Rencontre avec Soko, actrice et chanteuse à l’aura punk
Musicienne, chanteuse et actrice française installée à Los Angeles, Soko multiplie les champs d’expression artistiques, mais sa magie reste la même. Investie corps et âme dans chacun de ses projets et déployant un univers onirique plein de fantaisie, elle défend ardemment le droit à la différence et la beauté de l’étrangeté. Héroïne du récent film féministe Mayday, l’artiste queer milite encore et toujours pour l’acceptation de tous et pour un monde empreint de compassion. Rencontre.
Cette puissance rare, celle d’une bienveillante alchimiste, Stéphanie Alexandra Mina Sokolinski (de son vrai nom sonnant comme celui d’une princesse polonaise) l’a tient sans doute de son enfance peu banale et très tourmentée. Née à Bordeaux d’un père russo-polonais et d’une mère franco-italienne, elle n’a que cinq ans lorsqu’elle assiste à la mort de son père qui succombe à une rupture d’anévrisme. L’expérience tragique la marque si profondément, qu’elle deviendra dès lors végétarienne (puis végétalienne quelques années plus tard). Enfant solitaire, agoraphobe et dyslexique, Soko quitte très tôt l’école. Et ne garde pas de ces années-là un souvenir heureux. « Je ne me suis jamais sentie à ma place dans ma famille, se souvient-elle. Alors je fais très gaffe à donner une autre éducation à mon bébé, Indigo Blue, qui a trois ans et que j’élève seule. J’essaie de lui apporter beaucoup d’amour, d’être très présente, tout en lui inculquant déjà une forme d’indépendance. Il va dans une super école green française de Los Angeles. C’est une école végan, bio, qui apprend plusieurs langues comme le français, le mandarin, et l’espagnol. Il y a aussi des cours de cuisine, de jardinage, de musique et de yoga. Ils passent beaucoup de temps à l’extérieur. J’aurais adoré aller là-bas enfant. »
I Thought I Was An Alien (« Je pensais que j’étais un extraterrestre« ). C’est ainsi que s’intitulait le premier album de folk-pop bricolée et onirique de la chanteuse-compositrice Soko sorti en 2012. Et la formule résonne aujourd’hui comme un manifeste. Depuis ses débuts en 2007, où elle explosait sur MySpace avec le single provocateur I’ll Kill Her présent sur un EP nommé Not Sokute (« pas si mignonne »), la Française qui vit depuis 14 ans à Los Angeles n’a cessé de démontrer que la différence était une force. L’artiste de 36 ans a en effet sorti trois albums à la fois beaux et étranges dans lesquels elle transformait ses tourments en hymnes pop aux accents new wave irrésistibles. Au gré de clips poétiques et de singles poignants, la star qui aime arborer des capes scintillantes, s’imposait comme la magicienne d’une scène artistique alternative, capable en un refrain de dissiper le blues de l’époque. Un don confirmé par son dernier disque, Feel Feelings (2020), né après une période d’abstinence volontaire et une retraite thérapeutique pour se débarrasser de vieux schémas négatifs. Soko y encourageait les auditeurs à assumer toutes leurs émotions, qu’elles soient tristes ou joyeuses et à vivre au grand jour toutes leurs amours, dans des ritournelles queer émouvantes oscillant entre la mélancolie rock et la naïveté d’une voix enfantine.
Pour la jeune fille, le salut passera par le théâtre et la musique. Hypersensible et hyperactive, Soko se forme à l’art dramatique au Cours Eva Saint Paul à Paris et enregistre, encore adolescente, une cinquantaine de morceaux dans sa chambre. À 16 ans, la lolita androgyne vit déjà la grande vie dans la capitale hexagonale, écumant les clubs, les salles de spectacles et celles de cinéma. Son allure de « weirdo » proche du charisme gothique d’une Christina Ricci, son âme punk (elle annonce sa retraite musicale dès ses débuts prometteurs, avant de se rétracter) et son regard perçant en font vite une icône underground de la fin des années 2000. Aimantés par son aura anticonformiste, les réalisateurs, et surtout les réalisatrices, lui confient des rôles qui lui ressemblent. Elle incarne une boxeuse dans le film Dans les cordes (2006), une hystérique qui rencontre le professeur Charcot en 1885 dans Augustine (2012) ou encore une ado rebelle dans le sauvage Bye Bye Blondie (2012) de Virginie Despentes. Mais elle épate encore plus en inoubliable pionnière de la danse moderne (Loïe Fuller) dans La Danseuse (2016) ou intrépide militaire de retour d’Afghanistan dans Voir du pays (2016).
Ces performances intenses reflètent son goût pour le défi. Et le danger. L’actrice nommée deux fois aux César raconte : « Pour jouer dans La Danseuse, c’était important pour moi de ne pas avoir de doublure. J’ai donc suivi un entraînement intensif de huit heures par jour pendant trois mois avant de commencer le tournage. Je voulais ressentir dans mon corps ce que ça fait de travailler aussi dur que cette danseuse américaine née 1862, Loïe Fuller, d’avoir de vrais bleus. Et pour Dans les cordes, j’ai pratiqué la boxe pendant un an avec les champions de France. J’ai adoré ça ! Plus il y a de préparation physique pour un rôle, plus je prends du plaisir. Je me jette corps et âme dans mes projets parce que j’ai une soif d’apprendre des choses nouvelles en permanence. Sortir de ma propre vie et profiter d’expériences inédites est l’une des choses que j’aime le plus dans le cinéma. J’aspire à aller vers des domaines qui ne me ressemblent pas. Cela me permet de développer une compassion plus grande pour des choses qui me sont inconnues. » Pour mieux convaincre dans son long-métrage Les Interdits, Soko est aussi partie à Odessa afin de contacter des refuzniks, ces personnes à qui le visa d’émigration était refusé par les autorités de l’Union soviétique.
Quand elle croit à un film, rien ne peut arrêter Soko. L’artiste a ainsi harcelé, pendant huit mois, la production du long-métrage Augustine afin d’obtenir le premier rôle. La réalisatrice – qui avait vu défiler 800 filles pour incarner son héroïne – voulait une actrice inexpérimentée mais l’audition passionnée de la chanteuse a remporté la mise. Sauf qu’avant de se battre pour une œuvre, encore faut-il que celle-ci corresponde aux convictions de Soko. Végan, écolo (elle privilégie la seconde main truffée de « belles pièces rares », militante LGBT et alliée du mouvement Black Lives Matter, l’artiste se refuse à trahir ses idéaux. « Jamais je ne tournerai une scène où je mange de la viande, jure-t-elle. Même si on me payait un million de dollars… » Pourtant, il arrive que ses choix fassent polémique. Celle qui a fasciné les tabloïds lorsqu’elle était en couple avec l’actrice Kristen Stewart était récemment à l’affiche du film A Good Man (2021) qui a donné lieu à une controverse. La raison ? Le rôle d’un homme trans (enceint) était donné à une femme : Noémie Merlant. Soko rejoint les critiques du public concernant ce parti-pris. « Je comprends tout à fait cette polémique. J’avais même interrogé au tout début la réalisatrice du film à ce sujet. Je savais également que les deux autres filles qu’elles voyaient pour mon rôle étaient hétéros. Je lui ai signifié que je trouvais important que l’un des deux rôles principaux du film soit porté par un membre de la communauté LGBT. Et que si elle ne choisissait pas une femme queer comme moi, elle allait aux devants d’attaques encore plus importantes. »
Le nouveau film de Soko, Mayday, diffusé par la chaîne Hulu depuis le mois de janvier dernier, ne soulèvera pas ce type d’interrogations. Ce dernier s’avère en effet complètement en phase avec la personnalité de l’artiste. Le long-métrage raconte l’histoire d’une jeune femme qui se réveille dans un autre monde : une île où règne une armée de filles en guerre contre les garçons. « Ce qui m’a fait accepter ce rôle, c’est qu’il s’agit d’un film féministe et extrême » explique Soko. Ça parle de sororité, de comment le fait de se soutenir entre filles permet d’arriver à s’affirmer et à dépasser la domination masculine. » Et cela ne fait aucun doute qu’en regardant l’icône LGBT en costume Gucci crever l’écran, une nouvelle génération d’amazones va se lever pour lui emboîter le pas.
Mayday (2022) de Karen Cinorre, disponible sur la plateforme Hulu.