14 mai 2020

Sega Bodega, musicien glacial ou poète hypersensible ?

Le 14 février dernier, le musicien et producteur écossais Sega Bodega, aussi connu sous son vrai nom Salvador Navarette, sortait enfin son premier album solo “Salvador”. Depuis, il s’est lancé dans une série de reprises avec Dorian Electra, Lafawndah et Oklou notamment, pour un EP de cinq titres produit en soutien aux travailleurs freelances du secteur musical dévoilé aujourd’hui. L’occasion de découvrir qui se cache vraiment derrière ce nouveau chantre de la scène électro londonienne.

Si souvent dans l’imaginaire collectif la musique sert à réchauffer les âmes, les productions électroniques de Sega Bodega sont, elles, froides à glacer le sang. Impossible en effet de catégoriser l’univers de cet Écossais, qui s’est d’abord fait connaître comme producteur des non moins inclassables Shygirl, Coucou Chloé et Y1640. Aux commandes du label et collectif NUXXE depuis 2016, Sega Bodega fait partie des marginaux fascinants du monde de l’électro, dont les sons de laboratoire durs et mécaniques ne risquent pas de se retrouver dans une playlist “Chill” de Spotify.

 

Une esthétique de la rupture

 

Entre sa BO pour le film PornHub I Love you, coproduite avec la chanteuse américaine Brooke Candy, ses collaborations avec le rappeur Zebra Katz ou encore Oklou, Salvador Navarette – de son vrai nom – s’est surtout fait entendre au second plan, en toile de fond d’univers d’autres artistes qui partagent avec lui le même attrait pour une musique sombre, saccadée et transgressive, si ce n’est délibérément trash. En 2017, Sega Bodega sort toutefois sous ce pseudonyme un titre captivant, CC, où la toux de la rappeuse londonienne Shygirl est répétée tout le long du morceau dont elle appuie la rythmique effrénée. Dès cet inégnieux leitmotiv du producteur, qui signe là un véritable coup de maître, ses particularités s’affirment : une musique alternative, faite de voix désincarnées et de beats furieux qui obéit à une déroutante esthétique de la rupture. Jamais là où on l’attend, le jeune homme de 28 ans mélange les rythmes, casse une ligne de basse ou de voix, les samples sont irréguliers, brusques, parfois capricieux. Cette partition haletante donne le la à son EP Self*care sorti en 2018 et qui, en plus de marquer les prémices d’un univers musical fouillé, laisse entrevoir la psyché sensible du jeune homme à travers des paroles passablement dépressives, en recherche d’amour et de solitude.

 

Si les débuts de Sega Bodega sont marqués par ce que certains appellent désormais “la mort du kick”, en rapport à cet univers déconstruit qui cherche à réinventer la musique de club, Self*care introduit notamment d’autres influences que celle de la techno qu’on lui connaît. En une association étrange, ses morceaux invoquent aussi bien le rap que la pop ou la UK bass (genre musical populaire en Angleterre dans les années 2000 qui mélange drum and bass, bassline et dubstep). Ces explorations musicales se parent de références éclectiques que l’on pensait pourtant incompatibles avec sa voix ultra transformée et ses assonances crues. Dans son dernier EP Reestablishing Connection, l’artiste reprend d’ailleurs aussi bien Massive Attack et Gwen Stefani que le groupe de rock américain Mazzy Star. Rien ne semble hors de portée pour le garçon, qui semble prendre désormais la tête de la scène électronique anglo-saxonne.

Un album hypersensible, à la croisée des genres

 

Sorti le 14 février dernier,  son premier album solo Salvador révèle une nouvelle facette de ce personnage atypique particulièrement intéressant, qui y offre une entrée dans son intimité profonde. L’amour en tête, les sentiments de sa voix alien parcourent chaque titre en une démarche cathartique qui vient faire valser l’idée d’une virilité traditionnelle. En plus de ses déboires amoureux, le chanteur y livre aussi sa relation toxique avec la drogue comme dans Heaven Knows, morceau qui donne si justement l’impression d’être entraîné dans une spirale infernale. À 28 ans, Sega Bodega a déjà fait un séjour en cure de désintoxication. “Drink my blood and drain my veins, but don’t let me die/ The Devil’s by my side” (“bois mon sang et draine mes veines mais je me laisse pas mourir/ Le Diable est de mon côté”) peut-on l’entendre sussurer, entre autres. Sans surprise, ses démons surgissent sans détour entre les lignes, tandis que dépression et troubles mentaux s’ajoutent au tableau.

 

Sa filiation avec Coucou Chloé et Shygirl – les co-fondatrices de son label NUXXE –, s’y fait tout à fait évidente. Sega Bodega partage avec les deux rappeuses avant-gardistes un univers angoissant, vibrant de sons industriels, froids et inconfortables. Plus encore, les trois artistes se rejoignent dans leur manière si particulière de chanter, à voix basse et grave proche du murmure dans une posture désinvolte qui frôle le défi. Ensemble et avec Oklou, musicienne qui a rejoint l’équipée après que le collectif soit formé, ils constituent une scène musicale futuriste et dérangeante. Parfois semblable à un jeu vidéo particulièrement prenant, le monde hystérique de Salavador Narrete se fait le contrepoint des figures pop ultra commerciales et édulcorées actuelles. En ce sens, Salvador n’est pas un album que l’on peut écouter d’une oreille distraite. Il fait office d’introspection, à la fois pour Sega Bodega mais aussi pour ceux qui l’écoutent : abrupte, éreintant, il offre un voyage chimérique d’où l’on peut très bien ressortir transformé comme indifférent.

De l’image dans la musique

 

Chez Sega Bodega, l’établissement de son identité musicale passe aussi par des recherches visuelles poussées. Dans son clip Salv Goes to Hollywood par exemple, on le voit tout en cheveux teintés de rouge déambuler dans des toilettes insalubres aux murs verts. Tandis qu’un panel de personnages inquiétants s’anime et s’apparente à un bestiaire psychédélique, le musicien apparaît tel une hallucination. De la plupart des clips de l’artiste – tout comme de ceux de Coucou Chloé – émane une dérangeante impression de saleté, comme si leurs protagonistes étaient pris dans une fête interminable étouffants sous les effluves de sueur, de fumée de cigarette et d’alcool.

 

Pour son nouvel EP dévoilé aujourd’hui, Sega Bodega s’empare cette fois-ci de ce que l’on pourrait appeler “l’imagerie de la distanciation sociale”. En Facetime, on le voit chanter le casque sur les oreilles, superposé à l’image de son partenaire qui varie selon les titres. A mesure que les morceaux avancent, l’écran se focalise sur une partie de son visage, ne faisant apparaître que sa bouche ou un œil. Avec brio, l’artiste rend ainsi compte par l’image de son univers psychique vulnérable, tant et si bien que sa musique en devient presque palpable. Par ailleurs, le musicien fait partie des rares jeunes talents à s’être mobilisés pour lutter contre la précarité des artistes durant la crise du Covid-19. Tous les fonds récoltés grâce à ce nouvel EP Reestablishing Connections seront reversés à l’association AIM, qui vise à soutenir les artistes freelance du secteur musical. Un geste qui rend la sortie de ces nouveaux morceaux particulièrement réjouissante. 

 

Sega Bodega, Reestablishing Connections, nouvel EP sorti le 15 mai 2020.