Rencontre avec Sébastien Tellier : « J’habite Paris, la ville de l’amour et pourtant on a l’impression que l’amour est très loin »
Le chanteur-pianiste romantique à la barbe christique et aux morceaux mélancolico-fantaisistes sort ce vendredi 4 février, au format EP, la bande-son qu’il a composé pour le défilé haute couture printemps-été 2022 de la maison Chanel. L’occasion de discuter avec lui de mode, de musique et d’amour.
Par Violaine Schütz.
Numéro : En quoi composer la bande-son d’un défilé est-il différent que de composer pour soi ?
Sébastien Tellier : J’ai l’impression qu’une bande-son n’excite pas les mêmes zones du cerveau que lorsque l’on imagine sa propre musique. Quand je fais de la musique pour moi, je pense à ce qui a été difficile, douloureux dans ma vie, au côté sombre. J’essaie de me soigner, en quelque sorte, en écrivant des morceaux. Alors que quand je compose pour un film ou pour un défilé, je cherche à raconter une histoire qui n’est pas la mienne. Pour ce défilé Chanel, je pensais à des choses lumineuses, brillantes. Xavier Veilhan, qui a conçu le décor du défilé, m’avait fait part de son envie d’une lumière tamisée. J’avais ça en tête ainsi que la beauté des vêtements (robes en mousseline, jupes plissées) vus dans d’autres défilés Chanel auxquels j’avais assisté. J’imaginais quelque chose qui virevolte, dans une lumière douce.
Aviez-vous vu des silhouettes du défilé avant de vous atteler à la musique ?
Xavier Veilhan et Virginie Viard m’ont montré des premiers croquis un soir, ainsi qu’un storyboard. J’ai ainsi eu plus d’infos concrètes. J’ai constaté une absence d’angle. Tout était « courbes », « douceur. ». Rien ne faisait mal. J’ai donc créé une musique ressemblant à un cocon dans lequel on pouvait se lover, quelque chose qui donnait envie d’être touché, caressé. J’ai toujours trouvé qu’on avait envie de toucher les œuvres de Xavier. C’est la même chose avec les vêtements de Virginie.
Votre EP s’intitule Symphonic et propose des chansons orchestrées (en plus de remixes plus électroniques). D’où est venue cette envie ?
En terme de son, je me suis tourné vers des instruments boisés, le piano et le violon car Xavier m’avait montré des esquisses de décor centré sur le bois. Je n’ai pas cherché à imiter cette matière primaire avec des sonorités créées sur ordinateur. Je suis allé au plus évident. Surtout qu’il y a peu d’occasions dans la musique pop d’aujourd’hui de composer de manière symphonique. La pop, c’est merveilleux. Cela permet de tout faire mais les sons du violon et du piano sont devenus rares. Je voulais absolument des cordes « à la française » comme celles de Georges Delerue qui a confectionné la musique du Mépris, de Michel Legrand ou de François de Roubaix. Elles ont été arrangées par le fabuleux musicien Owen Pallett, qui même s’il est canadien, a complètement compris ce qu’étaient les cordes « à la française. »
Dans votre musique, il y a souvent un côté grandiloquent et sublime allié à une touche d’humour, de fantaisie. Dans votre nouvel EP, l’un des titres s’appelle Chanelita et on entend parfois des sonorités un brin kitsch rappelant la BO du film érotique Laura, les ombres de l’été de David Hamilton signée par Patrick Juvet…
Oui j’aime bien ça : créer de la musique qui provoque plusieurs couches de sensations différentes. C’est une histoire de dimensions. S’il y a quelque chose de grandiloquent, je vais y ajouter une perspective plus second degré. Et puis j’adore le paradoxe. J’ai le souci de faire cohabiter des choses qui ne vont pas forcément ensemble de prime abord comme un message de liberté. C’est une façon de dire que j’aime tout. Il n’y a pas que la stéréo, il y a une autre zone qui est ma 3D à moi. Karl Lagerfeld avait d’ailleurs lui aussi pour habitude de créer des vêtements très chic qui comportaient une petite touche de vulgarité ou d’humour.
En 2017, vous montiez un groupe éphémère appelé Mind Gamers et conviez sur l’un de vos titres, Golden Boy, Karl Lagerfeld. Quel souvenir gardez-vous de lui ?
De très bons souvenirs. Déjà, avant de le rencontrer, j’étais très fan du personnage. Je l’admirais car c’était l’un des derniers grands dandys encore vivants, quelqu’un de très flamboyant. Il avait aussi un côté « terre brûlée » semblant nous dire : « après moi le déluge » dans certaines de ses interviews. Quand je l’ai rencontré, je me suis aperçu que c’était un coquin, quelqu’un qui faisait beaucoup de blagues. Un homme très généreux aussi, qui avait toujours un mot gentil et faisait des cadeaux à tout le monde. Il redistribuait tout l’amour et le respect qu’on lui donnait. Il ne gardait rien pour lui, un peu comme une sorte de médium. Sa personnalité m’a encore plus subjuguée que l’idée que je me faisais de lui de l’extérieur. Il avait énormément d’humour et s’amusait autant des autres que de lui-même.
Vous êtes proche depuis longtemps de la maison Chanel. Trouvez-vous que la mode et la musique se ressemblent ?
Au fur et à mesure des années, je me suis rendu compte qu’il existait beaucoup de similitudes entre créer des vêtements et des morceaux. Ce qu’on a en commun avec la maison Chanel, c’est l’amour du travail bien fait. On essaie d’aller jusqu’au bout des choses avec un goût pour la tradition et le savoir-faire tout en tentant de twister cela.
Vous avez assisté (ou avez joué) à plusieurs défilés ces dernières années. Vous sentez-vous à votre place dans un milieu aussi luxueux que la couture, vous qui avez été à vos débuts ouvrier terrassier, travaillant sur la construction du stade de France, et avez vécu dans des taudis ?
Et bien, en fait, je me sens très à l’aise car c’est tout ce qui me faisait rêvé depuis longtemps. Et tout ce que je n’étais pas. Ce qui est bien dans la vie c’est d’aller d’un point à un autre, sans forcément renverser les tables en changeant de milieu. On cherche toujours à définir le bonheur, mais pour moi, c’est se sentir avancer. Je vois ma carrière comme un grand voyage, une aventure et c’est super que celle-ci puisse passer de temps en temps par des coins « luxe. »
Depuis vos débuts, vous affichez un look de dandy, avec vos costumes, vos chapeaux, vos cheveux longs et vos lunettes noires. En 2012, lors d’une interview, vous me confiez : « L’habit devrait faire le moine. C’est bien de comprendre quelqu’un sans avoir à lui parler, sans lui demander où il habite et tout ça. » Quelle place la mode occupe-t-elle dans votre univers ?
J’essaie toujours de montrer qui je suis et où j’en suis ainsi qu’à expliquer ma musique à travers mes tenues. Si je mets un tee-shirt blanc avec un jean, on va se dire que ça va bien dans ma tête et que je traverse une bonne période de ma vie. Si, par contre, j’arrive avec un grand manteau de fourrure noire et des chaussures vernies, on va s’imaginer que je suis en train de créer des trucs géniaux et torturés. Ça a beaucoup d’importance le vêtement, et en même temps ça reste un jeu. Quand je vois ma fille de cinq ans se déguiser, j’ai l’impression que je fais la même chose qu’elle. On s’amuse tous les deux à se grimer, à se magnifier. Je lui dis souvent : « papa ne s’habille pas, papa se déguise. » Elle adore les paillettes et elle est très contente, quand elle ouvre mon placard de voir mes belles vestes pimpantes. Surtout que c’est rare les papas qui mettent des vestes à paillettes. Elle me conseille : « Au prochain concert, tu pourrais mettre celle-là. »
L’un de vos nouveaux morceaux, Portés par le vent, comprend cette phrase : « l’amour s’envole. » Est-ce la période de pandémie que l’on traverse, et sa manière de tout rendre volatile, qui a donné envie de parler de ce noble sentiment qu’est l’amour ?
C’est vrai qu’il y avait un côté « réouverture » car il s’agissait d’un défilé avec du public, sans jauge, dans un lieu immense. On avait envie de festoyer à nouveau. Et on ressent aujourd’hui ce besoin de s’envoler qui est très fort. Comme si pour vivre l’amour, il fallait fuir quelque chose. J’habite Paris, la ville de l’amour et pourtant on a l’impression que l’amour est très loin, très haut. Ça vient sans doute de la pandémie. On s’est sentis si étouffés et empêchés d’aimer. J’ai trouvé l’amour depuis longtemps et j’ai la chance d’être marié. Mais je pense à ceux qui ont 20 ans et qui sont privés de ce qu’il y a de plus beau : l’amour. Ça me fait beaucoup de peine…
En 2020, vous sortiez l’album Domesticated, sur votre vie assagie (loin des drogues et de l’alcool) de père de deux enfants qui découvre les tâches domestiques ainsi que Simple Mind, une rétrospective mettant à nu vos chansons. Travaillez-vous sur un nouveau disque ?
Oui, je suis sur de nouveaux morceaux. En ce moment, je suis obsédé par le fait de trouver mon son, une esthétique musicale qui soit unique et qui puisse durer dans le temps. Comme une recette ou une formule que je pourrais appliquer à toutes mes idées. La musique, c’est aussi des mathématiques. Celle d’aujourd’hui est très nerd entre l’ordinateur et les synthés. Mais ça me va car j’ai un bon côté « nerd. » Je suis même très passionné par les jeux vidéo.
J’avais entendu dire que votre morceau de bravoure La Ritournelle (2004) vous avait rapporté beaucoup d’argent. Est-ce vrai ?
Ce morceau a beaucoup tourné dans le monde car il a été acheté par des films, des marques, des pubs. Mais c’est très exagéré de penser qu’il va assurer ma retraite. Ça m’a permis de me sentir à l’aise. Mais ce n’est pas le genre de chanson avec laquelle on peut acheter un yacht de plus de 20 mètres.
La sublime chanson L’amour et la violence (2008) qui figure sur votre album Sexuality évoquait la psychanalyse. Est-ce qu’écouter de la musique ou en faire peut nous faire économiser une thérapie ?
C’est vrai que je m’adressais à mon psy dans ce titre. En fait, j’avais changé de psy, car ça ne s’était pas bien passé avec les autres que je voyais auparavant. Avec eux, je ne comprenais pas l’intérêt de l’analyse. Juste avant L’amour et la violence, je commençais à en consulter un nouveau et ça m’a inspiré cette chanson qui repose sur cette phrase toute simple : « dis-moi ce que tu penses de ma vie, de mon adolescence. » Pour le côté thérapeutique, je crois que quand on fait de la musique, ça crée un sacré méli-mélo dans la tête. Il faut gérer un égo surdimensionné, utile pour aller de l’avant et faire des recherches encore plus folles, et en même temps rester très terre à terre car il faut pouvoir se concentrer, ne pas perdre le fil. C’est délicat à maintenir cette dualité. Il faut la jouer finement. Par contre, quand on l’écoute, ça soigne pas mal. Je me souviens des peines de cœur à l’adolescence. J’écoutais les albums de The Cure et je me sentais compris. J’allais mieux. Je n’étais plus seul au monde.
Symphonic (2022) de Sébastien Tellier, Because Music/Chanel, disponible sur toutes les plateformes.