Comment Frida Kahlo est devenue une icône de mode
C’est la peintre mexicaine la plus connue au monde. Frida Kahlo (1907-1954) s’est imposée comme une icône de mode dont l’aura continue de rayonner jusqu’à aujourd’hui. Si son visage atypique et ses tenues chamarrées, typiquement mexicaines, auxquels elle a longtemps été résumée, ont marqué les esprits, le palais Galliera nous en dit plus et nous plonge dans l’intimité de l’artiste à travers une exposition programmée jusqu’au 31 décembre.
Par Camille Bois-Martin.
Chevelure brune tressée, monosourcil, rouge à lèvres, moustache et yeux d’un noir profond : le visage de Frida Kahlo est reconnaissable entre mille. De son vivant et bien au-delà, l’artiste mexicaine continue de fasciner plus d’un siècle après sa naissance, en 1907. Atypique autant que charismatique, l’artiste mexicaine a subjugué le monde entier par ses fameux autoportraits au sein desquels elle portait une attention particulière à représenter ses accessoires et ses vêtements – jusqu’à en faire parfois le seul sujet de ses peintures. Exposés jusqu’au 31 décembre dans la riche exposition que lui consacre le palais Galliera, ses œuvres mais aussi ses nombreux effets personnels et des portraits photographiques dévoilent une personnalité et un talent hors du commun, qui ont contribué à faire de cette native de Coyoacán (un quartier de la ville de Mexico) une icône, non seulement de son vivant, jusqu’à sa disparition en 1954, mais aussi bien au-delà.
1. L’excentricité mode de Frida Kahlo la rend rapidement célèbre
En 1930, Frida Kahlo n’est pas encore connue à l’étranger. À l’inverse, son époux Diego Rivera, peintre muraliste mexicain, connaît un succès grandissant à l’international. Répondant à plusieurs commandes de fresques à San Francisco, Detroit ou New York, l’artiste s’y rend fréquemment avec son épouse, dont les tenues pittoresques ne passent pas inaperçu dans les rues américaines. La jeune Frida Kahlo arbore des ensembles inspirés par le costume traditionnel de Tehuantepec, une ville du sud du Mexique : tunique brodée à empiècements géométriques, longue jupes évasée souvent ornée de motifs floraux, et coiffure faite de tresses enrubannées et parsemées de fleurs. Excentrique en Amérique du Nord, son allure retient l’attention de la presse américaine, à tel point que ses parures “exotiques” et ses ensembles flamboyants iront parfois jusqu’à éclipser l’œuvre de son mari, pour lequel les journalistes s’étaient initialement déplacés. “Les gringas [Américaines blanches non hispaniques] m’adorent et sont fascinées par toutes les robes et par les rebozos [châles] que j’ai apportés, écrit-elle dans une lettre à sa mère en novembre 1930, amusée par cette fascination. Elles restent bouche bée à la vue de mes colliers de jade.” Au-delà des anonymes croisés lors d’événements mondains et autres vernissages, Frida Kahlo séduit les photographes de renom d’importants magazines tels que Vogue US et Vanity Fair, qui capturent son style si particulier : Imogen Cunningham, Peter A. Juley, Edward Weston ou encore Nickolas Muray l’immortalisent dans des portraits hauts en couleur aujourd’hui devenus cultes. Alors que son visage devient de plus en plus connu, le monde de l’art commence peu à peu à s’intéresser à sa pratique artistique, entamée dans les années 20. Après s’être pris de passion pour ses coiffures, et l’avoir photographiée dans l’intimité en train de tresser ses cheveux, le galeriste Julien Levy décide en novembre 1938 d’organiser la première exposition personnelle de Frida Kahlo dans sa galerie new-yorkaise. Elle y présente 25 œuvres, en majorité des autoportraits dans lesquels elle se dépeint avec les fameux bijoux, coiffes et vêtements qui ont fait sa célébrité mondaine.
2. Frida Kahlo, une artiste qui célèbre ses racines mexicaines
Parmi les buildings gris d’une métropole industrielle américaine, une robe verte et rouge suspendue à un fil accroche le regard, contrastant avec la grisaille ambiante. Sur la toile figurant cet ensemble urbain dense et terne, on discerne aussi des toilettes, une poubelle remplie de déchets, un bâtiment enflammé, une église… Intitulée Ma robe s’accroche là (1933), cette œuvre de Frida Kahlo traduit le rapport de l’artiste avec son identité mexicaine, incarnée par l’une de ses fameuses tenues colorées. Parachuté dans ce paysage américain inquiétant, bien loin de son pays natal, ce vêtement prend une apparence fantomatique. Au fil de sa carrière, la peintre a souvent représenté son sentiment d’extranéité dans ses œuvres, n’hésitant pas à s’emparer de son identité mexicaine pour en faire une force. Au sein de ses autoportraits Le Cadre (1938) ou encore Diego dans mes pensées (1943), l’artiste se dépeint avec des coiffes fleuries, portant des pièces traditionnelles de sa région natale, telles que le resplandor, une grande collerette en dentelle encadrant la tête, la nuque et les bras. Cependant, si elle contribue à sa notoriété internationale, cette image l’enferme également dans un stéréotype. En 1938, André Breton propose à Frida Kahlo d’exposer ses œuvres à Paris au sein d’une exposition qu’il lui annonce comme personnelle. Finalement, le projet rassemble sous le titre généraliste de “Mexique” des peintures des 18e et 19e siècles des sculptures préhispaniques, et seulement dix-huit toiles de l’artiste… En dépit de sa déception, la peintre fait sensation lors du vernissage à la galerie Renou et Colle, et, encore une fois, ne passe pas inaperçue : dans les quotidiens français comme L’Intransigeant, on écrit d’elle qu’elle est vêtue “en costume national” ou “de façon singulière”, comme si l’artiste portait sa nationalité comme un déguisement. Cette particularité aux yeux des Européens lui permettra toutefois d’asseoir sa notoriété artistique : en 1939, l’État français achète son tableau Le Cadre pour 1000 anciens francs, dans lequel elle se représente avec sa fameuse coiffe, son rouge à lèvres, et son monosourcil. Près d’un siècle plus tard, ses toiles atteignent aujourd’hui des sommets sur le marché de l’art, témoins de la puissance iconique de leur auteure : en novembre 2021, sa peinture Diego y yo (1944), dans laquelle elle représente son visage et celui de son mari sur son propre front, est adjugée 30 millions de dollars chez Sotheby’s, apportant une nouvelle consécration internationale à son œuvre résolument autobiographique.
3. Son corps meurtri l’incite à créer
André Breton décrivait la peinture de Frida Kahlo comme “un ruban autour d’une bombe”, une métaphore qui pourrait aussi s’appliquer à son apparence. Car, sous ses vêtements colorés et ses riches parures, l’artiste cache en réalité un corps meurtri : après avoir contracté la poliomyélite à l’âge de 6 ans (maladie qui empêche sa jambe droite de grandir normalement), elle est victime à 18 ans d’un grave accident de bus, au cours duquel, empalée par une tige en acier, elle est victime de multiples factures à la colonne vertébrale, la clavicule, les côtes, la hanche et les jambes. Tout au long de sa vie, Frida Kahlo masque ces blessures et parvient, dans les nombreuses photographies qui lui survivent, à ne presque jamais laisser transparaître son handicap. Toujours apprêtée, elle rallonge ses jupes pour cacher ses chaussures compensées, puis sa prothèse à la jambe droite, amputée après une opération en 1953… Même si cette souffrance reste très présente dans son œuvre picturale – entamée en 1925 après son accident–, la fabrication puis l’adaptation des vêtements et accessoires à son corps deviennent pour l’artiste une manière de vivre sa condition au quotidien. Dans les années 40, alors qu’elle doit porter des corsets médicaux tous les jours, Frida Kahlo les utilise comme support artistique et peint sur elle-même, notamment lorsque, contrainte de rester alitée, elle ne peut plus utiliser son chevalet. Sur l’un d’entre eux, par exemple, elle représente la même colonne brisée qu’elle dépeint dans un autoportrait de 1944 à l’intérieur de son corps, à la place de sa colonne vertébrale ; sur un autre elle dépeint une croix communiste au dessus d’un fœtus, symbole son engagement politique constant… Si plusieurs éléments de ses peintures apparaissent sur ses corsets, l’artiste ne les conçoit pas pour autant comme des œuvres d’art à part entière. Redécouverts en 2004 avec tous ses effets personnels, gardés sous scellé par son mari Diego Rivera après sa mort en 1954, ils témoignent aujourd’hui de sa créativité sans borne, en tant qu’artiste et en tant que personnage public. Exposés en ce moment au palais Galliera, ces objets et vêtements nous invitent dans l’intimité de l’artiste, sous ses costumes et derrière ses parures flamboyantes, montrant la vie d’une femme qui a fait de sa vie une œuvre d’art… au point de devenir une icône aux quatre coins de la planète.