Comment le latex s’est-il imposé dans la mode ?
Matière privilégiée des fétichistes, davantage présente dans les sex-shops que dans les boutiques de luxe, le latex s’est retrouvé propulsé sur le devant de la scène lors de la dernière Fashion Week de Paris, omniprésent chez Saint Laurent et aperçu chez Balmain et Balenciaga. Numéro revient sur l’histoire de cette matière longtemps stigmatisée par son image fétichiste, dont elle peine à se débarrasser.
par Léa Zetlaoui.
En février 2020, Anthony Vaccarello, directeur artistique de Saint Laurent, présentait son défilé le plus subversif depuis son arrivée à la tête de l’illustre maison parisienne. Dans un décor capitonné de moquette beige, où seul apparaît le logo YSL entrelaçant les 3 initiales de la maison, créé en 1961 par Cassandre, sa collection automne-hiver 2020-2021 dévergondait la silhouette bourgeoise à coups de pièces moulantes en latex noir, rouge, bleu, violet ou marron. Deux jours plus tard, Olivier Rousteing emballe de cette même matière les membres de sa Balmain Army, tandis que Demna Gvasalia ponctue son défilé Balenciaga de capes et manteaux faussement austères en gomme rouge ou noire luisante. Près de deux cents ans après sa première utilisation dans l’industrie textile, le latex va-t-il enfin vivre son grand moment de gloire? Numéro revient sur l’histoire de cette matière longtemps stigmatisée par son image fétichiste, dont elle peine à se débarrasser.
1. Le latex : de la protection au fétichisme
L’utilisation du latex de caoutchouc – également appelé “caoutchouc naturel” –, dans le vêtement n’a pas attendu les derniers défilés… déjà utilisé par les Olmèques, ce peuple précolombien de Mésoamérique qui vécut entre 2500 et 500 avant J.-C., il arrive en Europe au XVIIIe siècle, avant de faire la fortune du chimiste écossais Charles Macintosh. Ce dernier dépose en 1823 son brevet d’invention du premier imperméable de l’histoire de la mode, obtenu en insérant de la toile de coton entre deux couches de caoutchouc. Non seulement les manteaux Mackintosh sont de véritables modèles de réussite technique, mais ils seraient également à l’origine d’un des premiers clubs fétichistes. Les membres de The Mackintosh Society ont une obsession pour le latex, son aspect, son odeur et son toucher. Mais après la Seconde Guerre mondiale l’ambiance sera beaucoup moins à la fête en Angleterre et finira par calmer les ardeurs de ses membres.
À la fin des années 50, toujours en Angleterre, le latex opère un retour discret dans le prêt-à-porter grâce à la passion d’un certain John Sutcliff pour la moto, le cuir et les femmes. Ainsi, il imagine pour une de ses compagnes une tenue protectrice capable de supporter les intempéries pour une virée en moto, une combinaison intégrale en cuir. Par la suite, il décline son catsuit en vinyle et en latex grâce à des procédés innovants d’assemblage et de couture. En 1972, la combinaison en latex de John Sutcliff apparaît dans une scène du film Orange Mécanique dans une version blanche, non plus protectrice mais indubitablement fétichiste. Enfin, à la même époque, l’avènement du mouvement punk et le duo britannique Vivienne Westwood/Malcolm McLaren (manager des Sex Pistols) – qui propose dans sa boutique Sex des pièces provocantes en latex – l’imposeront comme matière transgressive à fort potentiel érotique.
2. Mode techno-glam et empowerment
Au cours des années 60, si la combinaison du personnage d’Emma Peel, incarnée par Diana Rigg, dans Chapeau melon et bottes de cuir popularisent le latex, sa présence reste encore infime dans le vestiaire féminin. Dans les années 90, tandis que la la série anglaise culte vit un regain de popularité et qu’émerge dans différents milieux artistiques un girl power puissant et fédérateur, le latex opère un retour en force débarrassé de son aura subversive. Et c’est grâce notamment à la séduisante Catwoman jouée par Michelle Pfeiffer dans Batman Returns (1992) que latex devient synonyme d’empowerment. Suivront le personnage de Trinity dans Matrix (1999) régulièrement affublée de caoutchouc brillant – alors que l’on est en plein boom Internet, puis Britney Spears et son iconique combi rouge dans le clip Oops!… I Did It Again (2001), Angelina Jolie en agent secret bad ass dans Mr and Mrs Smith (2005), et bien sûr Madonna et les Spice Girls qui arborent plusieurs fois des looks en latex sexy, imposants et efficaces.
La mode – qui souvent reflète, autant qu’elle influence, son époque – se réapproprie à son tour le latex, qui va alors opérer une timide percée sur les podiums. Chez Versace, dans le défilé automne-hiver 1994, son utilisation rend hommage au space age des années 60 (lié à la conquête spatiale) avec des silhouettes glamour, over-sexy et colorées. Chez Mugler à l’automne-hiver 1995, son traitement est au contraire sombre et théâtral. Chez Alexander McQueen, au printemps-été 1999, il s’inscrit dans une collection futuriste et robotique, quand, pour l’automne-hiver 2003, John Galliano, chez Dior, mêle avec virtuosité ces mêmes inspirations et l’associe à des références au kabuki (théâtre japonais traditionnel) pour un résultat étrangement fétichiste. On en voit également dans certaines silhouettes signées Azzedine Alaïa – maître incontesté du body conscious. Mais hormis ces quelques apparations couture, assez exceptionnelles, le latex reste encore l’apanage des sex-shops du monde entier.
3. 2010-2020 : retour en grâce et émancipation
Il faudra encore 10 ans d’expérimentation, l’audace de certaines célébrités et une prise de conscience générale de l’industrie quant à l’utilisation des matières animales pour que le latex trouve enfin grâce aux yeux des grandes maisons de mode et luxe. L’ascension démarre avec Lady Gaga en 2009 qui rencontre la reine d’Angleterre dans une création rouge d’inspiration victorienne signée de la créatrice Atsuko Kudo. Depuis 2001, cette discrète Japonaise installée Londres se spécialise dans cette matière souvent boudée. Depuis 2014, ses créations moulantes dans leur version la plus minimaliste séduisent Kim Kardashian. Toute critiquable qu’est la femme de Kanye West, son impact sur la mode est depuis quelques années incontestable. Cette dernière fera également appel à Manfred Thierry Mugler pour le Met Gala de 2019 qui créera pour elle des robes couture en latex moulantes qui resteront dans les annales.
Côté podium, Raf Simons osait les cuissardes en latex ultra moulantes pour les défilés Dior haute couture 2015 et prêt-à-porter automne-hiver 2015 dans des versions ultra-luxe. Pour l’automne-hiver 2017, il réapparaît, encore plus provocant, chez Balenciaga décliné en imperméable façon capote, très (trop!) premier degré. Pour les collections automne-hiver 2019, le jeune créateur Richard Quinn, qui mixe avec brio coupes victoriennes et références punk, associe à des robes bouffantes des combinaisons latex tendance SM tandis qu’Olivier Rousteing pour Balmain le décline à l’infini avec le vinyle dans une collection hommage à la Parisienne. Dès lors, le latex apparaît comme une matière capable de dédramatiser, moderniser, sensualiser des silhouettes parfois désuètes.
Enfin, depuis quelques saisons, la mode et en particulier les grands groupes et maisons de luxe traversent une prise de conscience quant à la protection de l’environnement et des animaux. Avec son aspect brillant et sa texture moulante qui rappelle le cuir verni, son origine végétale et sa viscosité exceptionnelle, le latex semble être une alternative remarquable au cuir d’origine animale. D’ailleurs Stella McCartney, pionnière dans la mode écoresponsable, l’utilise régulièrement pour ses accessoires. Depuis son invention il y a deux cents ans, jusqu’à son avènement lors de la Fashion Week 2020-2021, le latex aura souffert d’une stigmatisation, notamment celle du fétichisme. Si l’on se demande encore comment il sera possible d’enfiler les créations Saint Laurent et Balmain de l’hiver 2020, on salue le retour en force du latex, qui a, paraît-il, un potentiel d’empowerment exceptionnel. La décennie 2020, amorcera-t-elle sa consécration?