Rencontre avec Sandra Hüller, l’actrice allemande sacrée aux César 2024
En quelques mois, l’actrice allemande Sandra Hüller s’est imposée comme une figure majeure du cinéma mondial grâce à sa performance puissante dans le film Anatomie d’une chute (2023), primé à Cannes, aux Golden Globes, aux César et bientôt, peut-être, aux Oscars. Depuis le 31 janvier 2024, la comédienne impressionne dans La Zone d’intérêt, dans lequel elle joue la femme d’un commandant d’Auschwitz. Rencontre avec une artiste essentielle.
propos recueillis par Nathan Merchadier.
Remarquée pour son rôle de femme d’affaires ambitieuse dans le film Toni Erdmann (2016), l’actrice Sandra Hüller (45 ans) est depuis devenu l’un des visages les plus en vogue du cinéma allemand et international. Avec sa performance puissante et trouble de romancière accusée de meurtre dans l’acclamé Anatomie d’une chute (2023) de Justine Triet, Palme d’or au dernier Festival de Cannes, elle est largement pressentie pour remporter un trophée d’interprétation à la prochaine cérémonie des Oscars après avoir remporté celui de la meilleure actrice aux Césars 2024 le 23 février.
L’interview de Sandra Hüller, actrice à l’affiche du film La Zone d’intérêt, révélée par Anatomie d’une chute
Capable de se glisser avec la même aisance dans une pluralité de personnages souvent complexes et opaques, la comédienne issue d’une formation théâtrale incarne aujourd’hui la femme de l’officier nazi Rudolf Höss (surnommé le commandant d’Auschwitz) dans le film poignant La Zone d’intérêt, récompensé par le grand prix du jury au Festival de Cannes 2023.
Sous la direction du réalisateur britannique Jonathan Glazer – déjà à l’origine du bouleversant Under the Skin (2014) – Sandra Hüller est bluffante en mère de famille indéchiffrable et glaçante face au terrible génocide qui se déroule sous ses yeux, alors qu’elle habite dans une maison se tenant à côté d’un camp. À l’occasion de ce nouveau projet, rencontre avec une comédienne essentielle et fascinante.
« Être une actrice allemande qui tourne dans un énième film sur l’holocauste, j’ai d’abord pensé que j’avais d’autres choses à faire. » Sandra Hüller
Numéro : Quelle a été votre première réaction en découvrant le scénario du film La Zone d’intérêt ?
Sandra Hüller : Je pense que le scénario n’a pas été pas l’élément le plus important. Ce qui m’intéressait, c’était surtout ce que Jonathan Glazer voulait en faire. En réalité, il ne se passe pas grand chose dans le script de La Zone d’intérêt. Nous assistons simplement à la vie paisible d’une famille qui finit par se disputer pour savoir si elle doit rester dans la maison qui a vu grandir ses enfants. C’est donc davantage les éléments qu’il a voulu ajouter à cette histoire et son approche globale de ce sujet difficile qui m’a intéressée.
Comment vous êtes-vous préparée à affronter un tel morceau d’histoire ?
Je ne me suis pas réellement préparée à ce rôle. Tout d’abord, j’ai dû me convaincre que je voulais faire partie de ce film. J’ai mis beaucoup de temps avant de franchir le pas, parce que ce projet aurait pu mal tourner : être une actrice allemande qui tourne dans un énième film sur l’holocauste, j’ai d’abord pensé que j’avais d’autres choses à faire. Finalement, les conversations que nous avons eues avec Jonathan ont été très importantes afin qu’il m’explique la tonalité qu’il voulait donner à ce film. Placer la maison dans laquelle le film a été tourné juste à côté du camp de concentration d’Auschwitz, reconstruire le jardin à l’identique par rapport à celui de la famille dont le film est inspiré… Tous ces détails ont été très cruciaux pour moi.
J’ai lu que dans certaines scènes du film, vous ne saviez pas que vous étiez filmée…
Nous avons toujours su que nous étions filmés parce qu’il y avait plusieurs caméras dans la maison, mais nous ne savions pas sous quel angle. C’était intimidant, mais en même temps, j’ai trouvé qu’il était nécessaire de procéder de cette manière car l’absence d’interruptions techniques vous donne un certain espace pour jouer en tant qu’acteur. Cela donne à notre esprit la latitude nécessaire pour ressentir le vide que les personnages que nous incarnons ont pu éprouver, pour ressentir la culpabilité de ces personnes. Le fait d’être observée toute la journée en tant qu’Allemand, dans cette maison, par quelqu’un dont la famille a été touchée par la Shoah, cela fait quelque chose.
« Ce n’était une tâche facile pour personne, mais quand vous êtes près d’un camp d’extermination, toutes ces choses n’ont plus vraiment d’importance. » Sandra Hüller
Y a-t-il eu une part d’improvisation pendant le tournage du film ?
Nous avons des souvenirs différents sur ce sujet. L’acteur Christian Friedel, qui joue Rudolf Höss, dit que oui, mais moi je ne me souviens pas vraiment. Pour tout vous dire, je n’aime pas vraiment procéder comme cela, surtout avec des personnages historiques. Je ne sais pas comment ces gens parlaient, alors j’essaie d’éviter les moments d’improvisation. Mais, bien sûr, dans une période de 45 minutes avec plus de dix caméras qui tournent, parfois vous ne savez pas quoi faire et cela donne lieu à des situations inattendues.
Dans ce film, Hedwig (que vous interprétez) semble très sensible lorsqu’il s’agit de sa famille mais dans un grand déni lorsqu’il s’agit de la tragédie qui se déroule à quelques pas de chez elle…
J’ai évité de créer un personnage complexe. Je pense que j’ai voulu montrer une femme très simple, très vide, stupide et froide. La complexité de ce personnage a été ajoutée par tout ce qui nous a entourés durant le tournage. J’ai finalement essayé de rendre Hedwig Höss aussi ennuyeuse que possible.
J’imagine que la réalisation de ce film a été une expérience très difficile. Comment vous êtes-vous protégée durant ce tournage ?
Ce n’était une tâche facile pour personne, mais quand vous êtes près d’un camp d’extermination, toutes ces choses n’ont plus vraiment d’importance. En mettant ce tournage en perspective avec les choses qui se sont réellement passées là-bas, ce n’est rien. Il s’agit juste d’une poignée d’acteurs qui essaient de tourner un film. Aussi, je ne pense pas que je me sois tellement protégée parce que la façon d’interpréter mon personnage n’exige aucuns éléments propres à ma personnalité. Enfin, l’équipe du film a été très bienveillante et attentive, donc je n’ai pas eu à me protéger de quoi que ce soit. Je pense que la protection s’est faite avant, lorsque j’ai décidé de l’approche que j’allais adopter pour ce tournage.
“Si ce n’était pas pour changer la vie des gens, je ne trouverais pas de sens à faire ce métier. ” Sandra Hüller
Vous avez enchaîné le tournage de La Zone d’intérêt avec celui d’Anatomie d’une chute en France ainsi qu’avec celui du film allemand Sisi und Ich (2023). Comment avez-vous vécu ces changements de registres ?
J’ai commencé par le tournage de La Zone d’intérêt, puis Sisi und Ich, qui est actuellement dans les salles de cinéma françaises, et enfin avec celui d’Anatomie d’une chute. Quand j’ai eu ce corpus d’œuvres devant moi, je me suis demandée comment j’allais pouvoir réussir à passer d’un projet à l’autre. J’ai donc essayé de créer une sorte de carte de repères en moi. Cela a été très utile pour incarner le personnage de Sandra (qui est une personne très mûre qui peut assumer la responsabilité de toutes ses actions) dans Anatomie d’une chute, après celui d’Hedwig Höss dans La Zone d’intérêt parce qu’ils sont complètement à l’opposé.
Y a-t-il eu un film plus compliqué à tourner que les autres ?
Je ne vois pas les choses de cette manière. Il y avait des difficultés pour tous ces personnages à différents niveaux. Dans La Zone d’intérêt, c’était le sujet qui était difficile alors que dans Anatomie d’une chute, c’était surtout la vie de mon personnage qui l’était. Il y a toujours une sorte de difficulté à se plonger dans un rôle.
Dans Anatomie d’une chute, votre personnage est, dans une certaine mesure une figure féministe. Est-ce important dans vos choix de rôles ?
Je n’aime pas aider les récits qui sonnent faux dans ce monde. Je pense que nous faisons aussi ce travail pour cela. Si ce n’était pas pour changer la vie des gens et essayer de rendre le monde un peu meilleur (même s’il ne s’agit que d’un film) je ne trouverais pas de sens à faire ce métier. Donc, oui, je pense qu’il est important que les projets dans lesquels je suis impliquée soient quelques peu politiques.
“J’aime aussi Justine Triet pour sa conscience politique et les déclarations qu’elle fait. ” Sandra Hüller
Vous avez également travaillé avec Justine Triet en 2019 sur le film Sibyl. Comment décririez-vous votre relation ?
Je l’admire et je l’aime beaucoup. C’est mon amie mais c’est aussi une grande artiste. Je ne sais pas comment quelqu’un peut réussir à créer des films aussi beaux. Je l’aime également pour sa conscience politique et les déclarations qu’elle fait. Pour moi, c’est un être humain admirable en tous points.
En 2016, vous aviez déjà fait sensation au Festival de Cannes avec Toni Erdmann. Qu’est-ce que ce film a changé dans votre vie et votre carrière ?
J’ai rencontré Justine Triet avant même que ce film ne soit réalisé. Donc peut-être que je n’aurais pas rencontré Jonathan Glazer si je n’avais pas fait Toni Erdmann. Mais je ne sais pas, il ne m’a jamais dit où est-ce qu’il m’avait vue pour la première fois.
Vous avez sorti l’album Be Your Own Prince (2020) en tant que chanteuse. Quelle place occupe la musique dans votre vie ?
Eh bien, pour l’instant, aucune. Si je veux écrire quelque chose, j’ai vraiment besoin de beaucoup d’espace donc ce n’est pas vraiment le bon moment, je suis très occupée. Mais j’aime profondément la musique et j’en ferai toujours. Je chante constamment, que je sois seule ou avec des gens. Récemment, une amie française m’a demandé si je voulais faire partie d’un projet musical. Peut-être que ce dernier verra le jour prochainement.
Pouvez-vous m’en dire plus sur vos prochains projets cinématographiques ?
J’ai récemment travaillé avec le réalisateur autrichien Markus Schleinzer qui avait réalisé le film Angelo (sorti en 2019). Dans son nouveau long-métrage, nous racontons l’histoire d’une femme du XVIIe siècle qui s’habille en homme parce qu’à l’époque, il était plus facile de vivre comme cela. Elle part à la guerre et finit par fonder une famille, traînant derrière elle beaucoup de mensonges. Ce personnage témoigne d’une compréhension profonde de qui est l’autre. J’ai également tourné avec Sandra Wollner qui est une réalisatrice autrichienne à qui l’on doit The Trouble With Being Born (2020). J’ai vraiment hâte que ce projet voit le jour. Il s’agit d’une histoire sur le deuil, sur la façon de le gérer et sur les effets qu’il peut avoir sur les membres d’une famille.
Vous avez joué dans beaucoup de films récemment. Est-ce que le format des séries pourrait vous intéresser ?
Oui, c’est possible. Mais je suis toujours confrontée à la question du temps que je passe en tournage, car j’ai un enfant qui va à l’école et je dois vraiment m’occuper de lui. Mais j’adore les séries. J’en regarde tout le temps !
La Zone d’intérêt (2024) de Jonathan Glazer, avec Sandra Hüller, actuellement au cinéma.