Rencontre avec Thomas Azier : “Je suis assailli par la pub, la pornographie et les stories Instagram”
En attendant la sortie le 12 juin de son quatrième album “Love, Disordely”, le musicien néerlandais se confie sur son désir de radicalité, l’exploration de nouvelles masculinités, les réseaux sociaux et le pouvoir de l'indépendance artistique.
Par Margaux Coratte.
Remarqué en 2012, Thomas Azier s’est d’abord fait connaître sous l’égide de Woodkid et Stromae en participant à leurs concerts. Fort d’un univers pop particulièrement vibrant, entre new wave, techno, ballades et envolées lyriques, le musicien de 32 ans revient avec un quatrième album où il explore les déboires d’un monde qu’il peine à comprendre. Si le Néerlandais a pour habitude de surprendre son public avec un style musical toujours changeant, il déploie ici de nouvelles influences jazz et classiques, s’essaye à l’improvisation et fait entendre une rage sourde, présente sur tous les morceaux. Enregistré à Amsterdam, Love, Disorderly est non seulement une vraie réussite, mais aussi un miroir éclatant d’une époque incertaine, où la musique représente plus que jamais un espoir de reconnexion avec l’autre.
Numero : Avez-vous pu, comme beaucoup de musiciens, profiter de la période du confinement pour faire de la musique ?
Thomas Azier : Non pas tellement, car j’ai été très malade. J’ai certainement attrapé le coronavirus, j’ai eu de grosses difficultés respiratoires et j’étais extrêmement fatigué. Pour la première fois de ma vie j’ai senti les limites de mon corps. Ne plus pouvoir respirer, c’est terrible. Je ne souhaite cela à personne.
Vous avez tout de même sortis les clips de trois de vos singles.
En effet. D’abord nous avons sortis le clip de Love, Disorderly, qui a été fait par Laurent Chanez en 2019. Je le trouve particulièrement saisissant aujourd’hui, car c’est vraiment une fresque du monde pré-Covid 19. Laurent a fait un montage de ses observations à la manière d’un collage, il a réussi à capturer des instants forts. J’en suis très fier car il représente bien la folie de notre époque. Le clip d’Entertainment a été fait par Nils Edstrom, un jeune photographe français. Ellen Treasure – la directrice de création avec qui je travaille depuis mon album Rouge – a vu son travail sur Instagram et elle l'a contacté pour lui demander de faire une vidéo pour moi.
“Devenir indépendant, c'est un acte politique en soi.”
Vous ne travaillez donc plus avec Sander Houtkruijer qui avait fait tous vos clips jusqu’à présent?
Sander est un très bon ami à moi et je lui dois beaucoup. Je suis très fier du travail que nous avons effectué ensemble. Mais c’est déjà mon quatrième album vous savez, j’avais envie de faire des changements, je souhaitais plus que tout devenir indépendant. J’ai finalement réalisé que le processus de création doit refléter le résultat final. Donc c’est important de s’entourer des bonnes personnes, c’est même plus important que la musique en elle-même. Après la sortie de mon deuxième opus, je ne voulais pas appartenir à une grosse société. C’est pour ça que j’ai créé mon propre label. Devenir indépendant, c’est un acte politique en soi. De cette manière je peux être davantage critique envers l’industrie de la musique.
Sur cet album, on ressent quelque chose de fiévreux, de la colère même.
Fiévreux, c’est le bon mot. Je souhaitais refléter le monde tel qu’il est autour de moi, ce qui est plutôt difficile à faire dans la musique, et surtout dans la pop. Toute la journée, je suis assailli d’images, de pubs, de pornographie, de stories Instagram… C’est une tornade de stimulis et d’informations que j’ai voulu retranscrire dans l’album. Je n’en pouvais plus d’écrire des narrations du type ‘un garçon rencontre une fille’. J’ai voulu que mes paroles soient semblables à des coups de pinceaux, je vois le monde comme un collage. C’est pour ça que je suis très content du clip de Laurent. Mais ça m’a demandé deux ou trois ans avant de trouver ma voix dans ce contexte. Je suis allé chercher des exemples. Auprès d’Artavazd Pelechian par exemple. Dans ses films, la musique s’accorde parfaitement à l’image, c’est presque comme s’il composait en filmant. Son travail m’a beaucoup aidé.
Pourtant, le dernier morceau, Open Your arms, est très calme. Diriez vous que l’album est optimiste ?
Bien sûr ! Je suis quelqu’un de très optimiste dans la vie, même si sur certains morceaux, on me reproche d’être déprimant. Pour Open Your Arms, c’est mon ami Obi Blanche, un formidable guitariste expérimental berlinois qui a enregistré la guitare sur son téléphone et qui me l’a envoyé ensuite. Si vous écoutez bien, on peut entendre des oiseaux qui chantent à côté de lui. J’ai ajouté les paroles par dessus en m’aidant d’un micro de karaoké que la fille de ma copine avait laissé chez moi. Il y a un écho dessus que j’aime bien.
Comment avez-vous enregistré cet album ?
J’ai inversé tout mon processus de création. Plus je vieillis, plus mes intérêts changent. J’écoute beaucoup plus de musique classique et de jazz. Je crois toujours au pouvoir de la pop, mais je veux la faire à ma manière. Pour cet album, j’ai beaucoup travaillé avec Obi Blanche justement. Il fait énormément d’improvisations, ce qui m’a poussé à me faire davantage confiance. Par exemple, pour la chanson Hold On tight, je chante en yaourt et j’improvise totalement. Ça m’a pris presque une année entière pour me faire suffisamment confiance. Et puis ma copine m’a convaincu de garder la chanson comme ça, car l’émotion qu’elle contient est très juste.
“Je me méfie des personnes qui pensent détenir la vérité.”
Dans vos autres albums, toute votre musique tournait autour de votre voix, qui a toujours été au centre. J’ai l’impression que ce n’est plus le cas ici.
C’est vrai. J’ai fait ce choix il y a déjà longtemps. Comme je vous l’ai dit, j’en ai eu assez de penser en terme de narration et de format. C’était un nouveau challenge pour moi de faire de la musique sans logique, d’approcher des choses que je ne comprends pas. Le monde n’est pas simple à décrire en fonction d’une seule vérité vous savez. Je me méfie d’ailleurs des personnes qui pensent connaitre “la” vérité. Je ne crois pas au manichéisme, parce que c’est se priver de toutes les nuances qu’il y a entre les opposés.
Votre premier album et votre label s’appellent Hylas, du nom du héros des Métamorphoses d’Ovide. Votre deuxième album, Verwandlung, signifie transformation en allemand. La métamorphose est-elle une notion toujours importante à vos yeux ?
Oui, tout à fait. La vie évolue en fonction de la métamorphose et du changement. Je ne suis évidemment pas la même personne que j’étais au moment de mon premier album. Je suis beaucoup plus critique envers mon travail, plus précis aussi. J’accepte désormais d’être radical et d’avoir une audience plus petite. Ça me plait. Avant je recherchais aussi mon identité, aujourd’hui je me sens très masculin. C’est important pour moi d’accepter le changement et de l’intégrer à ma musique.
Vous avez aussi fait appel à un orchestre pour cet album.
Oui, c’est quelque chose que j’avais toujours voulu faire mais qu’on me déconseillait à cause du coût financier que ça représente. En cherchant les musiciens, je me suis rendu compte que la musique classique est un monde plus cloisonné que ce que j’imaginais. Pour moi la musique est la musique! Mais en réalité il y a un énorme fossé entre les genres, c'est assez difficile d'aller de l'un à l'autre. Ça m’a pris du temps, mais j’ai fini par trouver une société de musique classique expérimentale et j’ai sélectionné moi-même les musiciens. C’était une superbe expérience.
Les journalistes aiment souvent vous décrire comme un musicien “sensible”.
[rires]. C’est vrai ! Mais tout le monde est sensible, non ? Regardez par exemple Nick Cave, Baxter Dury ou Alan Vega. A mes yeux, il ont tous une grande sensibilité. Je suis étonné de voir que certaines personnes voient encore la sensibilité comme une qualité rare chez un homme. C’est un peu vieux jeu comme vision du monde.
Pendant la période de confinement, on a vu plein d’artistes donner des concerts en live sur Internet. Est-ce quelque chose que vous pourriez envisager de faire aussi, dans un monde où voyager n’est plus si attrayant ?
Pas du tout. Faire un concert sur Internet, c’est aller à l’encontre du principe même du concert, qui est de se rassembler, d’avoir une interaction directe avec les artistes. C’est pour ça que je fais de la musique, vous savez, pour ce sentiment presque religieux et méditatif que ça procure. C’est d’ailleurs un des rares moments où je suis totalement engagé dans le présent. Faire des performances sur internet, ce n’est pas assez ambitieux pour moi, c’est trop statique. Pour la sortie de l’album, j’ai préparé des sortes de performances live – qui sortiront le 12 juin elles aussi –, mais j’ai tout fait pour qu’elles ne ressemblent pas à un concert, c’est plutôt une répétition où le spectateur peut avoir le sentiment d’être dans la même pièce que moi. Ce qui m’intéresse dans la vidéo, c’est la vidéo elle-même, pas le fait de donner l’illusion du réel.
Love, Disorderly – Thomas Azier. Sortie le 12 juin 2020.