Rencontre avec Wes Anderson : « J’adorerais que Scarlett Johansson soit dans tous mes films à partir de maintenant ! »
Présenté en compétition au Festival de Cannes 2023, Asteroid City, qui sort en salle ce mercredi 21 juin, est un pur film de Wes Anderson, fait de vignettes soignées d’où naissent des sentiments puissants, liés au manque et à la perte. Situé dans l’Amérique des années 1950, porté par une Scarlett Johansson magnétique, le onzième long-métrage de l’auteur de Darjeeling Limited fait mouche. L’occasion d’en discuter dans une suite cannoise, où il nous a reçu en costume estival et chemise brodée de ses initiales.
propos recueillis par Olivier Joyard.
Dans Asteroid City, nous sommes en 1955, mais les personnages vivent un confinement. Le mot quarantaine est prononcé. Avez-vous développé le film pendant la pandémie ?
Je ne crois pas qu’il y aurait une quarantaine dans ce film si nous n’avions pas été en train d’en vivre une dans la réalité. Ce n’était pas un choix délibéré, mais c’est arrivé. Avant même de réfléchir aux conséquences, on a imaginé une scène de confinement. Quand on écrit, la vie persiste à se frayer un chemin jusqu’à la page. Il faut dire que le travail du scénario a été perturbé par l’arrivée du Covid. J’ai terminé The French Dispatch dès 2019 et embrayé sur Asteroid City la même année. Quelques mois plus tard, tout s’est arrêté. Normalement, Roman (Coppola, le co-scénariste, NDLR) et moi sommes dans la même pièce. Cette fois, on n’a pas pu se croiser pendant huit mois. On s’envoyait des bribes de textes, on se parlait, mais le processus était assez solitaire. Surtout, il a fallu attendre avant de tourner, ce qui n’est pas mon habitude. Je préfère que le cinéma se fasse d’un seul geste.
Vous vous êtes ennuyé ?
Pas vraiment, j’ai écrit et tourné un autre film, adapté de La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar, le recueil de nouvelles de Roald Dahl. Ce n’est pas un film d’animation, mais il y aura des plans animés (ce long-métrage avec Benedict Cumberbatch a été réalisé pour Netflix, NDLR).
D’où est partie l’histoire d’Asteroid City ?
Hum, je me demande… Je crois que je voulais observer l’Amérique des années 1950 à travers le théâtre qui se faisait à cette époque. Au bout du compte, le film a un lien avec cet univers, mais ce n’est pas une histoire sur les coulisses d’une pièce. J’utilise le théâtre pour enclencher le récit, à travers un narrateur joué par Bryan Cranston. J’ai construit l’histoire autour du personnage de Jason Schwartzman, qui est photographe et se retrouve avec sa famille en plein désert.
« J’ai le sentiment parfois que la surface de mes films a cet aspect bricolé si particulier, presque écrit à la main, que certains ont du mal à comprendre. » Wes Anderson
Cette homme est veuf. Il annonce à ses enfants que leur mère est décédée. L’un des sujets principaux du film me semble être le deuil.
C’est aussi la manière dont nous en parlions ensemble avec Roman Coppola. Nous pensions à des personnages qui touchent aux limites de leur capacité de contrôle et de leur pouvoir. La mort représente un terminus inévitable pour nous tous. Cette idée est restée dans notre esprit.
Le monde actuel semble rempli de personnes désorientées. Ces dernières années, nos relations et nos certitudes ont été remises en cause.
Le film s’est nourri de ce sentiment, de ces moments étranges où nous n’avions collectivement aucune idée de ce qui allait arriver, de ce que l’existence allait nous réserver d’ici un mois. Les gens parlaient tout le temps du retour à la normale. Mais à quoi cette normalité allait ressembler, quel sens aurait-elle ? De temps à autres, des événement importants font que la normalité est altérée. Dans Asteroid City, un extraterrestre surgit, qui remet en cause la conception humaine de l’univers. Mais le lendemain, il faut bien se mettre à table pour déjeuner.
“La normalité est altérée”. J’aime cette expression, qui pourrait définir votre cinéma.
Pourquoi pas (rires). J’ai le sentiment parfois que la surface de mes films a cet aspect bricolé si particulier, presque écrit à la main, que certains ont du mal à comprendre et à ressentir le fait que tout vient de la vie : chaque moment d’Asteroid City est inspiré par des gens que je rencontre, des expériences que je traverse.
L’émotion naît par vagues, on ne sait pas toujours comment. De quoi partez-vous pour filmer, d’une émotion ou d’une histoire ?
Chez moi, les deux ne sont jamais séparés. La manière dont je travaille, c’est de penser à un personnage, puis à une image qui lui est associée. Peu à peu, des pièces commencent à s’emboiter pour prendre forme. J’ai aussi réalisé un storyboard animé. Cela n’empêche pas qu’en tournant ce film, je demandais toujours à Jason Schwartzman et au reste du casting de trouver la moins bribe d’émotion disponible. C’est une entreprise délicate. D’ailleurs, ce film est assez délicat au sens où il n’y a pas de scènes où de grands sentiments sont exprimés. L’émotion vient d’une manière oblique.
Vos films sont très reconnaissables, comme ceux de John Ford d’une certaine manière. Je ne parle pas seulement de leur aspect visuel, mais aussi thématique. Vous creusez encore l’idée que former une famille est difficile, qu’il faut constamment réinventer ce qui nous lie.
Ce sujet est tellement essentiel pour moi, tellement ancré, que je n’en tiens même plus compte. Il est là. Il m’a choisi plus que je ne l’ai choisi. C’est un des ingrédients de base de mon cinéma.
Il y a une famille que vous choisissez avec beaucoup de soin, c’est celle des acteurs. Dans Asteroid City, on retrouve beaucoup de stars dans de petits rôles : Tom Hanks, Adrien Brody, Tilda Swinton, Margot Robbie, Steve Carell, etc. Comment parvenez-vous à cette démocratie du temps d’écran ?
La question est toujours la même : qui va me dire oui ! Mon approche, c’est de choisir en priorité les acteurs et actrices que j’aime le plus. S’ils acceptent, le casting devient très fourni. Le fait que la majorité interprète de petits rôles, j’ai toujours pensé que cela s’accordait bien avec mon cinéma. Je n’ai pas l’impression qu’ils sont réduits à des caméos. À mes yeux, tous ces acteurs font partie d’une troupe exceptionnelle.
« J’adorerais que Scarlett soit dans tous mes films à partir de maintenant ! Elle est fantastique. » Wes Anderson
Scarlett Johansson, avec qui vous travaillez pour la première fois, semble avoir habité votre cinéma toute sa vie.
J’adorerais que Scarlett soit dans tous mes films à partir de maintenant ! Elle est fantastique. L’un de mes plans préférés d’Asteroid City, même si je n’aime pas favoriser un acteur par rapport à un autre, lui doit beaucoup : celui qui revient de façon répétée, quand elle apparait à travers le cadre de la fenêtre de son bungalow. Sur le tournage, ces moments étaient fabuleux.
Votre film se passe dans les années 1950, mais on peut aussi y voir un commentaire sur l’Amérique contemporaine, entre espoir et rétractation ?
Pour moi, l’Amérique des fifties telle que nous la regardons dans Asteroid City a une relation directe avec celle d’aujourd’hui. La population était traumatisée par la guerre, de grandes corporations prenaient le pouvoir, l’armée était omniprésente. Tout cela était regardé avec une certaine fierté, comme s’il y avait dans la population une innocence par rapport aux dangers potentiels. On le voit dans le film chez les adultes, tandis que les personnages d’enfants, eux, portent un autre discours et un imaginaire différent. Je perçois cela dans le monde actuel, en Amérique plus qu’ailleurs.
Gardez-vous de l’espoir sur la marche du monde, malgré toutes les catastrophes ?
D’une manière générale, je suis un homme légèrement optimiste (rires).
Asteroid City (2023) de Wes Anderson, présenté au Festival de Cannes 2023, au cinéma le 21 juin 2023.