Rencontre avec Fishbach : « Je ne tiens pas à avoir un avis sur tout »
Cinq ans après le sublime À ta merci, l’auteure-compositrice-interprète française Fishbach sort un deuxième album passionnant, Avec les yeux. Un disque de synthpop épique et poétique qui s’écoute avec les yeux et le cœur. Rencontre une artiste entière, farouche et vibrante qui partage bien plus avec Rimbaud qu’une terre de prédilection (les Ardennes).
Par Violaine Schütz.
En allemand, « fischbach » signifie “le ruisseau aux poissons”. Et ce nom va comme un gant à Flora Fischbach (avec un « c » en plus par rapport à son pseudo) alias Fishbach, auteure-compositrice-interprète née en Normandie qui, depuis ses débuts en 2010, nage à contre-courant. La chanteuse et actrice de 30 ans à la présence magnétique n’est pas une espèce habituée à suivre le sens du vent ni à se noyer dans l’océan tiède d’une chanson « passe-partout. » À l’image de sa dégaine qui tient autant de la prêtresse rétro-futuriste mystérieuse que d’une Jeanne d’Arc moderne et d’une rock star androgyne des années 80, l’artiste refuse les conventions et les appartenances à une seule chapelle.
À quinze ans déjà, l’anticonformiste Fishbach quittait l’école, sans le bac. Elle fut ensuite vendeuse de chaussures, photographe de sport ou encore guide au château de Vincennes. L’ex-Parisienne semble naviguer dans la vie en funambule, ne choisissant pas entre une participation au duo électro-rock Most Agadn’t ou un rôle dans la série Vernon Subutex (2019). Le premier album de la chanteuse, À ta merci (2017), apportait une théâtralité intense et une aura baroque à une chanson française parfois unidimensionnelle. Un peu comme si Kate Bush, Patti Smith et Catherine Ringer s’étaient penchées sur le berceau de la petite fille qu’on imagine turbulente et à vif autant qu’attachante.
Sur son nouveau disque, Avec les yeux, Fishbach, désormais installée dans une forêt des Ardennes, près de la ville de Rimbaud (Charleville-Mézières), dévoile une synthpop ardente, mystique et épique qui puise dans les nappes synthétiques des années 80 et la poésie d’un autre temps. Développant une esthétique unique qu’elle qualifie de « Matrix médiéval« , l’artiste fait s’entrechoquer des maux modernes (les réseaux sociaux) et des mots anciens (candélabres, désir loup-garou). Il naît de ce clash – qui fait se rencontrer Scorpions, Christophe et Bonnie Tyler – une beauté qui ne laisse pas de marbre. Une beauté à l’image des propos – sans fard – de Fishbach. Rencontre avec une artiste qu’on regarde avec des yeux plein de fascination et qui nous touche en plein cœur.
Numéro : Votre album se nomme Avec les yeux. Est-ce une référence à nos visages masqués – à cause de la pandémie – qui ne laissent entrevoir que le regard ?
Fishbach : Pas tout à fait. Avant que l’album ne sorte, une fan m’a écrit sur Instagram un long texte dans lequel elle disait : « tu chantes avec les yeux. » J’ai trouvé ça très beau et fort, ce qui m’a inspiré ce titre. Cette phrase m’a aussi rappelé ma mère qui m’avait demandé, quand j’étais petite, si je voulais donner mon corps à la science, si jamais il m’arrivait un truc. Je lui avais répondu « oui ». Ce à quoi elle avait rétorqué : « d’accord, mais tout sauf tes yeux. » J’ai toujours été attachée à ce qu’on qualifie de « reflet de l’âme. » Sur scène, je m’amuse à regarder des gens droit dans les yeux. C’est celui qui baisse les yeux en premier qui a perdu. Et je gagne souvent sur scène. Mais hier, j’ai joué à ce jeu-là avec un vieux monsieur croisé dans le train. Notre échange de regards a duré longtemps et puis, il m’a battu.
Sur la pochette du disque et vos photos récentes, vous portez une soutane brodée très baroque. Que faut-il y voir ? Est-ce un uniforme de soldat ? Une veste de torero ? On pense à la comtesse hongroise sanguinaire Élisabeth Báthory, aux actrices du cinéma muet, à la Mylène Farmer du clip de Libertine, à Lady Oscar ou encore, à Barry Lyndon…
J’ai eu un réalisateur de musique, Michael Declerck (qui a travaillé avec Her, Gaspard Augé de Justice, Prudence…), mais aussi un réalisateur d’image, qui s’appelle Aymeric Bergada Du Cadet. On s’est retrouvé juste avant de réaliser ce disque et je lui ai avoué mon désir de développer beaucoup plus l’aspect visuel que pour mon premier album. Avant, sur scène, j’étais une sorte de version sophistiquée de moi-même. Là, je voulais porter de vrais costumes évoquant une autre époque, changer d’intention physique comme je peux changer d’intention dans ma voix. Et justement, avant le confinement, en février 2020, je suis allée voir un défilé incroyable de Paco Rabanne par Julien Dossena, dans une ancienne prison parisienne, la Conciergerie. Il s’agissait de la collection automne-hiver 2020-2021 avec des cottes de maille et des broderies. C’était complètement « Matrix médiéval », une expression qui résume aussi le mood de mon album. En voyant ces looks, je me suis dit : « je n’ai jamais vu de vêtements aussi beaux. Je veux absolument les porter. » Dans mes nouveaux clips et sur la pochette du disque, je ne porte presque que du Paco Rabanne et en particulier cette collection. Par contre, la journée je suis plus Matrix que médiéval, car ce n’est pas facile de s’habiller en armure pour sortir dans la rue !
Sur cet album, il y a beaucoup de guitares électriques et pas du tout d’Auto-Tune. Aimez-vous être à contre-temps de l’époque qui célèbre le rap et les voix trafiquées ?
Il y a peut-être quelque chose de l’ordre de la rébellion contre l’époque, mais ce n’est pas que ça. Je ne tiens pas à être à contre-courant pour être à contre-courant. Tout simplement, je n’aime pas l’Auto-Tune. Je trouve qu’il n’y a rien de plus intime et unique qu’une voix, et que, du coup, c’est dommage de la lisser ou de la modifier. Surtout quand les artistes qui chantent super bien se mettent à l’utiliser et qu’on ne reconnaît plus leur timbre. Ça crée une déshumanisation générale. Je trouve qu’il faut laisser une place à l’erreur dans la musique, à la fausse note, à l’imparfait. Je sais que si je voulais devenir riche, il faudrait que je fasse quelque chose dans l’air du temps, mais ça ne m’intéresse pas. Aujourd’hui, beaucoup de titres ressemblent à des Kleenex. Les plus jeunes vont écouter deux cents fois le même morceau, mais seulement pendant deux mois. Cela ne dure pas. Tandis que ceux qui sont plus vieux écoutent souvent deux cents titres d’artistes différents. Je ne suis peut-peut-être pas à la mode, mais j’espère enregistrer des disques qui pourront durer.
On pense souvent à la chanteuse Bonnie Tyler en vous écoutant. Est-ce une influence revendiquée ?
J’écoute beaucoup de « chansons de voiture » (des « road songs ») signées Peter Gabriel, Vangelis et Bonnie Tyler. Je n’aime pas tout chez elle. Il y a des choses un peu trop « folklore américain. » Mais elle a aussi chanté des morceaux incroyables avec sa voix rauque si particulière. En une syllabe, on sait que c’est elle. Et puis il y a cette bouille qu’on a envie de manger et cette coupe mulet improbable qui est récemment revenue à la mode. Elle possède un côté « femme libre » qui n’en a rien à foutre du regard des autres qui me plaît. Elle est « too much » et en même temps elle a sorti des tubes impressionnants comme It’s a Heartache ou Turn Around. Tout le monde est à fond quand l’une de ses chansons passe en soirée.
Vos titres ressemblent à des épopées sauvages qui provoquent des sensations extrêmes, un peu comme les émotions exagérées qu’on ressent à l’adolescence. Vous mettez-vous dans des états particuliers pour accoucher de ces morceaux ?
Non, je n’ai pas de rituel, mais je vis des sentiments à fond. Je suis très sensible. Parfois des choses microscopiques me foutent en l’air. Et la musique me permet d’extérioriser. Quand je ressens quelque chose, je laisse le sentiment venir à moi et j’essaie de l’exploiter. Mais tout ne m’inspire pas. Par exemple, j’ai récemment vécu un chagrin d’amour qui n’a n’abouti à rien musicalement. Je n’ai rien à écrire sur cette histoire, alors que le souvenir d’un ex moins récent va plus me nourrir.
Faut-il être triste pour enfanter un beau morceau ?
Je ne sais pas, mais je fais les choses de manière intuitive. C’est dans la musique que je mets tout ce qui ne va pas fort et c’est ce qui me permet d’aller mieux dans la vie. C’est un véritable exutoire. Si je ne parlais que de ce qui va bien dans mes textes, je pense que j’irais moins bien. Il faut que je crache ma peine pour aller mieux. Je trouve de toute façon que les artistes sont toujours assez esseulés, torturés, incompris.
Vos textes sont empreints d’un romantisme noir qui semblent dire : « après moi le déluge. » Dans le morceau Presque beau, vous semblez regarder les choses d’en haut, comme dans le tableau Le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich ou Dave Gahan, le chanteur de Depeche Mode, dans le clip d’Enjoy The Silence. Vous reconnaissez-vous dans la figure de l’héroïne romantique ?
Je ne sais pas si je le revendique. Mais j’ai toujours été un peu comme ça, enfant. J’étais solitaire. Je jouais dans mon coin, restais enfermée dans mes pensées, posais des questions existentielles. D’ailleurs, je lis beaucoup de philosophie en ce moment. Et plus tu en lis, plus tu comprends que tu ne comprends rien. Ce qui est assez fascinant. Pour vous dire à quel point je vais bien, mes auteurs fétiches du moment sont Nietzsche et Schopenhauer. En lisant le livre Douleurs du monde de Schopenhauer, il semble aller tellement mal que le lecteur se sent tout de suite mieux que lui. En même temps, je lis aussi des ouvrages plus jolis comme ceux de Gaston Bachelard. Ça m’ouvre des imageries plus douces autour des rêves, de la poésie.
Vos paroles ressemblent parfois à des cadavres exquis ou à des tableaux surréalistes faits de collages et d’illuminations. Comment vous viennent-elles à l’esprit ?
J’adore le surréalisme, prendre des choses qui existent et les coller à d’autres qui n’existent pas encore, comme dans nos rêves. Nos rêves mélangent des choses qu’on a vécues à des éléments plus inattendus. Un personnage impromptu débarque et c’est ce qui fait toute la poésie de l’imaginaire. J’aime bien brouiller les pistes et me surprendre moi-même. J’aimerais pouvoir chanter, des années après l’avoir écrit, un morceau et y déceler un nouveau sens, une nouvelle intention. Ce qui est génial, c’est quand les gens me racontent ce qu’ils ont compris de l’un des titres. Leurs interprétations sont toujours très personnelles, loufoques et éloignées de ce à quoi je pensais. Je constate à chaque fois que j’ai un public de gens cinglés, que j’adore. Je me rends aussi compte quand ils me racontent leur vision que je ne suis pas la seule à aller mal (rires).
Dans votre morceau Dans un fou rire, vous chantez « Qu’on me tranche le cou, si j’n’ai pas su trancher / Entre tous les remous de leurs âmes certifiées. » Est-ce à lire comme une critique des réseaux sociaux ?
À peu près. Ça part d’un ras-le-bol. Un soir de mars 2020, entre le confinement et la solitude, je n’allais pas bien du tout. On m’avait alors demandé de participer à un manifeste féministe signé par des artistes. Je l’ai lu et j’ai eu l’impression que beaucoup de gens voulaient s’engager politiquement pour se faire voir. Et je trouvais ça dégueulasse de faire cela pour se montrer plus que pour défendre une cause. Il y avait plein de choses contradictoires et très « moi je » dans le texte. Personnellement, je veux m’éloigner de tout ça et ne tiens pas à m’engager à tout prix. Je sais qu’aujourd’hui, les artistes qui marchent bien sont très politiques. Mais moi je n’ai pas d’avis sur tout. Je ne suis pas la mieux placée pour parler du racisme ou du féminisme. Je n’ai jamais eu de problème en tant que femme, tout en sachant très bien qu’il existe beaucoup de femmes qui souffrent. Cela me bouleverse, mais je n’aime pas que tout le monde commente tout tout le temps. Sur Google, on met même des notes à des forêts et des cimetières. Je ne vais pas éviter d’enterrer ma grand-mère dans un cimetière parce qu’il a deux étoiles.
Vus êtes retournée dans les Ardennes, votre région d’origine, pour ce disque. Vous vivez dans une maison à la campagne, dans un village situé près d’une rivière, avec un chien nommé Ardent. Pourquoi avoir décidé de quitter Paris où vous viviez ?
C’est le bruit qui m’a poussée à quitter Paris. J’habitais place des Fêtes, avec certes, les Buttes-Chaumont à côté, mais surtout des tours. Tout était très bruyant. Et en même temps, je n’osais pas chanter dans mon appartement car je ne voulais pas déranger les voisins que j’entendais ronfler. Mon appartement était sombre et triste. Il y avait beaucoup de misère dans la rue, ce qui me rendait encore plus triste. Et puis je voulais me rapprocher de ma famille. Et ensuite, le confinement est arrivé… Je vis dans une maison en schiste que je loue. Il y fait frais l’été et chaud l’hiver. Je rêve de construire une maison en bois, mais je ne sais pas si je resterai longtemps dans cette région.
Vivre à la campagne est-il aussi idyllique que ça en a l’air ?
Non. Je me suis rendu compte de la limite de la vie à la campagne cet hiver. Ma vieille masure ardennaise possède de toutes petites fenêtres et ne bénéficie pas de beaucoup de lumière. La campagne toute seule a ses ses limites. On a besoin les uns des autres. On s’en est d’ailleurs rendu compte pendant les confinements. Et puis ce n’est plus la même ruralité qu’avant, celle où tu allais boire un coup entre voisins au bar du coin. Les bars ont presque tous fermé, ou alors, les gens restent chez eux devant leurs ordinateurs. Depuis qu’on a des écrans, les gens se parlent moins. Le vrai paradis, ce serait la campagne, mais avec des copains vivant pas loin.
Les Ardennes vous ont-elles inspiré des chansons ?
Ça m’a donné de l’espace pour réfléchir. Quand on évolue dans une paysage sonore agréable, ça laisse de la place à l’esprit pour imaginer des mélodies. J’ai rempli le silence avec ce disque qui a un côté grandiloquent. Et pour mon équilibre, voir l’horizon et entendre le chant des oiseaux était devenu nécessaire.
Vous vivez près de Charleville-Mézières. Vous sentez-vous des accointances avec Rimbaud, qui y est né ? Avez-vous effectué un pèlerinage sur ses traces ?
Je vis en effet dans un petit village, à vingt minutes de Charleville-Mézières. Je n’ai pas marché sur les pas du poète, mais c’est vrai que la route Rimbaud-Verlaine est assez chouette. Rimbaud est en fait le seul attrait touristique de la région avec le Festival mondial des théâtres de marionnettes. Un évènement la fois flippant et charmant. Mais contrairement à Rimbaud, j’aime bien ma ville. Cela dit, il critiquait tout le temps Charleville, mais dès qu’il avait un problème, il revenait s’y consoler dans les jupes de sa mère et manger au chaud.
Vous avez joué dans la série Vernon Subutex (2019) aux côtes de Romain Duris. Allez-vous retourner des films ou des séries ?
Cette proposition n’était pas refusable. C’est tellement cool de pouvoir jouer ce personnage plein de caractère et en perpétuelle évolution qu’est celui d’Anaïs, qui est amoureuse de la Hyène. Ce personnage est d’ailleurs plus développé dans la série que dans les livres de Virginie Despentes. Ce que j’aimais, c’est le fait qu’Anaïs découvre l’univers de la série en même temps que le spectateur, comme une sorte de guide. Si une opportunité aussi géniale se représente, je serai très contente de la saisir, mais je ne cherche pas des rôles à tout prix. J’ai joué dans deux court-métrages l’an dernier qu’on doit trouver sur YouTube. Le problème du métier d’acteur, c’est que si personne ne veut te faire tourner, tu ne peux pas jouer. Alors qu’en tant que musicien, même si personne ne veux te voir sur scène, tu peux toujours te produire dans ton coin. Le jour où plus personne ne souhaitera m’entendre, je continuerai à faire de la musique, tout seule, chez moi. Juste pour me faire du bien.
Avec les yeux (2022) de Fishbach, disponible sur toutes les plateformes. En tournée à partir du 31 mars 2022 en France. Photos : Luka Booth.