Pourquoi devez-vous absolument connaître Rodney Graham, génial artiste touche-à-tout ?
De ses photographies présentées dans des caissons lumineux au film qui l’a rendu célèbre, Vexation Island, le Canadien Rodney Graham détourne avec brio des scènes du quotidien en scénarios cinématographiques. Ses personnages deviennent des archétypes qui invitent le spectateur à laisser libre cours à son imagination.
Par Éric Troncy.
Son œuvre est cinématographique, littéraire, musicale et photographique. Il est également acteur et, pour tout dire, vient de faire l’acquisition d’une boulangerie-pâtisserie à Vancouver, au Canada, où il habite. À 68 ans, cet artiste célébré par les plus grands musées du monde n’est pas un touche-à-tout comme les autres : c’est un peu l’inventeur du genre. Dès les années 70, son ambition créatrice le mène à la photographie un peu par accident avant que, tout aussi fortuitement, le cinéma insuffle à sa carrière une spectaculaire accélération. Il fut aussi peintre moderniste, gardien de phare, antiquaire, détective privé, et peut encore endosser encore bien d’autres rôles : Rodney Graham s’amuse de toutes ces identités allant jusqu’à intituler sa plus récente exposition au Centre d’art contemporain Baltic, dans la ville de Gateshead, entre Leeds et Glasgow, au RoyaumeUni, au printemps 2017 : That’s Not Me!
Depuis 1994, en effet, Graham apparaît dans ses propres œuvres photographiques. Rien pourtant ne l’y prédisposait. Né en 1949 à Abbotsford, au Canada, il a étudié la littérature à l’université de la Colombie-Britannique. C’est par lui-même qu’il découvre l’art, à Vancouver, bien avant Internet. Dans les années 70, la perte de son appareil photo le conduisit presque naturellement à en fabriquer un lui-même, et à expérimenter ainsi les joies très artisanales de la camera obscura. Il fut rapidement associé à ce qui fut nommé l’“école de Vancouver”. Alors que le médium photographique n’a pas encore gagné ses lettres de noblesse au sein des arts visuels, ce groupe artistique se distingue par une nouvelle approche, dont l’un des plus illustres représentants est l’artiste canadien Jeff Wall – un autre pionnier du “caisson lumineux”. Car, à l’instar de son homologue, Graham opta rapidement pour cette méthode de présentation si spécifique qui confère à l’image photographique, sertie dans un caisson métallique et rétroéclairée, une dimension quasi cinématographique.
Ses compositions extrêmement élaborées dépeignent, avec une minutie presque maladive, des personnages aux prises avec leur propre condition, tel ce gardien de phare en train de faire sécher ses pieds vêtus de chaussettes devant le four ouvert d’un poêle sur lequel siffle une bouilloire d’eau chaude (Lighthouse Keeper with Lighthouse Model 1955, 2010). Ou encore ce personnage en habit et perruqué, debout dans un jardin à la française, qui contemple une vieille caméra curieusement bleu vif (Actor/ Director 1954, 2013). Graham compose ses scènes et réalise aussi les éléments qui les constituent : une maquette de phare justement, mais aussi – c’est l’ironie – les peintures et les sculptures qui servent de décor aux situations que, souvent, il prend soin de dater. Dans son œuvre intitulée The Gifted Amateur, 1962 (composition en trois parties réalisée en 2007), Rodney Graham endosse dans ce triptyque le rôle d’un peintre moderniste improvisant un atelier dans le salon typique d’une maison des années 60. On le voit faire couler de la peinture sur une toile, évoquant sans aucun doute le peintre Morris Louis, dont c’était la célèbre technique. Graham réalisa donc non seulement l’image de la scène, mais aussi la peinture qui figure dedans, comme il réalisa l’ensemble foisonnant de tableaux qui servent de décor à Artist in Artists’ Bar 1950’s (2016) ou les sculptures de Pipe Cleaner Artist, Amalfi, ’61 (2013), dégageant un vaste horizon narratif. En effet, la sophistication de l’image, sa profusion de détails et d’indices, ajoutées aux renseignements fournis par le titre, donnent toujours bien plus d’informations qu’il n’en faut pour échafauder soi-même le scénario de ces “films immobiles” : ici, un artiste qui, au début des années 60, sur la côte amalfitaine, s’improvise sculpteur en assemblant des curepipes. Chaussé de sandales, assis sur un fauteuil en rotin, il est abrité de la lumière si particulière du sud de l’Italie par un auvent en bois, tandis qu’une ouverture sur le ciel bleu, dans le mur, laisse imaginer la mer au loin.
Le cinéma a donné à la carrière de Rodney Graham un sérieux coup de pouce lorsqu’il présenta, en 1997, à la Biennale de Venise, Vexation Island (1996), un film de neuf minutes, construit en boucle, où l’action projetée en continu se répète indéfiniment, le figurant en train de faire une sieste sous un cocotier, sur la plage d’une île déserte. Graham y interprète un corsaire assoupi sur le sable, une plaie saignant sur son front, un perroquet sautillant sur sa jambe. Après s’être lentement réveillé, le corsaire s’approche du cocotier et le secoue jusqu’à ce que la chute d’une noix de coco sur son front le replonge dans le sommeil où il se trouvait au début du film. Il reprendra d’ailleurs ce principe de la boucle dans le film City Self/Country Self (2000) où un personnage pressé regardant sa montre à gousset reçoit un coup de pied au derrière qui envoie la montre dans les airs, puis la fait retomber dans sa main.
Commentant Vexation Island, Rodney Graham explique : “J’aime jouer avec l’idée du paradoxe qu’illustre parfaitement le loop. La blessure sur mon front est là avant la chute de la noix de coco. Elle donne implicitement l’idée du cycle perpétuel.” Il se souvient avec amusement de la manière dont le film fut tourné et produit : “J’ai investi 50 000 dollars dans ce film et grâce à un contact que j’avais à Hollywood, j’ai convaincu tous les techniciens de sauter dans un avion en direction des îles Vierges et de travailler gratuitement. J’ai plongé tête baissée dans ce projet et je me suis vraiment endetté pour le réaliser, mais il a donné une direction tout à fait nouvelle à mon travail.” Le succès dont Vexation Island bénéficia immédiatement n’est pas le seul changement que ce film imprima à l’œuvre de Rodney Graham : en montrant “en boucle” cet accident dans lequel le personnage semble se complaire, puisqu’il se reproduit encore et encore, Graham laisse s’exprimer son intérêt pour la psychanalyse et les théories freudiennes qui explorent la capacité de notre inconscient à construire l’avenir en fonction d’expériences passées. Ainsi, la fascination provoquée par les œuvres de Graham ne tient pas uniquement à leur beauté assumée ou à la précision de leur composition : elles révèlent de nous – et des autres – ce que nous ne sommes pas prêts à voir. Ses personnages interprètent des rôles qui sont aussi des archétypes, et ses œuvres les montrent aux prises avec la réalité de ces archétypes.
Dans les toiles de Rodney Graham, la sophistication de l’image, sa profusion de détails et d’indices, ajoutées aux renseignements fournis par le titre, donnent toujours bien plus d’informations qu’il n’en faut pour échafauder soi-même le scénario de ces “films immobiles”.
En cet après-midi orageux du 3 juin 2017, c’est le musicien Rodney Graham qui accorde sa guitare électrique au milieu du jardin de l’Académie Conti, dans le prestigieux domaine viticole de la Romanée-Conti. En marge de l’ancienne cuverie du prince de Conti (qui dédie désormais ses trois salles à des expositions très sélectives), il regarde le ciel se couvrir, sonde du regard Kim Gordon, la chanteuse de Sonic Youth, avec qui il partage l’affiche d’un concert plus qu’intime, et celle d’une exposition où l’un et l’autre présentent leurs peintures. Graham se consacre de longue date à un rock apaisé et raffiné sur lequel il pose sa voix à la Lou Reed : ses textes racontent encore et encore tout un tas d’histoires, inventent des personnages et des situations, développent des scénarios aussi insolites que ceux de ses caissons lumineux. Ici encore, c’est la condition même de ses personnages qui donne la trame de l’action : l’un de ses morceaux les plus savoureux s’intitule The Singer Couldn’t Make It.
Quant à la boulangerie-pâtisserie dont il est désormais le propriétaire, elle n’indique pas une nouvelle activité dans le panthéon des disciplines auxquelles il se consacre. Simplement, il trouvait déplorable que, l’ancien pâtissier partant à la retraite, l’enseigne soit vendue à une chaîne de boulangerie industrielle ou transformée en habitation de luxe au bénéfice de la gentrification de son vieux quartier. Au terme d’un minutieux casting, il y a placé un pastry chef dont il a personnellement, soigneusement, supervisé le recrutement.