Phoebe Waller-Bridge, la scénariste la plus insolente d’Hollywood
Avec son humour grinçant et ses héroïnes féminines à mille lieues des clichés, l’auteure de Killing Eve et de Fleabag insuffle une liberté teintée d’impertinence dans l’univers des séries. Son personnage décalé de Fleabag, dont elle est aussi l’interprète, est de retour pour une deuxième saison.
Par Olivier Joyard.
Il y a à peine trois ans, la chaîne anglaise Channel 4 mettait à l’antenne une comédie générationnelle sexuée et acide, Crashing, une sorte d’hommage malpoli à Friends. Mais c’est quelques mois plus tard, quand la série Fleabag est arrivée sur une chaîne concurrente, que le nom de Phoebe Waller-Bridge a commencé à courir sur toutes les lèvres. Cette grande brune trentenaire est devenue l’une des comédiennes et scénaristes les plus demandées de Hollywood et d’Angleterre, une personnalité déroutante, à la tête de deux séries vues dans le monde entier (Fleabag et Killing Eve) et de montagnes de projets stylés. Elle a même participé au dernier film de la saga Star Wars. Phoebe Waller-Bridge incarne une approche de l’humour British qui est à la fois fidèle aux traditions et radicalement différente. Fidèle, parce qu’elle fonde les situations comiques sur la honte et la panique qui en découlent. Différente, car son point de vue est celui d’une femme qui expose ses démons, travaille ses angoisses à vif et invente un autre monde en quelques répliques bien senties. Comme celle-ci, parmi beaucoup d’autres : “Le célibat est moins compliqué à gérer qu’une relation.”
Au milieu des années 2000, Phoebe Waller-Bridge croyait plutôt en sa mauvaise étoile. Diplômée de la prestigieuse Royal Academy of Dramatic Art à Londres, elle se retrouvait face à un mur, “cassée”, selon ses propres termes, par cette école réputée pour façonner des carrières à la manière forte. “Je me trouvais mauvaise actrice”, a-t-elle même raconté. C’est à ce moment-là qu’elle rencontre Vicky Jones. Ensemble, elles commencent par fonder à Londres une compagnie de théâtre, DryWrite, et Phoebe Waller-Bridge, qui ne trouve que peu de rôles, se met alors à écrire de courtes pièces de théâtre – dont une dizaine de pages deviendront la première version de Fleabag. Un soir, sous l’emprise de l’alcool, Vicky Jones l’emmène au Soho Theatre et interpelle le directeur artistique, lui expliquant que son amie a du talent, gâché parce qu’il reste dans l’ombre ! Quelques mois plus tard, Phoebe Waller-Bridge présente son travail, seule en scène, à Édimbourg : l’histoire d’une jeune femme que ses parents ont surnommée “Fleabag” (“sac à puces”), grâce à laquelle le public découvre une écriture acérée.
S’adressant directement aux spectateurs, la grande brune raconte son existence, fondée sur le renoncement à l’amour (elle lui préfère la sexualité à outrance) et les conflits avec sa sœur et son père. Peu à peu, nous découvrons l’origine de sa crispation, liée à la disparition de sa meilleure amie dont elle se sent responsable. Mise à l’antenne en 2016 en version série, Fleabag a imposé sa touche à la fois drolatique et déchirante. Un véritable choc. Ce printemps voit arriver la deuxième saison, où le double fictionnel de l’auteur (qu’elle interprète aussi) se tourmente plus que jamais : à quoi bon chercher l’amour là où il serait facile à trouver ? Pourquoi chercher l’amour, d’ailleurs, puisque l’anxiété et la noirceur intérieure l’emporteront toujours ? Ce pessimisme stimulant est au service d’une écriture toujours plus brillante. Un jeune prêtre séduisant la confronte à ses désirs et à son manque d’amour, soulignant la force de la série : un ton à part, une âme qui s’exprime, unique et franche.
D’où écrit Phoebe Waller-Bridge, avec quels ressorts intimes, elle qui a créé Killing Eve, où une enquêtrice déphasée traque une tueuse à gages psychopathe ? L’intéressée – qui avoue son faible pour “les femmes transgressives, l’amitié et la douleur. J’adore la douleur”, confie-t-elle – a elle-même résumé récemment le lieu d’où tout résonne : “La rage. Un réalisateur m’a dit un jour : ‘Vous avez le don de la rage’, et c’est vraiment resté en moi.[…] J’ai toujours envie de toucher aux limites des personnages. Dès que l’on sait ce qui met quelqu’un en colère, on peut en dire beaucoup sur elle ou sur lui.”
La voix libre et inspirée de Phoebe Waller-Bridge fait partie de celles qui portent aujourd’hui, dans un monde où le féminisme n’est heureusement plus un gros mot. On pense parfois à Lena Dunham, Jill Soloway ou Issa Rae, même si aucune comparaison ne tient vraiment. En toute logique, Phoebe Waller-Bridge revendique une approche tout sauf “convenable”. Personne dans Fleabag ou Killing Eve, et surtout pas les femmes, ne se contente d’ailleurs d’être respectable. “Être gentille et plaisante, c’est un cauchemar. Quand on est une femme, on nous raconte dès notre plus jeune âge comment être une bonne fille – une fille gentille et jolie. Mais en même temps, on nous dit que les filles très bien élevées ne changeront pas le monde, qu’elles ne feront même pas un petit rond dans l’eau. Donc, je suis là, et je me demande ce que je suis censée foutre. Je devrais être une révolutionnaire polie ?”
La réponse se trouve évidemment dans la question. Phoebe Waller-Bridge s’est engagée depuis plusieurs années dans une association qui interpelle l’industrie britannique du cinéma et des séries sur le traitement des comédiennes, et s’échine à construire des personnages libres, anxieux et émouvants. Son but ? Rester collée à la comédie, mais une comédie dont les ressorts sont toujours profonds. Après avoir rencontré des médecins spécialisés dans le contact avec les psychopathes pour élaborer Killing Eve, elle en est arrivée à la conclusion suivante : “La première chose que disent ceux qui observent ces personnes, c’est qu’elles sont si drôles qu’on ne peut s’empêcher de les aimer. C’est pourquoi je pense que la comédie est un outil très puissant et que je l’aime autant.”
Fleabag, saison 2. Prochainement sur Amazon Prime.
Killing Eve, saison 2. Prochainement sur Canal + Séries.