Négociations musclées et prestations folles : les programmateurs de We Love Green dévoilent les secrets du festival
Négociations intenses, prestations mémorables ou erreurs à ne surtout pas commettre… Numéro a proposé à Clément Meyère et Paul Bonabesse, les programmateurs du festival We Love Green, de livrer leurs secrets dans une interview fleuve.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
SZA, Justice ou Kaytranada annoncés au festival We Love Green 2024
Cette année, le festival We Love Green compte frapper fort… Il y a quelques jours, de nouveaux artistes ont rejoint SZA, Kaytranada, Justice, Shay, Hamza, Josman, Anetha, Troye Sivan ou Omar Apollo à la programmation. Et les nouveaux venus se nomment Skepta, Kim Gordon, Eddy de Pretto, Chilly Gonzales, Papooz, Shygirl ou Lewis Ofman. Connu pour son engagement écologique, le festival We Love Green a récemment servi de laboratoire aux J.O. Dans une interview accordée à France Info, la directrice du festival Marie Sabot déclarait notamment : “Nous nous sommes rapprochés du Muséum d’histoire naturelle et de cabinets d’écologues qui vont en repérage à chaque saison et analysent quels sont les végétaux, les petits mammifères, les oiseaux et les insectes en présence. Ils repèrent s’il y a des espèces protégées, et mettent en lumière les enjeux et les problématiques. Leurs analyses servent habituellement à autoriser ou non des projets immobiliers. On a souhaité faire ce même type d’analyse, mais pour un festival. C’est un long travail et ce sont des budgets conséquents.” À quelques jours du lancement des festivités, We Love Green vient enfin d’annoncer les horaires du festival (timetable à retrouver en fin d’article).
Pour en savoir davantage sur les coulisses de l’événement qui se tiendra du 31 mai au 2 juin au bois de Vincennes à Paris, Numéro a interrogé Clément Meyère et Paul Bonabesse, les programmateurs de We Love Green dont l’objectif est clair : réunir les meilleurs artistes pour proposer une affiche de festival irrésistible. Rencontre.
Numéro : Un programmateur de festival passe-t-il son temps à siffler des bières dans les salles de concert pour “dénicher de nouveaux talents” ?
Clément Meyère: Notre rôle est beaucoup plus vaste ! Programmer, ce n’est pas seulement écouter des playlist toute la journée ou profiter des concerts, même si je reconnais que cette partie reste assez sympathique. [Rires.] Programmer, c’est aussi négocier, gérer des budgets, les demandes des artistes et la concurrence nationale ou internationale. Au final, l’objectif est assez clair : proposer une programmation artistique en totale cohérence avec l’ADN du festival, mais qui demeure puissante et excitante pour le public.
Pour réussir dans ce métier, l’importance du réseau est-elle un facteur crucial ?
Clément Meyère: Votre carnet d’adresse compte énormément mais, en ce qui nous concerne, nous collaborons avec de grosses agences françaises et internationales qu’il ne faut pas confondre avec les labels de musique. Nous sommes en relation avec des sociétés de production et des tourneurs [organisateurs de tournées]. En France, il existe des agences très performantes telles que Super, Talent Boutique, Corida ou Alias Production. Elles sont d’ailleurs des partenaires du festival et représentent aussi bien des artistes français que des artistes étrangers.
Paul Bonabesse: La programmation s’inscrit dans un écosystème assez vaste. Au départ, il s’agit d’établir un état des lieux de l’actualité des artistes et de ce qui sera excitant pour les dix mois à venir. Nous nous adressons donc à différentes agences qui représentent justement les artistes. Jamais aux artistes directement. Ces agences gèrent le calendrier des musiciens et négocient leurs cachets. Certaines sociétés internationales possèdent des départements affiliés à des territoires spécifiques et, au final, il n’est pas rare que nous nous retrouvions avec des dizaines d’interlocuteurs différents issus d’une seule et même société.
Clément Meyère: C’est un travail de négociation extrêmement long qui s’étale sur une année complète. Il y a beaucoup d’intermédiaires et la concurrence est rude. Votre programmation idéale se transforme petit à petit, elle connaîtra au moins une cinquantaine de versions différentes…
De nombreux artistes, notamment dans le rap US, sont très mauvais sur scène. Et leur prestation peut dévaloriser tout un festival.
Mis à part les autres festivals, qui sont les principaux concurrents de We Love Green ?
Clément Meyère: En théorie, un artiste est supposé jouer en exclusivité pour votre événement. Vous pouvez donc imaginer que Solidays, Rock en Seine ou Lollapalooza cherchent parfois à programmer les mêmes artistes que nous. Les salles de concert entrent également dans la danse : lorsque un artiste se produit à l’AccorArena [Paris Bercy] le 25 mai, il est inutile de le booker à We Love Green cinq jours après. A priori, son public l’aura déjà vu sur scène.
Paul Bonabesse: Les festivals étrangers sont des concurrents directs qui peuvent, contre toute attente, devenir des alliés de choix. Par exemple, lorsque le festival Primavera de Barcelone tente de programmer un artiste américain le vendredi soir, nous pouvons appuyer sa demande en proposant à l’artiste de se produire chez nous, en France, le lendemain. Nous l’incitons ainsi à venir en Europe pour enchaîner deux dates. Tout le monde en sort gagnant.
Quelles erreurs fatales un programmateur ne doit-il surtout pas commettre ?
Paul Bonabesse: Ne programmez pas au coup de cœur, les yeux fermés. Renseignez-vous au préalable sur les antécédents judiciaires d’un musicien et essayez de le voir au moins une fois sur scène pour ne pas avoir de mauvaise surprise : certains artistes supposés jouer cinquante minutes laissent un DJ jouer pendant une demi-heure et débarquent sur scène pour chanter trois morceaux avant de retourner en loge…
Clement Meyère: C’est vrai ! De nombreux artistes, notamment dans le rap US, sont très mauvais sur scène. Et leur prestation peut dévaloriser tout un festival. Par exemple, un artiste comme Lil Uzi Vert coûte très cher, ne sait pas faire de playback, ne rappe pas dans les temps et finit essoufflé au bout de dix minutes de concert… alors que c’est votre tête d’affiche. Je ne vous cache pas que cela reste assez décevant. Ah ! Si vous programmez Erykah Badu, pensez à lui donner rendez-vous bien plus tôt que ce qui était prévu à l’origine ! [Rires.] Elle arrive toujours en retard. En 2019, elle était encore dans sa chambre d’hôtel au moment précis où elle devait monter sur scène. Nous avons quand même réussi à maintenir trente-cinq minutes de show. C’est vraiment dommage parce que son concert était vraiment incroyable.
Migos, personne n’y croyait vraiment. À l’époque,très peu de rappeurs américains venaient se produire dans les festivals français. J’ai beaucoup poussé en interne pour que ça se fasse. Nous avions très peur qu’ils annulent au dernier moment.
Vous arrive-t-il de programmer des artistes que vous détestez profondément ?
Clément Meyère: Détester n’est pas le terme que j’emploierais. D’autant que, finalement, nos goûts personnels importent peu. Le but est plutôt de comprendre notre public, d’avoir un rôle de prescripteur et de savoir faire des choix. Travailler pour un festival qui accueille 40 000 personnes par jour c’est aussi accepter quelques contraintes commerciales. Au départ, We Love Green était un festival de folk. Peu à peu, nous avons commencé à programmer du rap, de la musique électronique, du reggaeton…
Paul Bonabesse: Évidemment que nous ne sommes pas fans de tous les artistes mais si vous refusez de programmer un artiste parce que vous le détestez, alors changez de métier ! La programmation est aussi une affaire de combinaisons. Un artiste est soudainement mis en lumière parce qu’il est associé à d’autres…
Que voulez-vous dire par là ?
Clément Meyère: Le rappeur français Luidji est à l’affiche de nombreux festivals cette année. Je pense que We Love Green sera le seul événement où on le verra aux côtés de SZA, Omar Apollo ou Peggy Gou. Selon moi, sa performance devient bien plus intéressante que s’il partageait l’affiche avec des homologues français du même genre musical. De la même façon, sur notre scène Lalaland, nous avons programmé Skrillex l’année dernière, un artiste EDM habitué à des scènes gigantesques. Il change de dimension et devient plus “pointu” dans ce format, associé à Crystalmess, Nia Archives ou VTSS.
Il paraît qu’il est très compliqué de programmer de la K-pop en festival. Pourquoi cela ?
Paul Bonabesse: Disons plutôt que la K-pop est un genre musical très particulier qui fédère toute une communauté et reste donc assez complexe à intégrer à une programmation générale. En 2023, le festival Lollapalooza avait programmé le boys band sud-coréen Stray Kids ce qui a attiré des milliers de fans du groupe. Ils sont restés toute la journée à attendre devant les crash barrières pour être au plus près de la scène. Ce jour-là, il se trouve que le rappeur Damso jouait avant Stray Kids. Lorsqu’il a débarqué pour son concert, il s’est retrouvé devant 2 000 fans de K-pop qui monopolisaient l’espace pour ne pas se faire voler leur place. Son public, à lui, était derrière, tout au fond…
Clément Meyère: Nous devons aussi anticiper l’évolution d’un artiste. En 2019, Aya Nakamura se produisait sur la plus grande scène de We Love Green. Mais entre le moment où nous l’avions intégrée à la programmation et la date de sa prestation, elle était devenue une véritable star en France. Elle jouait juste avant le chanteur britannique Rex Orange County et, à la fin de son concert, la moitié du public a quitté les lieux. Nous aurions clairement dû inverser l’ordre des deux prestations. Rex Orange County est un super artiste mais peut-être moins identifié en France.
Les imperfections de certains artistes créent des shows un peu uniques et assez dingues.
Comment mesurez-vous la popularité d’un artiste ? Vous arrive-t-il parfois de programmer une soi-disant superstar qui, finalement, n’attire pas un pèlerin ?
Paul Bonabesse: Nous faisons évidemment attention aux actualités des artistes et aux salles de concerts qu’ils sont susceptibles de remplir ou non. Leur nombre d’abonnés sur Instagram et leur nombre de streams sur les plateformes ne sont pas vraiment des facteurs crédibles.
Clément Meyere: Certains artistes ne remplissent pas les salles à hauteur des streams qu’ils génèrent. Et, dans une autre mesure, d’autres remplissent des salles grâce à leur grosse communauté sans que leurs streams ne soient très élevés. C’est le cas de certains DJ par exemple. Un artiste qui n’a pas joué en France depuis quatre ans attirera forcément du monde. Un artiste qui remplit cinq fois Bercy ne sera pas forcément la tête d’affiche de We Love Green.
Avez-vous souvenir de prestations particulièrement chaotiques ?
Paul Bonabesse: Je pense à 070 Shake en 2023. C’était le chaos, mais dans son chaos, je la trouve incroyable. Les imperfections créent des shows un peu uniques et assez dingues. J’ai regardé tout son live et j’ai trouvé ça mortel. Autour de moi j’entendais : “Elle n’arrive même pas à chanter, elle est trop bourrée !” Mais, c’est elle ! Elle est comme ça ! C’est ce qu’elle incarne, c’est ce qu’elle dégage.
Clement Meyère: J’ai programmé Sophie en 2015. C’était un live hyper futuriste. Et bizarre. Pour le coup, c’était un peu les prémices de l’hyperpop. Un son inédit qui nous donne envie de danser sans vraiment savoir s’il faut le faire. C’était vraiment bordélique mais dans le très bon sens du terme.
Paul Bonabesse: Rien ne remplacera l’annulation du festival en 2022, à 18h 00, juste après le live de SCH. Il jouait sous la tente de la clairière et des trombes d’eau tombaient sur scène. Les techniciens essayaient tant bien que mal d’écarter les lumière et de déplacer le stand du DJ. Il a fallu annoncer à Laylow, Charlotte de Witte, Phoenix ou Rema que le festival avais pris la décision d’annuler pour des raisons de sécurité…
Quel est l’artiste que vous êtes le plus fier d’avoir programmé ?
Paul Bonabesse: Je dirais C Tangana en 2022 car nous avons réussi l’un des plus beaux shows pour un artiste à Paris : une scène remplie de quarante musiciens en fermeture du festival. Un souvenir indélébile. En 2019, Rosalía se produisait pour la première fois en festival en France. Donc, il y avait une espèce de buzz autour d’elle. C’était assez fou. Le live de Björk en 2018 était absolument fabuleux aussi. Vraiment magnifique.
Clément Meyère: En ce qui me concerne ce serait plutôt le trio Migos. À l’époque, très peu de rappeurs américains venaient se produire dans les festivals français. Alors Migos, personne n’y croyait vraiment. J’ai beaucoup poussé en interne pour que ça se fasse, d’autant que cela a été très compliqué en termes de logistique. Nous avions très peur qu’ils annulent au dernier moment. Depuis que Takeoff est malheureusement décédé [en novembre 2022], ce concert devient encore plus spécial à mes yeux.
A contrario, avez-vous été particulièrement déçus par une prestation ?
Paul Bonabesse: En 2023, Caroline Polachek était tombée malade et avait malheureusement du annuler son concert… Nous avions reçu la nouvelle trois heures avant sa prestation. Nous avons eu la chance que Myd qui était présent sur le site du festival accepte de la remplacer au pied levé. Mais les fans de Caroline ne semblaient pas ravis de cette information.
Clément Meyère: Je ne retiens pas les prestations décevantes. En revanche j’aurais adoré programmer Aphex Twin à We Love Green et je n’en ai jamais eu l’occasion. Un jour
peut-être…
Festival We Love Green, du 31 mai au 2 juin 2024, plaine de Saint-Hubert, Bois de Vincennes, Paris.