Rencontre avec Alt-J: “Les gens nous trouvent sages, mais nous aussi on a connu quelques années d’excès…”
Vendredi 11 février, le groupe indie originaire de Leeds a publié The Dream, son quatrième album, chez Infectious Records. L’occasion pour Numéro d’échanger avec un trio parfois considéré, à tort, comme un boysband de rockeurs trop sages.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Le groupe a déjà quatre albums au compteur et on assimile encore Alt-J à ses ballades mièvres du début des années 2010. Depuis, pourtant, du chemin a été fait. Joe Newman, Gus Unger-Hamilton et Thom Sonny Green se sont séparés, en 2014, de Gwilym Sainsbury, qui avait du mal à encaisser le succès et le rythme effréné des tournées mondiales. Les autres ont traversé une période de faste, découvert, émerveillés, les États-Unis et ont exploré, de disque en disque, d’autres territoires musicaux. Si on les associait au rock mélancolique et à la surabondance d’harmonies vocales, le groupe qui s’est formé sur les bancs de l’université de Leeds, au nord de l’Angleterre, s’est aventuré dans le funk, le post-punk et même le hip-hop… Avec The Dream, Alt-J enfonce le clou, produisant un son post-rock aux influences blues qui aurait pu être composé pendant un road trip sur la route 66. Rencontre avec un groupe qui envoie valser les conventions, préfère écrire des chansons de rupture où une femme est heureuse de larguer son mari et nous accueille, sur Zoom, depuis leur résidence londonienne, entre un mug rempli de thé vert, une guitare électrique et un plaid en mohair.
Numéro : Lorsque votre premier album est sorti, vous avez dit lors d’une interview que vous souhaitiez vous lâcher davantage. Dix ans plus tard, vous considérez l’avoir fait ?
Gus Unger-Hamilton : Disons que c’étaient dix ans de folie douce ! Quand An Awesome Wave est sorti, on était très jeunes et on a quand même eu quelques années d’excès…
C’est-à-dire ?
Gus : [Rires.] Je ne vais pas développer mais on a tous survécu ! Aujourd’hui, on est dans la trentaine, on a des enfants et on est en couple depuis longtemps… Je ne dis pas que je suis sobre, ou que j’ai tout arrêté, mais je suis plus adulte.
A cette époque, vous incarniez un nouveau genre de rockeurs : ceux qui restent sages. Joe, vous disiez vous-même vous trouver parfois ennuyeux. Pourquoi ?
Joe Newman : En fait, j’étais parfois d’accord avec les gens qui disaient que ma voix était ennuyeuse ! Concernant notre sagesse, je dirais que l’on a toujours été un groupe stable, lancé à une époque où il était important que chacun se comporte bien.
Gus : Et c’est toujours vrai aujourd’hui. Parce que tout est documenté, tout le monde porte une caméra sur soi… Ça vous force à être plus prudent. Mais c’est aussi plus respectueux. Notre manager, qui bosse dans l’industrie de la musique depuis les années 80, aime parler de cette période en disant que c’était une époque de fou. On lui demande toujours de nous raconter les nineties et de nous dire combien de coke il prenait et avec qui. Mais c’est toujours la même chose : dans les années 90, les jeunes voulaient savoir comment ça se passait dans les années 70 et on leur répondait que c’était dingue. Pareil dans les années 2000 avec les années 80, etc. Mais beaucoup d’anecdotes des années 60, 70, 80 ou 90 impliquent des histoires d’exploitation, des choses malsaines, des abus…
Dans un morceau, vous parlez d’Elliott Smith. Sa mort a-t-elle marqué, selon vous, un tournant dans le monde du rock : la fin de la glorification du style rockeur torturé ?
Joe : C’est plutôt que sa mort a posé des questions sur la façon dont le lifestyle d’un rockeur peut influencer sa musique. Elliott Smith est l’exemple même d’un artiste qui s’inspirait de sa vie pour composer toutes ses œuvres. Son écriture est une toile d’araignée faite de délicatesse et de folie et teintée de ses excès, de ses abus de drogues, etc. Tout ça a re-qualifié son art : ce n’est plus de la musique mais une preuve de son passage sur terre.
Vous pensez qu’il fascine les gens à cause de son suicide ?
Joe : Le fait qu’il se soit suicidé dans une salle de bain avec une paire de ciseaux qu’il aurait enfoncé lui-même dans sa poitrine a bouleversé notre façon d’écouter sa musique.
Vous aussi doutez, comme beaucoup de gens, qu’il se soit suicidé ?
Joe : Non. Certains doivent croire qu’il a été assassiné simplement parce que ce suicide requiert extrêmement de courage.
Dans l’un de vos titres, vous parlez de ce que cela signifie d’être un homme. Quelle est votre définition ?
Thom Sonny Green : Est-ce que je me considère comme un homme ? C’est une sorte de pensée bizarre, c’est tellement abstrait… Comment définir ma virilité ?
Joe : Parfois, à la radio, vous entendez : “Trois hommes sont morts” ou “Deux hommes ont été pris en flagrant délit de vol à l’étalage”. On ne vous connaît pas et vous catégorise d’emblée comme un homme ou une femme ! Moi, je me vois comme une personne avec un nom et entourée d’autres personnes. Plus récemment, les privilèges liés au fait d’être un homme blanc sont de plus en plus connus et dénoncés.
Dans l’industrie de la musique, le fait d’être un groupe d’hommes change-t-il quelque chose ?
Thom : Quand on a commencé, et même encore maintenant, l’industrie était dirigée par des hommes blancs. Et ça avait une influence sur tout ce qui se passe en dessous. Les artistes signés sur un label, les gens qui ont une promotion, ceux qui gagnent des prix.. Mais grâce aux réseaux sociaux, tout le monde peut avoir une voix et ça a déclenché des discussions et un gros mouvement en termes d’égalité de genre.
Votre carrière aurait-elle été différente si vous aviez été un girlsband ?
Thom : Oui. Et si nous étions noirs, ça aurait aussi été très différent. Qui sait… Mais je pense qu’être trois blancs qui se sont rencontrés à l’université en Angleterre a créé un certain attrait. C’est délicat : je ne pense pas qu’on ait capitalisé dessus, mais on aurait pu le faire, vous savez…
Drake a retiré ses deux nominations aux prochains Grammys justement parce qu’il déplore le manque d’inclusivité dans l’industrie de la musique. Il regrette que ses albums ne soient nommés que dans la catégorie “rap”, genre que l’on pourrait assimiler à de la pop aujourd’hui. Êtes-vous d’accord avec ça ?
Joe : Il faut surtout revenir sur la façon dont on catégorise la musique populaire… Drake ne fait pas seulement du rap : il fait de la pop. C’est le style de musique le plus téléchargé sur les plateformes de streaming. Peut-être que la musique la plus consommée doit être désormais comprise comme de la musique pop. Peut-être que les intitulés des catégories doivent évoluer en fonction du goût des gens…
The Dream (2022) de Alt-J [Infectious Music Ltd], disponible.