Rencontre avec Kim Gordon, l’icône du rock et de la mode qui ne voulait pas en être une
À 71 ans, l’ex-bassiste, guitariste et chanteuse du groupe de rock culte Sonic Youth Kim Gordon reste la personne la plus cool (et la plus radicale) du monde. Alors qu’elle sera en concert au We Love Green le 1er juin pour défendre un second album solo expérimental, influencé par le hip-hop, l’électronique et l’état du monde (prisonnier de la technologie), The Collective, on a rencontré celle que l’on surnomme la marraine du grunge mais qui est aussi peintre, actrice et icône de mode.
propos recueillis par Violaine Schütz.
Près de cinq ans après son premier album solo, No Home Record (2019), la légende du rock Kim Gordon publie un second opus tout aussi inspirant et expérimental (entre noise, trap et électro), The Collective, qui parle de l’absurdité du monde qui nous entoure. Et sera en concert au festival We Love Green le samedi 1er juin 2024 aux côtés de Justice et Four Tet. L’occasion de rencontrer, à Paris, une artiste qui, même si elle refuse l’étiquette d’icône, a tout d’une idole.
Et pas de celles dont l’aura se fane… L’ex-bassiste de Sonic Youth séduit, à 71 ans, une toute nouvelle génération de mélomanes sur TikTok grâce à son titre Bye Bye qui récite de façon blasée et sensuelle une liste de courses (ou d’affaires à emporter dans une valise) improbable (robe noire, vibromasseur, Eckhaus Latta, somnifères) sur fond de sonorités dissonantes reflétant parfaitement les dissonances du monde moderne. Punk un jour, punk toujours…
L’interview de la chanteuse Kim Gordon, qui sort l’album The Collective et se produit en concert à We Love Green
Numéro : Pourquoi avez-vous choisi d’intituler cet album The Collective, qui est aussi le nom de l’une de vos peintures ?
Kim Gordon : Les thèmes de l’album et de cette peinture sont liés, en grande partie. Sur la pochette de l’album, on voit des mains tenir un téléphone. Et sur la toile que j’ai peinte, des trous de la forme de portables sont présents. L’album et les paroles sont en quelque sorte le reflet de ce qui se passe dans le monde (de la folie qui nous entoure), de ce les gens ressentent et de ce que je ressens. Je suis accro à mon téléphone mais sur Instagram, il y a tellement d’images que je ne veux pas spécialement voir qui défilent. On ne sait plus où se trouve la vérité dans tout ça… La technologie est devenue notre religion. Pourtant, elle ne doit pas forcément être synonyme de progrès.
Votre père était professeur de sociologie. Pensez-vous que cela a influencé votre envie de commentaire social ?
Oui, je pense. Je me suis toujours intéressée aux commentaires sur la société. Et j’observe beaucoup. Quand je conduis à Los Angeles (où je vis aujourd’hui), par exemple, je regarde les panneaux publicitaires et les gens dans les rues. Et ça m’inspire… Tout comme les annonces Airbnb qui m’ont inspirée pour mon titre du même nom…
L’une des chansons de votre nouvel album s’appelle I’m a Man. De quoi parle ce titre ?
C’est une réponse à certaines plaintes de l’extrême droite américaine sur la façon dont le féminisme aurait ruiné les hommes. Cela a aussi à voir avec l’histoire de la masculinité en Amérique. C’est quelque chose de sociologique, en fait. Dans les années 50 et 60, on considérait que les hommes devaient être des protecteurs et des pourvoyeurs. Cela a changé les décennies suivantes et les hommes ont perdu cet objectif. Ils sont donc devenus des consommatrices comme les femmes, ciblés par le marketing. Il y a aussi des références dans le morceau à Ronald Reagan et à sa femme, Nancy Reagan.
« Je n’ai jamais appris à jouer d’un instrument. » Kim Gordon
Vous avez publié un livre appelé Girl in a Band. En quoi est-ce différent de créer des chansons en solo plutôt qu’avec un groupe ?
Cela dépend vraiment des personnalités des différents musiciens. Au sein de Sonic Youth, nous avons chacun apporté quelque chose de différent à la musique du groupe. Nous l’avons créée ensemble, avec nos différentes sensibilités. C’était très basé sur cela. Avec mon projet Body/Head (fondé avec le guitariste Bill Nace), nous créons des chansons en improvisant beaucoup. Nous nous connaissons tellement bien que cela est possible. Et puis, sur mon nouvel album solo, j’ai travaillé avec le producteur Justin Raisen (Charli XCX), et c’est grâce à lui que ce disque est orienté sur les beats. On commençait avec des rythmes influencés par le hip-hop, puis j’apportais des guitares et je chantais. Je ne veux pas travailler de la même manière que je l’ai fait pendant si longtemps dans Sonic Youth. Ce n’est plus intéressant pour moi de travailler de cette façon.
On entend certaines de vos chansons dans le film L’Été dernier (2023) de Catherine Breillat…
Oui, on entend Dirty Boots de Sonic Youth et Tripping de Body/Head. Le superviseur musical m’a contactée et je lui ai envoyé de nouvelles chansons de Body/Head. Catherine Breillat a vraiment aimé l’un des morceaux et a décidé de l’utiliser deux fois dans le film. C’était super de la rencontrer en vrai et de tenter de discuter avec elle. Je parle très mal français même si je l’étudie, comme un hobby, et elle parle très mal anglais, donc ce n’était pas facile de communiquer (rires).
J’ai lu que vous vous considérez plus comme une artiste visuelle que comme une musicienne. Pourtant, vous avez influencé tant de personnes dans la musique…
Comme beaucoup de gens, je suis tombée dans la musique, le post-punk et le punk sans savoir grand chose sur ce domaine auparavant. Je n’ai jamais appris à jouer d’un instrument. Depuis que je suis petite, je veux juste être une artiste visuelle. C’est pour ça que j’ai déménagé à New York au début des années 80 (après avoir grandi en Californie). J’ai donc l’impression d’aborder la musique davantage en tant qu’artiste visuelle. Je ne suis pas une musicienne conventionnelle et je n’éprouve pas d’intérêt à devenir une musicienne conventionnelle ou à faire de la musique conventionnelle. J’aime les choses qui sortent des rangs. J’admire les gens qui ont étudié la musique. Mais une grande partie de mon vocabulaire quand je joue de la guitare est basé sur le fait de ne pas connaître le solfège. Je pense en d’autres termes que ceux de mélodie et d’accords. Je suis plus intéressée par les contrastes, les dissonances et le bruit.
« En vieillissant, on regarde ce qui est suspendu dans son armoire et on se dit : « Pourquoi j’ai ça ? » » Kim Gordon
Vous avez réussi autant dans la musique que dans le monde de l’art. Si vous deviez choisir entre les deux, que garderiez-vous ?
C’est une question difficile. Je pense que je trouverais toujours un moyen de combiner les deux d’une manière ou d’une autre.
Dans les années 80, vous avez travaillé comme assistante dans une galerie de Larry Gagosian…
Oui, j’ai travaillé dans une galerie privée qu’il tenait avec la marchande d’art Annina Nosei. Je le connaissais déjà quand j’étais à Los Angeles (et qu’il vendait des posters) et quand j’ai déménagé à New York, il m’a dit : « Si tu veux un travail, comme celui de réceptionniste, ça peut le faire. » Mais j’avais l’impression d’être trop proche du business de l’art alors que je voulais être artiste. Cela me détournait du monde de l’art en tant qu’artiste alors j’ai vite zappé.
En août 2023, vous avez vendu une partie de vos vêtements lors d’un vide-grenier à Los Angeles pour lequel de nombreuses personnes ont fait la queue… L’argent récolté était donné à un centre d’aide pour les femmes sans-abri de L.A…
J’ai beaucoup trop de vêtements. Vous savez, en vieillissant, on regarde ce qui est suspendu dans son armoire et on se dit : « Pourquoi j’ai ça ? » J’avais déjà fait un tri quand j’ai déménagé de Northampton (dans le Massachusetts) à Los Angeles. J’ai donné beaucoup de vêtements à mes nièces, à ma fille et à d’autres personnes. Et c’est drôle parce que je les vois porter ces vêtements tout le temps. Et que ça fait du bien de constater que des pièces sont une autre vie. Je vais refaire un tri l’année prochaine, je pense. On se sent bien quand on se sépare de certaines affaires.
« L’idée d’être perçue comme une icône du rock ou une icône féministe me rend un peu sceptique. » Kim Gordon
Votre fille, Coco Gordon-Moore, ne vous pas reproché d’avoir vendu certaines pièces de votre garde-robe…
Elle adore mes chaussures, mais elle n’a pas la même pointure que moi. En fait, au lycée, elle portait beaucoup de vêtements X-girl (le label mode fondé par Kim Gordon dans les années 90, ndlr) que j’avais, dont des pantalons que nous trouvions trop ajustés et très « nerd », voire ringards. Sauf qu’elle était au lycée, et que c’était cool.
Vous avez posé pour de nombreuses campagnes de mode (Saint Laurent, Marc Jacobs…) et assisté à de nombreux défilés. Êtes-vous toujours passionnée par les vêtements ?
Je suis toujours curieuse de savoir ce qui se fait. J’ai aimé les dernières collections Prada et Celine. J’adore regarder les publicités (rires). C’est toujours intéressant. Mais je ne peux pas me permettre de me les offrir… J’aime les vêtements. Pour moi, c’est une question visuelle, mais je ne suis pas totalement une adepte de la mode. Je pense que les vêtements devraient plus être une question de style que de prix.
Vous êtes une icône de la musique et de la mode. Pourtant, vous avez sorti un livre chez Rizzoli intitulé No Icon…
L’idée d’être perçue comme une icône du rock ou une icône féministe me rend un peu sceptique. Je me méfie de ces étiquettes et je n’aime pas la façon dont le féminisme est aujourd’hui utilisé comme une image de marque et un moyen de vendre des choses. Je préfère ne pas être si consciente de mon image.
Vous avez co-produit le premier album de Hole, le groupe de Courtney Love, Pretty on the Inside, sorti en 1991. Mais je crois que vous ne l’appréciez plus beaucoup aujourd’hui…
Elle est très charismatique, a écrit de bonnes chansons et aime dire des choses choquantes. Mais je n’ai pas vraiment envie de parler d’elle. Je pense qu’elle a des problèmes de santé mentale. Je ne suis plus en bons termes avec elle depuis qu’elle a frappé Kathleen Hannah du groupe Bikini Kill au visage durant le festival Lollapalooza, alors que nous nous tenions sur le côté de la scène.
Adam Horovitz des Beastie Boys a dit à votre sujet : « Quel que soit l’endroit où elle se trouve, Kim est la personne la plus cool de la pièce. Mais je la connais, et je sais qu’elle préférait être à la maison en train de griller des hot dogs. »
Je vois ce qu’il veut dire (rires). C’était très perspicace de sa part. Je pense qu’il y a un peu de lui là-dedans. Il est aussi comme ça. C’est peut-être pour ça qu’il a dit ça…
The Collective (2024) de Kim Gordon, disponible le 8 mars 2024. En concert au festival We Love Green le 1er juin 2024.