21 mar 2022

Qui est Déborah Lukumuena, l’actrice qui dynamite la représentation du corps au cinéma ?

Actuellement à l’affiche de deux films – Robuste, aux côtés de Gérard Depardieu et Entre les Vagues, avec Souheila Yacoub – l’actrice de 27 ans Deborah Lukumuena ne sait plus où donner de la tête. Tandis qu’elle est en plein tournage d’un autre film, sa bonne humeur l’emporte pourtant sur la fatigue. Elle promène son énergie bestiale au cinéma et au théâtre depuis le succès de son premier film Divines (2016), pour lequel elle a remporté un César. Numéro a rencontré la comédienne passionnée et boulimique de travail.

Numéro : Comment êtes-vous devenue actrice ?

Déborah Lukumuena : J’avais 19 ans et je me destinais plutôt à être professeure de littérature dans un lycée. D’ailleurs, j’étais en fac de lettres mais je m’ennuyais… J’ai commencé à regarder la série Les Tudors, avec l’acteur Jonathan Rhys-Meyers, qui raconte l’histoire du roi Henri VIII d’Angleterre. Il était grand, gros et roux alors que l’acteur est petit, brun et athlétique, et ne lui ressemble pas du tout. Pourtant, j’ai cru que c’était lui, tellement j’étais obnubilée par son magnétisme. Et c’est là que cette profession a commencé à me passionner. D’abord, je retenais des scènes par cœur, je les jouais devant mon miroir. J’ai commencé à regarder des annonces de figuration pour commencer petit. Dans ma famille, personne ne travaille dans l’art, et encore moins dans le cinéma. Je passais les castings en cachette car je ne voulais pas alerter ma mère. Et un jour je suis tombé sur une annonce qui a changé ma vie, le film Divines. Je l’ai caché à ma mère pendant neuf mois et c’est une fois que j’ai eu le rôle que je lui ai dit. Elle était très surprise mais aussi amusée : j’imitais souvent le chien du voisin, et ça la faisait beaucoup rire. Elle m’a dit, c’est quand je te vois imiter le chien du voisin que je sais que tu as du talent.

 

En 2016, vous recevez le César de la meilleure actrice dans un second rôle pour Divines. Hormis ce prix, en quoi ce film a changé votre vie ?

Pendant le tournage il n’y avait rien qui laissait présager un tel succès. J’étais vraiment en immersion, j’apprenais ce que c’était d’être sur un tournage. J’étais comme une enfant, j’avais des lacunes et en même temps j’avais plaisir à apprendre. Je n’avais pas de pression, parce que je n’étais pas connue. Quand il y a eu Cannes et que les gens ont autant apprécié le film, c’est là que j’ai commencé à être scrutée, critiquée mais en même temps à être reconnue. C’est là que ça prend un côté vertigineux. Mais je suis très fière de ce film, il a participé à la révélation de mon désir de devenir actrice.

 

Vous êtes en ce moment à l’affiche du film Robuste avec Gérard Depardieu. Comment vous êtes-vous préparé à ce rôle ?

Je n’ai jamais fait de lutte, je faisais du rugby et c’est plus tard que je me suis rendue compte que ça nourrissait la lutte. Mais pour ce film j’ai dû prendre des cours intensifs avec un coach, un ancien champion. J’ai aussi fait du fitness et de la muscu. Toute cette préparation a été suivie de discussions sur le rapport au corps, parce que ce n’est pas un film sur la lutte, c’est un film qui en inclut. Mais c’est le parcours d’un personnage qui trouve un certain refuge, et qui se révèle en faisant de la lutte. Le tournage avec Gérard Depardieu était très intense. Il a beau avoir 72 ans, il est plein d’une énergie qui t’emporte et qui te renverse. J’avais peur qu’il soit un peu « père fouettard », mais il a été bienveillant, il m’a conseillé et il m’a décomplexé sur pas mal de choses, comme sur le fait d’avoir un corps qui n’entre pas dans les normes. Lui, il n’est rentré dans le moule, même quand il était plus jeune, et il a fini par se décomplexer. Évidemment, il a ses humeurs et il faut savoir le gérer, mais c’était une merveilleuse expérience.

Vous parlez de corps hors normes et avez récemment expliqué dans une interview que jouer, lorsqu’on a un physique comme le vôtre, est un acte politique. Que vous voulez dire par là ?

Dans l’inconscient collectif, je n’existe pas. Ce corps n’existe pas sauf dans certaines narrations très enfermantes, comme la grosse qui mange trop et qui est complexée. Il n’y a pas d’aspirations pour ce genre de corps. Donc en étant sur un écran de cinéma, je m’expose aux yeux du public. Je m’expose aussi par mes choix de rôles : je choisis des histoires dans lesquelles on n’attend pas forcément des physiques comme le mien. C’est en cela que c’est politique. Dans Robuste, par exemple, il y a beaucoup de sensualité. C’est un vrai choix de mettre des corps hors normes dans des positions de sensualité. Dans Entre les vagues j’ai presque le rôle d’une première, qui est jolie, à qui tout réussi. Et avec mon physique ce n’est pas forcément ce qu’on attend. J’ai déjà été victime de critiques et d’attaques sur mon corps car je suis très exposée dans mon métier. Ce sont les risques à prendre. Ce qui pose problème, c’est que je ne me montre pas comme on l’attend de moi : pas en me cachant, ni moi, ni mon corps. 

 

Les choses changent-elles en terme de représentation au cinéma ?

Doucement, mais je ne pourrais pas citer d’acteurs ou d’actrices qui me font dire qu’il y a une grande avancée. Je ne me citerai pas moi-même, car tout reste encore à faire. On m’offre un large panel de rôles, mais c’est presque exceptionnel. Je suis encore scandalisée par les trois-quarts des choses que je vois dans le cinéma français. Ça m’énerve parce que ce dernier est censé être beau, large et audacieux. Je pense qu’il faut un cinéma pour tous. Moi-même qui suis dans la position de celle qui a envie de réussir avec un corps qui ne rentre pas dans les normes, j’ai encore l’ouverture d’esprit de me dire qu’il y a des gens qui ne sont pas encore prêts à voir des gens comme moi à l’écran. Il faut un cinéma pour ces gens-là mais aussi un cinéma pour les gens comme moi : plusieurs narrations peuvent coexister.

 

À vos débuts, vous êtes-vous sentie enfermée dans les rôles qu’on vous proposait ?

On a essayé de me donner des rôles très enfermants, des très mauvaises versions de mon personnage dans Divines. Mais c’est justement par mes manifestations dans la presse et aussi par mes refus des rôles que j’ai lancé un message. Et surtout, je suis allée au conservatoire juste après avoir eu le César, ça a changé la vision que les gens avaient de moi. Je faisais du théâtre, ça a changé ma manière de jouer… Aujourd’hui pour moi les propositions de rôles sont beaucoup plus diversifiées, et Robuste et Entre les vagues le montrent bien.

Qu’est ce qui vous a plu dans ce scénario d’Entre les vagues ?

J’ai été tellement frappée par la fureur de vivre des deux héroïnes et, ne serait-ce que pour moi, pour mon voyage sur cette terre, il fallait que je le joue, que je traverse cette histoire. Je me suis reconnue aussi dans le personnage d’Alma, même si je la trouve plus grande et plus audacieuse que moi. On a la même soif de vivre et de vaincre et un appétit de la vie dans lequel on se ressemble. Pour une fois, et c’est trop peu le cas, ce sont des femmes qui sont mises en concurrence par une circonstance quelconque, mais qui ne se crêpent pas le chignon. Mettre constamment les femmes en compétition ,que ce soit autour d’un travail ou d’un mec, est un schéma machiste à détruire. Quand je vois des scénarios qui reproduisent ce schéma, ça me dérange, j’arrête carrément de lire. C’est inhérent chez moi, ce sont des automatismes. 

 

Le théâtre a une place prépondérante dans le film. Quel est votre rapport aux planches, vous qui avez joué un seul en scène pendant trois ans au théâtre Gérard Philipe ?

La différence c’est l’appréhension du direct, c’est quelque chose qui me donne énormément de trac, mais qui me solidifie aussi follement, qui est hyper formateur. Au cinéma c’est un autre espace-temps, il y a un peu plus de confort. Mais j’aime vraiment le théâtre, j’ai choisi de faire ce seul en scène, et je le faisais en même temps que je faisais le conservatoire. Je me formais et en même temps je mettais en application ce que j’apprenais. Je fais une pause théâtre en ce moment, car c’était une pièce assez dure : une histoire hyper forte qui s’appelait Anguille sous Roche et racontait l’histoire d’une femme qui se retrouve dans l’Océan Indien, et qui raconte son histoire juste avant de couler. 

On sent un fort engagement dans votre travail et vos choix de films. Vous les choisissez en fonction de cela ?

Je les choisis parce que ce sont des thématiques qui me touchent. Je ne me dis pas forcément que je vais faire un film engagé, mais j’ai aussi envie d’apprendre et de m’éduquer en jouant, et c’était le cas pour la série Mental. C’était une chance de représenter un personnage de femme noire et ronde qui assume pleinement sa sexualité et qui rencontre des troubles mentaux et alimentaires. C’est des thématiques sur lesquelles j’aurais aimé être éduquée : les jouer c’est une opportunité de l’être.

 

Vous avez été la première femme noire à recevoir la récompense aux César, les choses ont-elles évolué depuis ?

Les choses évoluent doucement. Le mouvement “Noir n’est pas mon métier”, lancé par Aïssa Maïga a provoqué un grand fracas, les gens ont été bousculés et il y a eu un éveil des consciences. Mais je trouve que je suis un peu mal placée, car je bénéficie d’un tremplin qui est ma récompense et je pense que les choses sont un peu plus facilitées pour moi. Même si j’ai des choses à redire sur ce qu’on peut proposer à mes consoeurs, je me sens épargnée grâce à ma récompense. Mon agent dirait que c’est mon César mais aussi mon travail, mais moi je pense que c’est juste ma récompense.

 

Est-ce que vous avez un rêve de jouer avec certains acteurs ou réalisateurs ?

J’aimerais beaucoup jouer sous la direction de Steve McQueen [récemment anobli par la reine d’Angleterre], Jordan Peele ou Sofia Coppola. C’est des réalisateurs dont l’esthétique et la réaction chimique qui s’opèrent avec certain de leurs acteurs me font vraiment envie. Aux Etats-Unis, le rapport au corps n’a absolument rien à voir avec celui qu’on en France. C’est beaucoup plus décomplexé. Les corps n’ont pas la même portée. On n’arrête pas de me répéter que je serai beaucoup plus heureuse là-bas. Mais attention, même si c’est si décomplexé, il y a beaucoup d’autres choses qui ne le sont pas. Le racisme est beaucoup plus fort là-bas, c’est beaucoup plus dangereux et tout n’est pas à jeter en France.

 

Entre les vagues (2022), d’Anaïs Volpé, en salle. Robuste (2022) de Constance Meyer, en salle.

Déborah Lukumuena, Crédit Photo Charlotte Abramow