Rebecca Marder, a discreet and brilliant actress
Aussi lumineuse que mystérieuse, l’actrice franco-américaine de 27 ans est une star en devenir. Après avoir été pendant sept années pensionnaire de la Comédie-Française, elle a quitté la prestigieuse institution pour prendre son envol. Elle a marqué le public par son interprétation magistrale dans le premier film de Sandrine Kiberlain, Une jeune fille qui va bien, sorti en janvier. Elle a aussi été choisie pour incarner l’immense femme politique Simone Veil dans le biopic du célèbre réalisateur Olivier Dahan, qui fut auréolé de succès dans le monde entier avec La Môme.
Photographie par Sofia Sanchez & Mauro Mongiello.
Réalisation par Samuel François.
Texte par Olivier Joyard.
À l’affiche de cinq films cette année, Rebecca Marder arrive face à nous dans un insaisissable mélange de discrétion et de lumière, comme si elle s’excusait presque d’être là tout en n’ayant aucune envie de disparaître. Un paradoxe de comédienne, sans doute. Une forme de mystère aussi, que la jeune femme de 27 ans déploie lors de ses apparitions à l’écran. Sa manière de dévoiler ses émotions au compte-gouttes fait sa force dans le premier film de Sandrine Kiberlain, sorti au mois de janvier, Une jeune fille qui va bien. Il s’agissait alors de son premier rôle principal, dans la peau d’une post-adolescente juive en 1942, bercée par ses rêves mais confrontée à la tragique réalité. Alors que les échos d’une autre guerre se propagent en ce moment même en Europe, comment se porte donc Rebecca Marder en ce printemps 2022 ? Tout à coup, le voile de légèreté qui dominait nos échanges depuis une heure disparaît. Le monde entre de plein fouet dans la conversation. “L’actualité est glaçante. Je suis inquiète, passe des nuits entières devant les informations dans un état de sidération, et me sens impuissante face à l’ignominie de cette guerre qui a éclaté en Ukraine. C’est inimaginable. Le quotidien ou la vie professionnelle ‘artistique’ qui se poursuit pour nous, à quelques kilomètres du drame, peut avoir un goût d’“avant-bascule” écrasant. J’essaie malgré tout de croire que ce que je fais n’est pas superflu et que je peux contribuer à une nécessaire mission de culture et de divertissement. Dans le film de Sandrine Kiberlain sorti en janvier, j’incarne justement une jeune femme qui, en 1942, pense encore qu’elle va faire du théâtre alors que le monstre de la guerre est tapi dans l’ombre. C’est l’insolence et la beauté de son âge de continuer à espérer. C’est cette jeunesse qui ne devrait jamais être fauchée dont parle le film, et cela résonne encore aujourd’hui.”
Le monologue est prononcé d’une voix calme, mais animée d’un feu intérieur puissant. Quelque chose nous ramène toujours vers le sentiment que Rebecca Marder décolle du sol. Elle vient de loin. Elle a beau avoir franchi son premier quart de siècle depuis peu, son expérience du jeu dépasse celle qu’auront d’autres actrices et acteurs au cours d’une vie entière. Tout cela à cause d’un tournant pris l’année de ses 10 ans. La Parisienne, élevée à la frontière des Ve et XIIIe arrondissements, rencontre par hasard un directeur de casting alors qu’elle chante au conservatoire, dans une chorale. Elle s’apprête alors à tourner dans son premier film, aux côtés de Sandrine Bonnaire et de Pascal Légitimus, une comédie pour enfants. “Ma mère était fermement opposée à ce que je tourne aussi jeune, l’anti ‘stage mom’ incarnée, mon père était beaucoup plus favorable et encourageant. J’ai rencontré mon agent Laura Meerson juste après cette première expérience à l’âge de 10 ans, et seize ans plus tard nous travaillons encore ensemble. J’ai renouvelé l’expérience des tournages presque chaque été pendant les vacances scolaires, et j’ai vite su que je ne pourrais plus vivre sans faire ce métier.” Après le bac, elle entame une hypokhâgne, qu’elle arrête en milieu d’année pour une nouvelle aventure au cinéma. “J’ai aussi commencé une fac de lettres et cinéma à Paris-VII, passionnante. Un nouveau tournage m’a empêchée de passer les partiels. Là-dessus, j’ai voulu tenter les concours des grandes écoles de théâtre. J’ai été admise au TNS à Strasbourg, et un an plus tard la Comédie-Française me proposait une audition pour intégrer la troupe.”
“Le quotidien ou la vie professionnelle ‘artistique’ qui se poursuit pour nous, à quelques kilomètres du drame, peut avoir un goût d’“avant-bascule” écrasant. J’essaie malgré tout de croire que ce que je fais n’est pas superflu et que je peux contribuer à une nécessaire mission de culture et de divertissement.”
L’intensité du jeu de Rebecca Marder se lit peut-être métaphoriquement dans la manière dont elle est arrivée au “Français” : comme un ouragan. L’audition a lieu un vendredi, l’annonce de son recrutement, le lundi suivant. “Le jeudi, je devais commencer les répétitions. Ce fut comme un saut en parachute, ma vie a basculé.” Rebecca Marder a tout juste 20 ans et entame ce qu’elle nomme la vie dans sa “maison mère, cette maison, la Comédie-Française, mes fondations. Un apprentissage incroyablement intense. J’ai été stimulée pendant sept ans par une excellence et une énergie dans le travail qui se retrouvent rarement ailleurs et qui tirent vers le haut. Après sept années dans ce théâtre inouï où j’étais entrée très jeune, j’ai eu envie de connaître autre chose, un autre rythme, et de chercher peut-être aussi qui est Rebecca sans la particule de grand honneur ‘de la Comédie-Française’. Le rythme très prenant du Français – on peut y jouer six fois par week-end, quatre pièces différentes – est à la fois galvanisant et fastidieux. En faisant le choix de quitter mon cadre, ma troupe, je me suis raccrochée à des coïncidences sur le temps passé entre ces beaux murs. J’ai pensé à 7 comme à un chiffre symbolique : l’âge de raison, le renouvellement des cellules, sept ans de réflexion. J’espère pouvoir continuer à faire du théâtre tout en tournant des films.”
Rebecca Marder prend son travail au sérieux. Elle a beau jouer avec son corps, c’est d’abord l’écrit, le littéraire qui la constituent. Un rapport aux mots profond qui l’a rapprochée dernièrement d’Arnaud Desplechin, pour une scène marquante de Tromperie, le dernier film du réalisateur culte. “Arnaud Desplechin est un grand metteur en scène. J’ai pu ressentir son amour du jeu et des comédiens qui font de lui un vrai directeur d’acteurs. Il est très précis, et a déjà le film construit dans sa tête. Il est si méticuleux : il savait qu’un pansement au doigt de mon personnage pouvait raconter beaucoup de choses.” Autre salle, autre ambiance, Rebecca Marder prête ses traits à l’une des plus grandes femmes françaises de l’histoire dans Simone – Le voyage du siècle, le prochain film d’Olivier Dahan qui sort au mois d’octobre. “Simone Veil est une femme extraordinaire. Son destin, sa vie, ses engagements et sa foi en l’humanité, alors qu’elle a connu le pire de l’humain, font d’elle un personnage hors du commun. Je l’incarne de ses 15 à 37 ans, au moment où elle dirigeait l’administration pénitentiaire. Il n’y a pas de chronologie dans le scénario, et le film s’attelle à raconter sa vie, l’Histoire, mais parle aussi de la mémoire, d’amour et de courage. J’ai lu tout ce qu’il y avait à lire sur elle, ses propres écrits aussi. J’avais la pression car je tenais à être à la hauteur de cette femme descendue des cieux.”
“Au moment d’incarner Simone Veil, j’avais la pression car je tenais à être à la hauteur de cette femme descendue des cieux.”
De Simone Veil, Rebecca Marder a voulu capter “le regard entre les vivants et les morts”, sans pour autant l’imiter. Une décision prise en accord avec le réalisateur dont elle loue l’immense amour des acteurs et actrices. “Avec Olivier Dahan, nous échangions très peu de mots, mais beaucoup d’informations autour d’elle. Olivier est très maître de ce qu’il fait. Parfois nous nous comprenions en un mot seulement. Au début, j’étais déstabilisée, mais il chorégraphie si bien le corps et l’esprit que je me rendais compte qu’une indication comme ‘baisse le menton sur tel mot’ provoquait en moi toute l’émotion et l’authenticité nécessaires pour incarner une situation. Ce qui est beau dans ce métier de comédienne, c’est qu’au-delà du bonheur de pouvoir vivre plusieurs vies, on entre dans un univers différent à chaque changement de réalisateur. Il s’agit aussi d’apporter un petit quelque chose pour que nos deux univers donnent naissance à un personnage. J’aime cette sensation qui n’a rien d’une dépossession. Je ne me sens jamais ‘possédée’ par mes rôles. Chanel a remarqué Rebecca Marder et l’a vite intégrée dans le groupe des amies de la maison : “Chanel entretient un lien très fort avec la créativité. Grâce à cette maison, j’ai assisté au premier opéra de ma vie ! Ils organisent des rendez-vous littéraires, m’ont fait découvrir des livres. Chez eux, il y a une intelligence et un art de la transmission. Dans chacune des collections, on trouve aussi un récit qui raconte l’émancipation de la femme, le culte de la liberté. Or, l’idée d’émancipation traverse aussi mon travail. On m’a confié ces derniers temps des rôles où les femmes sont assez maîtresses de leurs destins…”
Rebecca Marder sera souvent sur le devant de la scène au cours des prochains mois, notamment lors du Festival de Cannes. On la verra dans De grandes espérances de Sylvain Desclous, un film sur l’ambition et le secret en politique, dont elle partage l’affiche avec Benjamin Lavernhe. Elle joue aussi dans la comédie dramatique de Michel Leclerc, Les Goûts et les Couleurs. Auprès de Félix Moati, elle y incarnera une jeune chanteuse à succès déjà dépassée. Outre le biopic de Simone Veil, le film qu’on attend avec le plus d’impatience est signé Noémie Lvovsky. La Grande Magie est inspiré d’une pièce de théâtre d’Eduardo De Filippo. Le groupe Feu! Chatterton a composé les chansons de cette comédie musicale un peu déviante où Rebecca Marder joue le fantôme d’une jeune amoureuse morte d’une maladie du cœur, qui continue à suivre et à observer son amant, allant jusqu’à lui chanter des chansons d’amour alors qu’il ne peut plus la voir… Un projet dans une veine loufoque et acérée qui correspond à ce que dégage la comédienne devant une caméra. Malgré toutes ses années passées sur les planches, le cinéma semble l’habiter naturellement. Avec son père américain, elle a construit sa cinéphilie très jeune, fascinée par Anna Magnani et le cinéma italien, Fassbinder et ses muses étranges, les comédies musicales avec Fred Astaire, Dodes’kaden d’Akira Kurosawa, Judd Apatow… Elle a vu des films “absolument pas adaptés” à son âge, qui lui ont montré jusqu’où il est possible d’aller sur grand écran. D’ailleurs, l’un de ses souvenirs marquants en dit long sur la singularité de Rebecca Marder : “Au collège, j’ai vu La Femme des sables, un film des années 60 d’Hiroshi Teshigahara. L’héroïne passe son temps à épousseter le sable qui envahit sa maison au fond d’un trou dans le désert…”