Todd Haynes filme l’envers sombre du rêve américain
Au cœur de la Virginie-Occidentale, la nature luxuriante cache un territoire gangréné par la cupidité. Couvrant plusieurs décennies, le film revient sur l’histoire du Teflon, dénonçant les silences coupables qui ont protégé les profits industriels au détriment de la santé humaine.
Par Olivier Joyard.
Depuis presque trois décennies, nous nous sommes habitués à prendre des nouvelles de Todd Haynes. Trop peu souvent à vrai dire, puisque le natif de Los Angeles est l’auteur de huit longs-métrages depuis son inaugural Poison en 1991 – il avait réalisé le court-métrage culte The Karen Carpenter Story en 1988, avec des poupées Barbie en guise de comédiennes ! Une productivité plutôt basse. Elle incarne pourtant une réalité : le destin des figures du si précieux mouvement indépendant né à la fin des années 80 dans le cinéma américain. On pense également à Gus Van Sant, un temps étiqueté lui aussi – comme Todd Haynes – précurseur du “New Queer Cinema” avec Mala Noche et Drugstore Cowboy.
De cette époque créative, agitée, pleine d’espoir et de grands films, que reste-t-il exactement ? À vrai dire, des souvenirs et quelques cendres, tant la situation de celles et ceux qui refusent l’industrie à tout prix – ou qui simplement ne lui conviennent pas – est devenue fragile en 2020. Gus Van Sant réalise désormais des films qui passent sous les radars. Il y a deux ans et demi, Todd Haynes sortait, dans une discrétion surprenante, un chant d’amour mélancolique au cinéma, avec le beau mais bancal Le Musée des merveilles, qui se promenait dans le XXe siècle et ses images cinématographiques à travers les yeux d’un enfant. Était-ce une forme d’adieu ? La question paraît absurde, puisque le réalisateur sort un nouveau film. Mais elle a aussi du sens. Dans Dark Waters, il est bien question d’un poison, pourtant nous naviguons à des années-lumière de ce qui animait le premier long-métrage de Todd Haynes (une histoire d’abus intimes et de libération, construite en plusieurs tableaux indépendants). Ici, la tradition classique du film politique seventies pointe son nez : quand le cinéma servait davantage à révéler une réalité sociale ou sanitaire cachée plutôt qu’à inventer une forme. C’est une surprise, venant de Todd Haynes, qui dévoile à cette occasion son intérêt personnel pour ce qu’il appelle “le cinéma de dénonciation”. Parmi ses inspirations, il cite Klute et Les Hommes du président d’Alan J. Pakula, mais également Révélations de Michael Mann. En voyant son film, on pense aussi à Erin Brockovich, seule contre tous, ou, plus récemment, à Promised Land…
Le récit chevauche plusieurs décennies et décrypte en détail la sinistre et cynique affaire du Teflon, ce revêtement pour poêles à frire commercialisé par le géant de l’industrie américain DuPont de Nemours, dont l’un des composants est considéré comme dangereux pour la santé – de moins en moins utilisé pour les produits domestiques, il pourrait être interdit. Dark Waters s’intéresse à ce que l’on nomme aujourd’hui les lanceurs d’alerte. Les vaches d’un fermier meurent d’une mystérieuse maladie tandis que lui-même finit par souffrir d’un cancer… L’avocat de ce dernier (joué par Mark Ruffalo) parvient à convaincre son cabinet, plutôt spécialisé dans la défense des industriels, de changer de camp pour se saisir du dossier. Un chemin de croix suivra, que Todd Haynes détaille dans un style sobre, sans emphase, au cœur des paysages de la Virginie-Occidentale où la nature si belle cache des pratiques mortelles pour la santé. Une eau contaminée, une menace invisible et une grande compagnie qui nie le moindre problème : tels sont les ingrédients du drame.
De ce point de vue, Dark Waters est un film ultra contemporain, qui souligne la tranquillité stupéfiante avec laquelle certains industriels puissants se sont employés (et s’emploient encore) à privilégier les profits au détriment de la santé humaine, mettant en jeu par leur malhonnêteté et leur cupidité notre avenir commun. Il est question de milliards de dollars et d’un pays de plus en plus corrompu, que le cinéaste regarde avec une forme de tristesse et de résignation – même si l’histoire raconte une belle persévérance. “Plutôt que de se conclure sur une victoire qui fait du bien, Dark Waters montre que le combat se poursuit quotidiennement et qu’il permet de vivre, quoique imparfaitement, entre connaissance et désespoir”, a expliqué le réalisateur. L’aspect le plus captivant du film se situe dans son rapport à l’Americana. La géographie des petites villes, des paysages massifs et silencieux – l’Amérique profonde en somme –, est perçue comme un territoire gangréné. Même s’il n’arrive pas toujours à donner au récit la tension romanesque qu’on aimerait y trouver, Todd Haynes filme l’inquiétude derrière la carte postale, l’envers sombre du rêve américain, sa douceur trompeuse. Une manière pour lui de se retrouver.
L’auteur de Safe se frotte en effet à l’un des thèmes les plus forts de son cinéma : montrer les invisibles, les laissés-pour-compte de la vie majoritaire et de la pression sociale figée. Il a toujours accompagné les outsiders qui ne cadrent pas avec ce qui est considéré comme le droit chemin. Ici, il s’agit d’un fermier. Avant lui, Haynes a filmé un jardinier noir en proie à l’Amérique raciste des fifties dans Loin du paradis (2002) – son hommage aux mélodrames de Douglas Sirk –, scruté une femme au foyer en quête d’émancipation durant la grande dépression dans la minisérie HBO Mildred Pierce (2011) avec Kate Winslet, sublimé un couple de lesbiennes forcées de vivre leur amour cachées dans le magnifique et poignant Carol (2015), également situé dans les années 50. Celles et ceux que l’on veut réduire au silence hantent le cinéma de Todd Haynes depuis toujours. Il se pourrait que l’espace pour les faire exister se réduise de plus en plus, alors que Hollywood a presque entièrement renoncé à produire des films politiques.
Ce qui manque au cinéaste dans Dark Waters, c’est sans doute le goût de l’expérimentation, des glissements étranges et étonnants entre l’image et le son. Même quand il se frottait à un genre classique (le mélo, par exemple), Todd Haynes parvenait toujours à rester reconnaissable entre tous, sans parler de ses films les plus fous et bizarres, comme I’m Not There (biopic déglingué sur Bob Dylan, joué par divers acteurs et actrices) et Velvet Goldmine, qui revenait sur l’ère du glam-rock en proposant une réflexion fine sur les impasses plus ou moins délicieuses de la représentation, de la célébrité et du théâtre de la vie. Croire en la fiction, déborder du cadre, rêver les yeux ouverts dans un monde qui refuse le rêve, voilà ce que filme Todd Haynes depuis les années 80. Sans l’accuser de renoncer à son ambition, on peut s’interroger. À ce stade de sa carrière (il aura 60 ans en 2021), a-t-il perdu l’énergie nécessaire pour imposer sa griffe, dans une industrie toujours plus allergique aux prises de risques ? L’hypothèse est plausible, mais une évidence demeure : on ne devient pas un cinéaste comme les autres en un seul film. L’esprit pirate ne meurt jamais.
Dark Waters de Todd Haynes. Sortie le 26 février.