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Sault, le mystérieux collectif londonien dont le dernier disque s’est autodétruit
Depuis la sortie, en 2019, de leur excellent premier album 5 qui mêle soul, funk, post-punk et parfois trip-hop, les membres de Sault n’ont jamais joué leur musique en live, n’ont pas dévoilé leur nom et cultivent même le secret sur leur nombre. Leur dernier disque, Nine, a été supprimé par leur soin quatre-vingt-dix-neuf jours après qu’il soit dévoilé, faisant du collectif de soul la formation la plus punk du moment.
Par Chloé Sarraméa.
Il n’est pas si rare, lorsqu’on cherche l’album d’un artiste sur les plateformes de streaming, que celui-ci soit introuvable. C’est souvent dû, dans le cas, par exemple, de la mixtape Nostalgia, Ultra (2011) de Frank Ocean, à des litiges avec d’autres musiciens qui crient au plagiat et déclarent illégal les samples de leurs mélodies. Ces chefs-d’œuvre ne sont alors disponibles que sur YouTube, dans leur version non officielle, au grand dam de ceux qui les ont produits… Et des fans aussi. Il arrive pourtant, parfois, que certains disques s’autodétruisent. C’est le cas de Nine, le cinquième album du mystérieux collectif londonien Sault, qui, sur commande de ses auteurs, a été supprimé quatre-vingt-dix-neuf jours après sa sortie.
Il faut être très audacieux, sans doute un peu punk et un brin anticapitaliste pour renoncer aux royalties, mais aussi à la reconnaissance qu’un opus peut générer. Dévoilé presque un an après les deux disques jumeaux du groupe, Untitled (Black Is) et Untitled (Rise), sortis en 2020 et faisant écho aux manifestations de Black Lives Matter, Nine débarque le 25 juin 2021 et, selon un post de Sault sur son compte Instagram, reste disponible à l’achat et en streaming jusqu’au 2 octobre. Ensuite, ce récit des enfances passées dans des cités HLM de Londres, d’où les membres du collectif sont originaires, a disparu, laissant derrière lui, sur YouTube, un enregistrement piraté et un peu grésillant.
Pour comprendre le sens de cette éradication brutale, engagée et pour le moins énigmatique, il faut se pencher un instant sur l’identité – musicale, visuelle et tout simplement personnelle — du groupe, qui a manifestement souhaité frapper aussi fort que Radiohead à la sortie d’In Rainbows, et faire un pied de nez à l’industrie, qui, malgré les écoutes engrangées sur Spotify ou Apple, rémunère trop peu (ou pas) les artistes. Tandis que le groupe de Thom Yorke sortait, en 2007, le premier album à télécharger en ligne, à prix libre, et inventait (sans le vouloir) le streaming, Sault dévoile un disque un titre sobre, dont la pochette épurée affiche “NINE” sur fond noir, écrit avec des allumettes. Ces mêmes allumettes qui seront, comme l’album, consumées dans trois, deux, un… zéro.
Le collectif londonien aurait pu, pour rattraper ce manque à gagner sur les bénéfices de son dernier disque, entamer une tournée mondiale, écumer les salles indé des capitales européennes et américaines et s’adonner à une promo XXL. Mais Sault, qui a fait de l’underground son fonds de commerce, n’a pas donné de concert et ne s’est exprimé nulle part. Car son identité, c’est ça : il n’en a pas. On sait seulement de lui que son art est inclassable et qu’il n’a aucun visage. Depuis la sortie, en 2019, de son excellent premier album 5 qui mêle soul, funk, post-punk et parfois trip-hop, ses membres n’ont jamais joué leur musique en live, n’ont pas dévoilé leur nom et cultivent même le secret sur leur nombre. Avec des pochettes toutes noires, juste agrémentées de chiffres écrits avec des allumettes ou de photos de mains – poing levé ou paumes collées entre elles –, et l’absence de clips, le groupe aux cinq albums studio a remué la pop anglaise, faisant inlassablement spéculer les fans et les critiques les plus pointus.
Sur Internet, chacun y va de son pronostic. Certains évoquent un certain Dean Josiah, proche collaborateur du chanteur Michael Kiwanuka (vainqueur du prestigieux Mercury Prize en 2020), comme l’un des compositeurs, tandis que d’autres journalistes (du Guardian par exemple) imaginent la chanteuse soul Cleo Sol et le rappeur Kid Sister, parfois crédité sur certains projets de Kanye West, comme les voix du groupe. Ces deux-là sont les seuls, avec Sault, à être signés sur un mystérieux label britannique, Forever Living Originals… De notre côté, si l’on rêve que Dean Blunt, le Londonien virtuose qui flirte, sur ses projets personnels, avec la folk, le rock, le rap et même le métal, soit l’instigateur du projet, on n’est sûr que d’une chose : nul besoin de patronyme pour être un grand artiste.
Untitled (Black Is) et Untitled (Rise), de Sault, disponibles.