“The Lost City of Z” : rencontre avec son réalisateur James Gray
Prodige révélé avec Little Odessa en 1994, James Gray est de retour avec l'épopée amazonienne “The Lost city of Z“. À cette occasion, Numéro revient sur sa rencontre avec le réalisateur maître du film noir.
Par Olivier Joyard.
Sorti de l’école de cinéma la plus prisée du pays (USC), le réalisateur a réalisé son premier film avant ses 25 ans : Little Odessa (1994) avec Tim Roth, Edward Furlong et Vanessa Redgrave. Une fresque intime, entre drame réaliste et “mafia movie”, nourrie par le souvenir de ses grands-parents, des immigrés russes. Ce film de regrets, d’une noirceur absolue, proclamait la haute toxicité de toutes les communautés, couple, famille, quartier. Un Lion d’argent à Venise plus tard, on croyait Gray embarqué dans une carrière fulgurante de star indie, celle du jumeau contrarié de Quentin Tarantino. On avait tort. The Yards (2000), son deuxième film, allait marquer l’histoire, artistiquement (pour ceux qui l’ont vu) mais surtout à cause de ses coulisses agitées. Numéro avait rencontré le réalisateur à l'occasion de la sortie du film “La nuit nous appartient”.
Numéro : Vos films montrent des héros tristes qui ont des problèmes avec leur famille, réelle ou adoptive. Ils doivent souvent faire le choix de l’une contre l’autre. D’où vient votre fascination pour ce schéma dramaturgique ?
James Gray : Enfant, j’ai eu la chance incroyable de ne pas être bon à l’école. Me trouvant lent, les professeurs ont demandé à mes parents de me faire passer des tests en vue de me placer dans une institution spécialisée. Mais j’ai obtenu d’excellents résultats, et on m’a alors mis dans une école pour enfants doués, où j’ai étudié Virgile, Homère, Eschyle et Sophocle… Cette éducation classique m’a permis de découvrir la tragédie grecque et sa fascination pour les relations familiales, que l’on retrouve dans la Bible. Mon goût a donc été formé très tôt par cette croyance que la vie de famille est une source inépuisable de dramaturgie, si élémentaire qu’elle ne se démodera jamais. La première personne que vous rencontrez dans votre vie est votre mère, et l’histoire d’Œdipe est depuis toujours le premier drame que vivent les hommes et les femmes. Les Grecs savaient déjà tout ça il y a des milliers d’années et personne n’a fait mieux depuis. Shakespeare, qui est aussi une figure très importante pour moi, leur doit tout. Les relations familiales sont passionnantes car elles sont compliquées : il y a de l’amour pur, de la tendresse, mais aussi de la colère et une grande capacité de destruction. Avec toutes ces contradictions, quelle meilleure source pour l’art ?
Est-ce pour cette raison que vous êtes un cinéaste lyrique ?
Lyrique, tragique, mythique : voilà les trois adjectifs qui désignent pour moi un cinéma qui dure. Le but que je me suis fixé est de ne pas faire des films facilement digestes, vite vus et aussitôt oubliés. Vous parlez de lyrisme, c’est vrai que je crois en la beauté, et je ne parle évidemment pas de mettre une femme sublime ou un beau mec dans chaque scène. Par beauté, j’entends ce que notre vie a de mélancolique et de tragique. Consciemment ou inconsciemment, nous pensons à notre mort tous les jours. Nos luttes quotidiennes ont à voir avec notre propre finitude. Le lyrisme est le moyen que j’ai trouvé pour suspendre brièvement le temps.
On vous qualifie souvent de cinéaste classique. Etes-vous d’accord ?
Je revois souvent des films qui datent de 40 ou 50 ans et étaient considérés en leur temps comme des avancées stylistiques. Ceux qui vieillissent le mieux à mes yeux sont ceux qui portent une attention particulière à la narration et à la construction des personnages. Ceux qui possèdent un sens politique, historique, une conscience des classes sociales. À revoir 2001 : l’Odyssée de l’espace, la partie du film qui fonctionne le mieux est paradoxalement la plus classique formellement, quand Hal, l’ordinateur, prend le contrôle du vaisseau. La partie “acid trip”, en revanche, me semble datée. Il n’y a rien à faire : ce sont les histoires qui durent. Elles mettent au jour notre besoin de sens. Politiquement, je ne suis pas conservateur, mais esthétiquement, peut-être. Cela étant dit, même si j’ai un grand respect pour la forme classique, j’essaie aussi de la subvertir.
“Les relations familiales sont passionnantes car elles sont compliquées : il y a de l’amour pur, de la tendresse, mais aussi de la colère et une grande capacité de destruction. Avec toutes ces contradictions, quelle meilleure source pour l’art ?”
Avez-vous parfois l’impression d’être né trente ans trop tard ?
Je ne me dis jamais cela. De plus, j’ai un sens inné de la contradiction : peut-être qu’à l’époque, j’aurais tout fait pour être différent ! J’aime être l’une des seules personnes de ma génération à faire certaines choses. J’ai souvent été mal considéré à cause de cela. Mais regardez Martin Scorsese. Aujourd’hui, on le couvre d’honneurs, alors que Raging Bull avait été tourné en ridicule, ne l’oublions pas. Une carrière de cinéaste est un marathon, pas un sprint. Il faut laisser le temps aux gens de vous rattraper.
Votre carrière a été marquée par un conflit médiatisé et violent pour le contrôle artistique de The Yards, avec le patron de Miramax, Harvey Weinstein. Qu’en reste-t-il sept ans après ?
C’est de l’histoire ancienne… Une sorte de cliché. On a projeté mon film dans un centre commercial, pour le tester auprès de gens qui répondent oui ou non à des questions. Le studio, ensuite, a voulu transformer le film pour gagner de l’argent… Et voilà un autre cliché, celui de l’art contre le commerce ! La version director’s cut de The Yards existe maintenant en DVD. Le plus dur pour moi fut l’après. Le film n’a pas rapporté d’argent, il n’a pas particulièrement intéressé les critiques aux Etats-Unis. Il m’a fallu du temps, mais j’ai décidé de me remettre au travail. Prenez quatre personnes qui veulent aller dîner, elles auront un mal fou à choisir le restaurant ! Pour un film, il faut en réunir cent cinquante, qui vont dépenser des dizaines de millions de dollars et passer un an et demi de leur vie sur un projet. Certains parviennent à enchaîner les films parce que d’un certain point de vue, ils volent le système. Ils arrivent sur des projets déjà constitués, et n’ont pas vraiment leur mot à dire. Nous ne sommes plus en 1972, quand les films coûtaient moins cher, les acteurs étaient moins payés, et le marketing ne prenait pas tant de place. Altman, Coppola et Scorsese pouvaient enchaîner. Aujourd’hui, Scorsese doit décrocher la plus grande star du moment pour qu’on lui accorde son budget, et encore… Etre cinéaste est devenu une lutte.
“Le cinéma, c'est une part de vérité et une part de spectacle : les blockbusters ont le spectacle mais manquent de vérité, et le cinéma indépendant a de la vérité mais pas de sens de l'épopée.”
Pour réaliser L’Homme sans âge, Francis Ford Coppola s’est isolé du système…
Il a utilisé son propre argent !
Un signe des temps.
Voilà un homme qui n’a plus rien à prouver à personne depuis longtemps. Si vous réalisez Le Parrain 2, Conversation secrète et Apocalypse Now à la suite, vous êtes un dieu, quoi que vous fassiez ensuite. Je pense que Coppola s’intéresse désormais à l’expérimentation. En tant que cinéaste américain, il n’y a personne dont on puisse avoir davantage envie de s’inspirer. Il a connu le succès, et a utilisé ce succès pour prendre plus de risques. Il a compris les êtres humains comme personne, n’a jamais perdu de vue le contenu émotionnel de son travail, tout en conservant une profondeur thématique à ses films. Fantastique !
“The Lost city of Z” de James Grey avec Charlie Hunnam et Robert Pattinson, en salle le 15 mars 2017.
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