5 mai 2023

Avec son label Quira, Veronica Leoni s’impose en digne héritière de Phoebe Philo

Créatrice de mode finaliste au prix LVMH 2023, Veronica Leoni propose depuis deux ans avec son label Quira une mode raffinée et affûtée qui s’inscrit dans la lignée de Jil Sander et Phoebe Philo, auprès desquelles elle a travaillé. Pour Numéro, la designer romaine revient sur son riche parcours jusqu’à la création de sa propre griffe, et livre son regard sur la mode d’hier et de demain.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Quira, un label raffiné dans la lignée de Jil Sander et Phoebe Philo

 

Les plus curieux auront peut-être déjà rencontré le nom de Veronica Leoni au gré de leurs pérégrinations dans le paysage riche et éclectique de la mode contemporaine, dans lequel elle gravite depuis maintenant une dizaine d’années. Longtemps restée dans l’ombre, la Romaine a d’abord fait ses armes chez Jil Sander, qu’elle intègre en 2012, puis rejoint la maison Celine deux ans plus tard pour travailler auprès de sa directrice artistique Phoebe Philo, deux femmes avec lesquelles elle partage une approche aussi intellectuelle que pragmatique du vêtement et de l’accessoire qui résulte dans la définition d’un style minimaliste, précis et épuré. Après un virage à 180° chez Moncler, où elle imagine pendant trois ans les collections femme de la ligne 2 Moncler 1952, Veronica Leoni finit par créer à son tour son propre label, Quira, où elle s’emploie à définir depuis trois ans la quintessence du style féminin. “Passé à la loupe”, selon ses mots, celui-ci se dessine à travers sa mode racée et savante, nourrie par sa passion pour l’art et la littérature qu’elle a d’ailleurs étudiée. Dans son studio à Rome, où elle a formé une petite équipe de “vétérans de l’industrie”, cette cérébrale qui se qualifie de “chercheuse acharnée” n’en fait pas moins preuve d’une attention remarquable au produit : mobilisant un travail remarquable du volume, du drapé ou encore du tailoring, chaque pièce est minutieusement pensée pour composer des silhouettes dont les excentricités parachèvent le grand raffinement, surgissant dans les manches ultra bouffantes d’un bomber oversize, les volants sinueux en crochet d’une robe en maille écarlate, le volume étonnant d’une jupe en raphia, ou encore les découpes horizontales d’une robe droite en laine, lacérée pour libérer les jambes. Alors que la créatrice de 40 ans fait partie des neuf finalistes du prix LVMH 2023, Numéro l’a rencontrée.

 

 

Numéro : Comment définiriez-vous Quira en quelques mots?
Veronica Leoni :
Quira est une lentille qui passe la féminité contemporaine à la loupe. C’est un label intelligent, libéré, profondément extravagant, caractérisé par son approche très personnelle du style intemporel et de la façon la plus sophistiquée d’être une femme. Et qui, au fondement de son identité, met l’accent sur l’artisanat, le produit et de sa fabrication.

 

Vous avez baptisé votre label en référence à votre grand-mère Quirina, couturière assidue qui vous également appris le tricot. Pourquoi cet hommage ?

Je ne voulais pas que Quira ne parle que de moi et devienne mon miroir, ou une extension de moi-même. Ce label se doit de proposer un point de vue plus large sur la féminité, c’est pourquoi j’ai souhaité lui donner un nom qui renvoie à ce qui, à mes yeux, incarne l’archétype de la femme. À travers ce nom, j’ai aussi voulu traduire tout le chemin que j’ai parcouru pendant ma carrière – et entre nous, cinq lettres forment la longueur idéale !

 

 

“Quira est une lentille qui passe la féminité contemporaine à la loupe.”

 

 

Comment l’environnement dans lequel vous avez grandi a-t-il nourri votre créativité ?

J’ai grandi avec la culture très simple et pure du fait main. Chez moi, on fabriquait soi-même ses vêtements, ce qui pour moi a toujours été au cœur de ce que l’on appelle “l’authentique” ou le “fabriqué en Italie”. Depuis l’enfance, je suis très curieuse et la mode était une manière de nourrir et façonner ma créativité. J’ai eu la chance que ma famille prenne cette passion au sérieux et me fasse toujours sentir que cette carrière était accessible pour moi. Le sentiment très puissant qui en a découlé me porte encore aujourd’hui.

Vous avez fait vos débuts dans la mode il y a onze ans en tant que cheffe de produit maille pour Jil Sander, puis pour Phoebe Philo chez Celine, où vous vous occupiez des précollections de la maison. Qu’avez-vous appris de ces deux grandes figures de la mode ?

La méthode, la dévotion, mais aussi la force de croire en ma vision et de m’y tenir, quelles que soient les circonstances. Jil Sander et Phoebe Philo ont représenté pour moi deux exemples majeurs du leadership féminin. Contribuer à mettre en forme leur vision allait bien au-delà du design : c’était une véritable expérience culturelle.

 

En 2018, vous êtes devenue directrice artistique des collections femme de 2 Moncler 1952 au moment du lancement du projet Moncler Genius, qui invite des créateurs à réinterpréter la célèbre doudoune à travers des collections capsules. En quoi cette expérience était-elle différente des précédentes ?
Mon expérience chez Moncler était assez unique et m’a beaucoup plu. À l’époque, le projet Genius était encore très nouveau et se déployait à une immense échelle, aux antipodes de ce que j’avais connu jusqu’alors. Concernant les vêtements, sur un plan plus pragmatique, j’ai eu la chance d’apprendre des meilleurs. Quand j’ai rejoint le label, je n’avais jamais travaillé la doudoune sur un plan technique, par exemple. Chez Moncler, tout l’enjeu était justement de repenser les pièces signature sans perdre leurs qualités liées à la performance – un critère capital dans l’outerwear.

 

 

“Jil Sander et Phoebe Philo ont représenté pour moi deux exemples majeurs du leadership féminin.”

 

 

Riche de toutes ces expériences, comment en êtes-vous venue à créer votre propre label en 2021 ?

Honnêtement, pendant longtemps, cela ne m’est même pas venu à l’idée. Jusqu’au jour où, en quelques minutes, une image m’est apparue : l’opportunité de me prêter au jeu de la mode, mais cette fois-ci selon mes propres règles et valeurs, avec la possibilité de raconter mon histoire et de créer d’après l’idée personnelle que je me fais du style. Encore aujourd’hui dans cette industrie, n’est pas si fréquent et facile de diriger une équipe quand on est une femme. C’est d’ailleurs pourquoi la plupart des directrices créatives le font à travers leur propre label, afin de se créer leurs propres opportunités au sein de leur environnement. Je ne pouvais donc pas laisser passer cette chance de me lancer à mon tour !

 

La période était pourtant encore très instable, avec la pandémie qui a grandement affecté l’industrie de la mode…
C’était sans doute le pire timing, en effet ! Encore aujourd’hui, nous nous battons, d’autant plus que l’industrie de la mode laisse de moins en moins de place aux initiatives indépendantes qui n’appartiennent pas au géants du luxe. Cela prend du temps de gagner la confiance du marché et l’adhésion de la clientèle. Il faut donc avancer lentement, sûrement et avec constance.

Comment vous sentiez-vous lorsque vous avez présenté votre première collection, et comment a-t-elle été reçue ?

J’étais tellement stressée ! J’avais l’habitude de travailler autour d’un héritage existant, d’un ADN, et soudainement c’était l’inverse. Avec mon équipe, nous devions inventer ce qui serait l’héritage de demain, définir le périmètre de Quira à travers des éléments originaux et identifiables, tout en dressant le portrait de la femme que je voulais toucher, de son style et son attitude. Nous avons donc passé beaucoup de temps à travailler là-dessus et j’ai été très exigeante avec moi-même. Dans l’ensemble les retours ont été positifs : nous avons des partenaires qui nous soutiennent depuis le début, et aujourd’hui nous sommes encore là, plus impliqués que jamais. Après quatre saisons je peux dire que je me sens libérée et plus joueuse !

 

Dans votre label, on ressent aussi l’influence des années 90 et de la mode minimaliste défendue par Helmut Lang, Martin Margiela ou encore Ann Demeulemeester. Est-ce le cas ?
En tant qu’enfant des années 90, ces inspirations forment, je pense, un fantasme inconscient qui influence mon style depuis le début. Je l’ai réalisé bien plus tard mais pour moi cette décennie reste un acteur majeur dans la définition de ma sensibilité esthétique. J’aime me dire que la féminité naturelle et dépouillée, pure mais aussi décalée présentée à l’époque fait partie de mes racines et qu’aujourd’hui, je suis en train d’imaginer pour demain la version la plus évoluée de cette femme-là. En revanche, je déteste l’idée du retour en arrière. Mon travail doit avant tout imaginer de nouvelles possibilités pour l’avenir, et les transformer en désirs que les clients ne sont pas encore conscients d’avoir.

 

 

“À mes yeux, la géométrie intelligente d’un patron est tellement sexy !” Veronica Leoni

 

 

Pour créer vos coupes et vos silhouettes, vous travaillez beaucoup le drapé, le nouage, le pliage, le plissage, le tricot… Comment avez-vous appris à maîtriser toutes ces techniques ?
Dans le processus de conception d’une pièce, je suis du genre à mettre la main à la pâte. À mes yeux, la géométrie intelligente d’un patron est tellement sexy ! Pour chacun de mes vêtements, je vise une certaine tridimensionnalité. J’adore les suspendre, que l’on puisse les voir à 360°… Pour moi, la partie la plus créative et originale du travail est indéniablement l’essayage : c’est le moment où les formes s’articulent, s’accentuent. Je dirais que je fais littéralement un design “pratique”. D’ailleurs, à ce jour, les vêtements en tailoring et en maille sont les pièces plus iconiques de Quira, et cela se reflète dans nos ventes et nos clients.

 

Quelles étaient l’histoire et les intentions derrière votre collection automne-hiver 2023-2024 ?
Après des premières saisons à décliner plusieurs pistes très éclectiques que j’avais ouvertes, je me suis sentie prête à aller à l’essentiel, à être plus brute et directe pour tendre vers l’idée la plus pure du style. Me concentrer sur la coupe, employer une palette de couleurs minimale, jouer sur les superpositions de textures et de proportions.… Avec cette collection, tout est devenu plus affirmé et nos silhouettes plus uniques et incarnées.

Depuis vos débuts, comment la mode a-t-elle changé selon vous ?

L’industrie a radicalement changé, tout comme la manière dont on consomme la mode. Je vais paraître préhistorique en disant ça, mais pendant longtemps, je collectionnais les photos de défilés ! Cela me manque un peu. Aujourd’hui, le désir pour un vêtement ou une marque n’est plus conditionné par le luxe de l’exclusivité, c’est d’ailleurs l’opposé : il naît du sentiment d’appartenir, du moins numériquement, à une communauté… jusqu’à ce que l’acte d’achat devienne abstrait et totalement intangible. Finalement, tous ces changements sont liés à l’accessibilité d’un label de mode, qui s’étend de son noyau à sa clientèle.

 

 

“Aujourd’hui, le désir n’est plus conditionné par le luxe de l’exclusivité. C’est d’ailleurs l’opposé.”

 

 

Quels seraient alors selon vous les enjeux majeurs dans la mode aujourd’hui, et vos espoirs pour son avenir ?

Aujourd’hui, le grand enjeu est de trouver sa propre éthique et s’y tenir sans compromettre son intégrité ou l’abandonner face aux opportunités qui permettent de faire du profit facilement. La mode s’est toujours trouvée sur cette corde raide, et je rêve que l’on puisse faire partie de ce domaine de manière plus durable, dans tous les sens du terme. J’ai très peur du manque de curiosité et de la paupérisation de ce système, c’est pourquoi j’y travaille avec une attitude presque militante, en faveur de l’esthétique et de la créativité. En somme, je suis très dévouée à mon travail et concentre tous mes efforts sur le fait de construire une mode unique, originale et reconnaissable, de créer avec la plus grande qualité possible et transmettre cela aux jeunes générations.

 

Comment vivez-vous d’avoir été nommée finaliste du prix LVMH, et où voudriez-vous emmener votre label ?

Je suis très fière et heureuse pour toute l’équipe de Quira ! Nous travaillons avec une vision au long terme et la croissance rapide ne nous intéresse pas. Notre but, c’est de rester constants et audacieux afin de s’établir. Je tiens aussi à ce que le label conserve ses particularités, telles que son instinct inné de liberté, sa structure libre et flexible, et sa proximité très forte avec tous les éléments qui composent le processus de création. Et, évidemment, la proximité que j’ai avec mes clients.

 

La finale du Prix LVMH 2023 se tiendra le 7 juin prochain à la Fondation Louis Vuitton.