Interview : la mode selon Loïc Prigent
Entre ses reportages et son compte Twitter, Loïc Prigent dresse depuis plusieurs années un portrait mordant du monde de la mode. Invité par Le Bon Marché, le journaliste a glané plusieurs dizaines de « bons mots » des clientes du grand magasin. Rencontre.
Par Thibaut Wychowanok.
Numéro : Vous alimentez depuis plusieurs années votre compte Twitter des phrases les plus surréalistes entendues dans le monde merveilleux de la mode….
Loïc Prigent : Tout a commencé grâce à Sonia Rykiel. J'étais en salle de montage pour préparer l'un de mes reportages sur Canal +. Dans l'une des séquences, elle prononçait une phrase d'une folie furieuse splendide. Mais à l'écran, ça ne passait pas. On a essayé de mettre une voix off pour souligner l'hystérie du propos. Là aussi, ça tombait à plat. Et puis nous est venue une idée : écrire la phrase à l'écran en même temps que la personne la prononçait. Elle apparaissait enfin dans toute sa gloire. L'écrit rend les paroles plus définitives. Elles deviennent des axiomes, des vérités. Elles sautent au visage.
Les phrases que vous avez glanées au Bon Marché sont tout aussi furieusement hilarantes. La mode rend-elle hystérique ?
La mode n'est pas le seul milieu à être hystérique. Mais c'est sans doute le seul qui en a conscience et qui en joue. Vous savez, les mecs au Salon de l'armement sont tout autant allumés. Tout ce qu'ils disent est aussi flippant et drôle.
“L'écrit rend les paroles plus définitives. Elles deviennent des axiomes, des vérités. Elles sautent au visage.”
Mais je n'imagine pas ces gens être aussi allumés dans leur milieu professionnel.
Dans la mode, il y a aussi beaucoup de gens qui travaillent très sérieusement. Et puis il y a ceux qui ne se rendent pas compte de ce qu'ils disent. Je me souviens de cet article génial du New York Times qui suivait, en stylo embarqué, une créatrice. L'article était écrit de façon tout à fait sérieuse mais on pouvait également le lire comme un sketch de Valérie Lemercier. Ça me fait penser à cette interview de Donna Karan qui durait une heure à la télé. J'ai toujours pensé qu'on aurait dû en faire une pièce de théâtre qu'on rejouerait encore et encore, un peu comme le Rocky Horror Picture Show. On serait sûr de rire pendant des années et des années.
Les phrases que vous avez entendues au Bon Marché sont exposées dans le grand magasin mais également disponibles sur des tee-shirts ou des cartes postales.
J'alimente la bête ! Les gens ont la possibilité hystérique d'acheter leur propre hystérie sur un tee-shirt et d'en rire. C'est plutôt mignon. C'est léger. C'est ludique. Ça se mange sans fin.
“Les gens ont la possibilité hystérique d'acheter leur propre hystérie sur un tee-shirt et d'en rire. C'est plutôt mignon.”
Mettre en exergue l'absurdité des gens, ce n'est pas toujours gentil.
Oui (rires). "Vas-y, fais un selfie de moi" par exemple. C'est une de mes préférées. Mais je vous assure que c'est assez affectueux au fond. Dans le cas de Sonia Rykiel par exemple, il n'y avait absolument rien d'idiot dans ce qu'elle disait. La plupart du temps, je ne fais que mettre en lumière l'absurdité ubuesque d'une situation. Quand tout le monde s'énerve pour une histoire de trou de ceinture…. Et en même temps, c'est vrai que c'est mieux quand le trou est à la bonne place, non ?
Qu'est-ce qui vous attire encore dans le milieu de la mode ?
Ce qui me passionne, c'est d'en analyser les codes et d'en observer les réactions face aux événements. J'ai la chance d'avoir un poste d'observation assez reculé. Je plonge en apnée par moments, puis je me retire. Par exemple, depuis l'arrivée de Trump au pouvoir, je m'amuse à suivre la manière dont les maisons vont gérer ça. Vont-elles l'habiller ? Et comment ? Ou quand on parle de nouveaux marchés pour la mode, et que ces marchés sont des oligarchies ou des pays qui marchent à la corruption, je trouve très intéressant de voir comment le milieu de la mode va louvoyer ou essayer de rester moral.
“Vas-y, fais un selfie de moi par exemple. C'est une de mes préférées.”
"Marie-Antoinette était déjà en Vetements.”
Quel bouleversement vous a récemment passionné ?
La mode est un manège qui tourne toujours aussi vite, il n'y a que les chevaux qui changent. Et parmi les nouveaux venus, Vetements demeure un défi passionnant. Au moment où tous les défilés se prennent comme des shots de sucre dans le sang, immédiatement compréhensibles, Vetements propose des choses qu'on ne pige pas, qui nous laissent pantois. Je me trouvais à Los Angeles pour les Oscars par exemple, et là-bas, je tombe sur un bomber Vetements à 3000 dollars, oversize en taille XS. Voilà… magie ! Merci les gars. Oversize… taille XS. Ça m'a fait ma journée. Vetements n'a pas fini de poser des questions.
La fascination pour Vetements s'inscrit aussi dans une fascination plus large pour l'esthétique de l'Europe de l'Est post-soviétique…
Parce que c'est le nouvel exotisme. Mais ce n'est pas si nouveau. On s'est déjà pris la mode des Balkans dans les années 70. Les grandes bourgeoises s'habillaient en paysannes roumaines ! Et avant ça, Marie-Antoinette. Son portrait qui a fait le plus scandale n'est pas celui avec des milliers de roses, mais celui en chemise blanche. Double scandale à l'époque. Non seulement elle ne faisait pas honneur à son statut de reine mais elle ne mettait pas en valeur les artisans brodeurs et plumassiers français… Marie-Antoinette était déjà en Vetements.
Entendu au Bon Marché par Loïc Prigent, jusqu'au 2 avril 2017 au Bon Marché. www.lebonmarche.com