon.

 

Selon vous, qu’est-ce que votre frère a apporté à la mode ?

Il a complètement changé la mode. Par exemple, il a été l’un des premiers à utiliser du cuir noir ou des influences bondage pour des robes du soir. Dans les années 90, le cuir noir ne se trouvait que dans une poignée de bars gay de downtown Manhattan. Il n’a jamais cherché à plaire : soit vous aimiez, soit vous détestiez.

 

 

“En tant que femme, mon approche de la maison Versace allait forcément être différente. Je tenais à donner du pouvoir aux femmes. Il fallait que les vêtements disent ‘écoutez-moi’ et non ‘regardez-moi’.”

 

 

Quelle collection de Gianni vous a le plus inspirée ?

Difficile à dire. Je me rappelle des essayages où il me disait : “Et si on faisait la jupe un peu plus courte ?” en épinglant l’ourlet au genou. Dès qu’il avait le dos tourné, je me faufilais dans le studio, je remontais la jupe jusqu’à l’entrejambe et je glissais une paire de cuissardes à talons aiguilles au mannequin cabine. Gianni me disait : “Tu veux couler la boîte ?” Mais il finissait toujours par se laisser prendre au jeu. On riait tous les deux à gorge déployée. Il aimait prendre des risques.

 

En quoi votre style personnel est-il différent de celui de Gianni ?

Depuis que je dirige la maison, la mode a vécu une complète révolution. Quand Gianni était là, Internet n’existait pas, et les réseaux sociaux encore moins. Pendant toutes ces années, j’ai vécu avec lui dans une cage dorée, je pouvais faire ce que je voulais, et soudain, je me suis retrouvée confrontée à un monde nouveau, celui d’Instagram et des influenceurs. Lorsque Gianni a disparu, on m’a vivement encouragée à poursuivre son travail, mais en tant que femme, mon approche allait forcément être différente de la sienne. Je tenais à donner du pouvoir aux femmes. Il fallait que les vêtements disent “écoutez-moi” et non “regardez-moi”. Je voulais que les choses soient un peu plus sophistiquées, avec moins de couleurs et moins d’imprimés. Je souhaitais également mettre l’accent sur le daywear, car la plupart des gens vivent le jour, et non la nuit. Versace a toujours été connu pour ses robes de cocktail et les célébrités qui les portaient, alors il s’agissait d’un virage pour la marque.

 

 

“Dites-moi plutôt : pourquoi une femme devrait-elle se priver de glamour ? Je ne vois pas en quoi les chaussures plates, le visage nu et les cheveux défaits vous rendent plus intelligente.”

 

 

Était-ce votre idée de réunir tous les plus grands tops pour votre défilé printemps-été 2018 ?

C’était un cauchemar à organiser ! [Rires.] Les millennials n’ont pas eu la chance de connaître l’époque faste des années 90, et je voulais donc leur montrer à quel point ces filles étaient professionnelles, mettre en exergue leur beauté et leur personnalité sans pareilles.

 

Est-ce Gianni qui a fait les supermodels ?

Oui, parce qu’il était l’un des premiers à les faire défiler. À cette époque, il y avait deux types de mannequins : ceux qu’on voyait dans les magazines et ceux qui défilaient sur les podiums. On a fait shooter Cindy [Crawford], Linda [Evangelista] par Richard Avedon, et quand Gianni a vu les photos, il m’a demandé : “Pourquoi ne pas mettre ces filles sur le podium ?” Et j’ai dit : “O.K., essayons !” 

 

Quelle était votre préférée ? Moi, c’était Linda.

Linda était certes très professionnelle. Elle n’a jamais commis de faux pas, que ce soit pour les photos ou sur les défilés. Avant un shooting, elle pouvait passer trois heures à se reluquer dans la glace pour peaufiner la simple cambrure de l’un de ses sourcils. Le professionnalisme de ces filles était époustouflant.

 

Comment faites-vous pour être aussi glamour à tout instant ?

Le suis-je vraiment ?

 

Vous êtes la huitième merveille du monde, chère Donatella. Au même titre que le temple d’Artémis, le phare d’Alexandrie ou encore les jardins suspendus de Babylone.

Vous êtes si généreux ! Mais dites-moi plutôt : pourquoi une femme devrait-elle se priver de glamour ? Je ne vois pas en quoi les chaussures plates, le visage nu et les cheveux défaits vous rendent plus intelligente.

 

Parmi tous vos accomplissements, lequel vous rend le plus fière ?

J’admets avoir commis quelques erreurs en cours de route – je ne suis pas parfaite, enfin presque –, mais je suis fière d’avoir mené Versace à travers toutes ces années sans que la marque ne perde de sa pertinence.

 

Comment aimeriez-vous que l’on se souvienne de vous ?

Oubliez-moi.