Un monde par et pour les hommes ? Une photographe dénonce les inégalités de genre au Centquatre
À l’occasion de la sixième édition du festival Les Singulier-e-s au Centquatre, qui permet à de jeunes artistes de s’emparer de sujets de société, la photographe française Eléa-Jeanne Schmitter présente jusqu’au 27 février une exposition féministe au propos engagé et important. Ses installations et images à la fois léchées et dérangeantes mettent en lumière la méconnaissance du corps des femmes dans le monde professionnel et médical, et les dangers découlant de normes fondées essentiellement sur des données masculines.
Par Chloé Bergeret.
Âge moyen : 40 ans. Poids moyen : 70 kg. Sexe : Masculin. Ces données, à l’apparence anodine, fixent depuis des décennies les normes selon lesquelles notre monde est fabriqué. Car le corps de l’homme d’âge et de poids moyens est la référence suprême dans le monde professionnel, médical, ou encore dans la vie domestique quotidienne. C’est cette réalité d’un monde fait par et pour les homme que l’on devine devant les photographies de l’exposition d’Eléa-Jeanne Schmitter, présentée au Centquatre jusqu’au 27 février. Dès l’entrée dans son espace, on aperçoit au mur un immense paire de mains aux ongles démesurés semblant pianoter difficilement sur un clavier, illustration menaçante des obstacles souvent rencontrés par les pianistes féminines à cause des touches trop grandes pour leurs doigts. Non loin de ce premier cliché puissant, un portrait en pied d’une femme à moitié dans l’eau, vêtue d’un habit de chantier orange fluo bien trop grand pour elle, reflète à son tour une réalité concrète : les uniformes de protection sont souvent trop larges pour les femmes.
À travers une dizaine de photographies et quelques installations réalisées cette dernière année, Eléa-Jeanne Schmitter démontre la mise à l’écart de la moitié de l’humanité. Plutôt que l’angle documentaire, qui donnerait à son travail une dimension journalistique, l’artiste de 29 ans présente les réalités invisibles produites par l’exclusion des femmes dans des compositions studio très travaillées mettant en scène des corps féminins meurtris et noueux, abîmés par des objets standardisés du quotidien qui ne leur sont pas adaptés, du téléphone portable à la brique de chantier. À l’instar de l’image rougeoyante d’un dos courbé, des seringues plantées dans chaque vertèbre, qui témoigne du mauvais traitement médical des femmes, les clichés volontairement dérangeants de l’artiste interpellent le spectateur, non sans créer un certain malaise. Mais derrière cette première impression transparaît une dure réalité : le gender data gap, soit l’absence de données statistiques sur le corps des femmes, peut parfois être fatal.
Pour Eléa-Jeanne Schmitter, tout commence à la lecture d’un ouvrage extrêmement détaillé : Femmes invisibles, Comment le manque de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes (First, 2020), l’enquête sociologique de la militante féministe et journaliste britannique Caroline Criado Perez. En épluchant ses pages, l’artiste découvre à quel point le corps masculin régit toute la société, tandis que le corps de la femme n’y est jamais une référence mais une exception. L’essai dresse un constat alarmant : les inégalités de genre tuent. Révoltée par cette réalité, la jeune femme décide de la dénoncer en reprenant minutieusement quelques exemples avancés dans le livre pour les adapter en images. Du cliché d’une femme dont le gilet pare-balles, loin d’être adapté à son physique, écrase la poitrine, à un buste compressé par une ceinture de sécurité, tous ces corps photographiés en gros plan écartant souvent les visages hors du cadre attirent l’attention sur des réalités universelles et tragiques. Ainsi, les policières se plaignent souvent de l’absence de place pour leur poitrine ou leur hanche dans leurs uniformes, entraînant à la fois des meurtrissures et une mauvaise protection, tandis que les femmes sont plus nombreuses à périr dans des accidents de voiture que les hommes.
Mais les oeuvres d’Eléa-Jeanne Schmitter ne lèvent qu’une partie du voile de ces réalités, étendues à tous les domaines de la société. Les deux salles de l’exposition sont d’ailleurs loin d’être assez grandes pour contenir la pléthore d’exemples : depuis les années 60, la formule usuelle pour régler la température dans les bureaux se fonde par exemple “sur le métabolisme au repos d’un homme moyen de 40 ans, pesant 70 kilos”, écrit Caroline Criado Perez, alors que le niveau métabolique de jeunes femmes au bureau serait sensiblement plus bas, rendant la plupart des bureaux trop froids pour la gent féminine. Autre exemple : les vaccins. Testés sur des corps masculins, ceux-ci entraînent souvent des effets indésirables insoupçonnés chez les femmes, comme observé récemment avec des cas de perturbations menstruelles provoqués par les injections du vaccin contre le Covid-19. La liste est longue et les dangers plus ou moins inquiétants, encore davantage pour les femmes de couleur qui souffrent d’une exclusion plus importante, comme l’explique l’ouvrage de Caroline Criado-Perez. Si l’artiste n’aborde pas cette question dans son exposition, cette autre réalité existe, ouvrant la voie à une plus ample étude des discriminations raciales à la lumière de ces normes très concrètes.
Telle une lanceuse d’alerte, Eléa-Jeanne Schmitter dénonce par la photographie un problème de société aux conséquences graves qui dépasse le monde de l’art. Une démarche qui justifie sa place au sein du festival d’art Les Singulier-e-s, qui invite depuis six ans au Centquatre des artistes à s’emparer de sujets de société. Pendant que sa camarade de l’école Kourtrajmé Tassiana Aït Tahar dénonce les conditions de travail déplorables des livreurs Uber Eats dans une série de photos, vidéos, sculptures et même un jeu vidéo, présentés simultanément dans le même bâtiment, Eléa-Jeanne Schmitter défend une approche féministe assez crue, elle qui s’était déjà intéressée aux figures de femmes puissantes et porteuses de changements dans sa série ta mère en 2020. En exposant ainsi la torture standardisée et imposée aux corps féminins, les photographies de l’artiste les incitent finalement à prendre leur revanche en affirmant leur légitimité en tant que norme sociale.
Eléa-Jeanne Schmitter, “40 ans, 70 kg”, jusqu’au 27 février au Centquatre, Paris 19e.