13 juin 2019

Les confessions d’Eddy de Pretto entre virilité, prise d’otage et ring de boxe

Auteur-compositeur-interprète, ce jeune chanteur de 26 ans a ému les foules dès son premier EP où il livrait, en toute sincérité, sa difficulté à se construire dans un monde où la virilité se confond souvent avec les clichés machistes. Numéro a évoqué avec lui son début de carrière fulgurant.

Propos recueillis par

Portraits Ben Morris.

Réalisation Guillaume Boulez.

Pull en laine, angora et Lurex, CHANEL.

Numéro : “Eddy de Pretto”, est-ce votre vrai nom ou est-ce un personnage ?


Eddy De Pretto : C’est mon vrai nom et ce n’est pas un personnage. C’est comme une extension de moi-même, quelque chose de beaucoup plus grand et qui se démultiplie sur scène pour attraper les milliers de cœurs qu’il y a en face. C’est aussi une manière de prendre possession de l’espace, un peu comme l’histoire du poisson rouge dans son bocal : plus le bocal est grand, plus le poisson grossit. Sur scène, il y a l’idée d’être à la hauteur de ce qu’on te demande et de ce qu’on te propose. Et moi, j’adore cette idée de challenge, de se transcender, de se dépasser pour être au maximum visuellement et émotionnellement.

 

Finalement, c’est quoi “Eddy de Pretto” ? Du rap ? De la variété française ?


Je ne sais pas. C’est ce que vous voudrez. Je déteste l’idée de se définir ou de porter une étiquette. Je préfère penser qu’on peut se réinventer et se questionner. Ce que j’ai envie de proposer, en tout cas, c’est du ressenti, de l’instinct, de la poésie même parfois. J’ai envie de toucher au cœur et d’être touché au cœur, moi le premier.

 

Dans le titre Kid, vous dénoncez une forme de “virilité abusive” et les diktats de la masculinité dans notre société. De même, dans les titres Genre ou Random, vous dépeignez le portrait d’un jeune homme qui a du mal à entrer dans le moule… C’est un long chemin d’apprendre à s’accepter ?


C’est toujours un long chemin de s’accepter… Je crois qu’il faut une vie pour savoir qui on est, pour tenter de se définir vis-à-vis de soi ou vis-à-vis des autres. Je pense que j’ai encore un énorme chemin à faire et c’est pour ça que je fais de la musique. C’est un exutoire, mais aussi un coup de main pour avoir un peu plus confiance en soi, interagir avec les autres et se sentir un peu plus fort en gardant énormément de modestie et d’empathie pour avancer.

 

Dans les bios qui vous sont consacrées, on vous définit souvent comme “un mec qui vient d’un quartier de Créteil”. Est-ce que cet environnement, où les codes masculins sont souvent très affirmés, a été d’autant plus difficile pour assumer votre homosexualité ?

Je ne sais pas puisque je n’ai pas vécu ailleurs. Je ne pense pas que ce soit plus difficile que dans un autre contexte. C’est vrai que les codes masculins sont affirmés, mais dans un milieu rural, tu galères tout autant quand il s’agit de dire que tu es gay. On l’a vu avec Édouard Louis [auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule] qui n’a pas su assumer son homosexualité pendant des années parce qu’il était dans un milieu où on allait au PMU, où on grattait des tickets de Tac-O-Tac et où on ne savait pas ce que c’était que l’homosexualité… Dans chaque milieu, il y a toujours une difficulté à s’assumer à partir du moment où on fait partie d’une minorité, qu’il s’agisse de la sexualité ou bien parce que t’es noir ou rebeu. Pour moi, l’idée que je sois gay ne s’est pas imposée tout de suite, mais je ne sais pas si c’est parce que je la refoulais ou parce que je ne savais pas que je l’étais, ou justement parce que le contexte avait une emprise sur moi…

 

 

“Une histoire dont on n’a pas suffisamment parlé et que je trouve dingue : les ados agenouillés devant leur lycée
à la demande des flics, limite pris en otages alors qu’ils avaient 17 ans et qu’ils voulaient juste se faire entendre.”

Pantalon en jersey STELLA MCCARTNEY. Sneakers en cuir et polyester CHRISTIAN LOUBOUTIN.

Vous vous sentiez différent ?

On me renvoyait l’image que j’étais plus sensible que les autres. Mais est-ce cela qui définissait ma sexualité, je ne sais pas…

 

Vous dites que “[vos] parents [vous] ont donné beaucoup de matière pour écrire”… Est-ce que le problème de communication avec eux, dépeint dans votre album, a finalement été favorable à votre développement artistique ?


Je pense, oui. Encore une fois, c’est personnel, mais cela m’a permis d’avoir un terreau fertile pour l’écriture. J’étais tellement en train de me poser des millions de questions, enfermé dans ma chambre : je me demandais pourquoi je me sentais si différent des autres. Pourquoi ma mère et mon père étaient des obstacles à une certaine liberté que je n’arrivais pas à définir. Pourquoi j’avais l’impression d’être dans un environnement anxiogène qui m’enfermait et me restreignait. Pourquoi j’avais tant envie de partir de chez moi. Pourquoi j’avais tant envie d’être libre. Je savais que cette vie-là était temporaire, que je ne pourrais pas rester où j’étais parce que je n’y serais jamais bien. J’étais sûr que j’allais m’épanouir ailleurs et que je ferais ce que je voudrais.

 

Et aujourd’hui, ils voient le chemin parcouru ?

Oui, ils sont hyper fiers, mais ça a été une bataille. Ils n’étaient pas de mon côté…

 

Des événements sociétaux vous ont-ils choqué dernièrement ?


Oui, une histoire dont on n’a pas suffisamment parlé et que je trouve dingue : les ados agenouillés devant leur lycée à la demande des flics, limite pris en otages alors qu’ils avaient 17 ans et qu’ils voulaient juste se faire entendre. [Durant le mouvement lycéen à Mantes-la-Jolie (Yvelines) en décembre 2018, des lycéens sont interpellés par la police et mis à genoux les mains derrière la tête.] C’est une perte de liberté des plus folles. Il y a aussi l’affaire Benalla… Je trouve que c’est une grosse supercherie, c’est une des pires conneries du monde. Et enfin, il y a Bilal Hassani. Les réactions vis-à-vis de ce personnage sont beaucoup trop violentes. C’est fou qu’on puisse autant le rabaisser. Moi, je n’ai vraiment pas subi ça, et comme on est gay tous les deux, j’essaie de comparer. Je pense que c’est une histoire d’exubérance et de façon d’être. Par rapport à lui, on dira que je suis beaucoup plus conformiste et dans les clous, alors que mon discours dans les chansons est tout aussi fort. On attendra de voir ce qu’il va proposer
en musique, mais j’ai l’impression que s’il s’en est pris plein la gueule, c’est parce que son personnage physique dérange. Parfois, on dirait qu’on est dans une cour de récré.

 

“La scène est très proche de l’univers de l’athlétisme. À chaque fois, il faut te surpasser car il y a devant toi 6 000 personnes qui attendent juste d’être captées. Si tu ne donnes rien, les gens ne donneront rien en retour. C’est comme un match de cœur.”

Vous aviez déploré le manque d’implication des artistes dans l’affaire Théo Luhaka, blessé lors d’une arrestation policière en 2017, par exemple…

Aujourd’hui, il y a ce côté consensuel qui me rend dingue, surtout dans le mainstream ou dans la variété. Je ne citerai pas de noms, mais beaucoup d’artistes vont à la télé et disent : “Je ne peux pas parler de ça” ou “Je n’ai pas envie de m’étendre là-dessus”, alors que ce qui s’est passé avec Théo, c’est affolant, c’est lamentable. Ça ne peut pas se passer, c’est interdit…

 

Vos performances scéniques et vos paroles ardentes vous valent des comparaisons avec divers artistes allant de Jacques Brel à Stromae. Ces références vous parlent?

Bien sûr. J’ai grandi avec Jacques Brel. Stromae, je l’ai écouté aussi parce que je trouvais que ses mots étaient assez justes à une certaine époque.

 

Mais vous assumez aussi pleinement votre goût pour les Spice Girls, groupe sur lequel vous dansiez adolescent dans votre salon ?

[Rires.] Je pense qu’il le faut ! Je l’ai tellement dit, ça fait partie de moi.

 

Cette année, aux Victoires de la musique, vous partiez grand favori avec trois nominations : “artiste masculin”, “album de musiques urbaines” et “concert”. Et finalement, vous n’avez pas eu de prix, comment vous l’expliquez-vous ?

 

Je pense que je suis dans un entre-deux : trop “mainstream” pour les indés, et trop “indé” pour les mainstream… Et puis, avec Bigflo & Oli, extrêmement populaires en France aujourd’hui, j’avais affaire à plus forts que moi, et ils ont tout remporté. Sur le coup, j’ai été déçu bien sûr, car quand tu joues, tu as envie de gagner, même si c’est un peu infantile, et je suis aussi comme ça avec les jeux de société d’ailleurs ! Je n’ai pas remporté de prix, alors en rentrant chez moi, j’étais un peu énervé pendant dix minutes, et après j’ai vu des potes…

 

Lors de la cérémonie des César, vous avez interprété Je m’voyais déjà pour rendre hommage à Charles Aznavour. Qu’évoque-t-il pour vous ?

C’était le grand chanteur préféré de ma mère. Elle l’écoutait en boucle et me disait tout le temps : “Fais-moi ce plaisir, chante du Aznavour”, et le chanter aux César, c’était magnifique.

Veste en coton, DRIES VAN NOTEN. Pantalon en coton et sneakers, BERLUTI.

Vos chansons vous servent-elles à extérioriser ce que vous n’êtes pas capable de dire dans la vie ?


Oui, totalement. Il y a quelque chose qui se transforme quand je monte sur scène, quelque chose que je n’explique pas et qui me fait devenir la personne que je n’ai jamais pu être et prendre la place que je n’ai jamais pu prendre dans la vie.

 

C’est votre passage par l’Institut supérieur des arts de la scène qui vous a donné cette aisance scénique ?

Oui, se mettre en scène, jouer, se raconter, j’ai toujours adoré ça.

 

 

Pour ce premier opus, vous avez travaillé avec les producteurs Kyu Steed et Haze [connus pour leur collaboration avec Booba et PNL, entre autres]. De quelle manière avez-vous construit l’album ?


C’est un album que j’ai commencé à écrire dès l’âge de 18 ans, donc il était un peu éparpillé, et il y avait beaucoup de matière. J’ai réuni l’essentiel : les messages les plus concentrés, les plus urgents et ceux où la tension est la plus forte. Je me suis dit : “Ce sont ces chansons-là qui doivent être dessus.

 

Qu’auriez-vous fait si vous n’aviez pas percé dans la chanson ? Un plan B ? Du cinéma ?

Pourquoi pas ! J’aurais dû travailler encore plus dur pour le cinéma, mais ça m’aurait plu…

Pull en laine, angora et Lurex, CHANEL.

Vous avez enchaîné les Zénith en France, ensuite direction le Canada, puis l’Élysée Montmartre en mai. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette scène en forme de ring de boxe qui a fait l’objet d’un teasing dans vos stories Instagram ?


Oui, nous avons conçu une scène centrale avec du public tout autour, pour tenter de recréer cet aspect match de boxe parce que ça va très bien avec mes textes et ce que je raconte. C’est le côté Billy Elliot, ce côté kid malgré lui qui tente de passer pour un dur et un gars qui va tout démonter, mais qui dégage une forte sensibilité. C’est aussi une histoire de conquête. La scène est très proche de l’univers de l’athlétisme parce qu’elle renvoie à l’idée de te surpasser et de te challenger à chaque fois que tu montes sur scène, car à chaque fois, il y a devant toi 6 000 personnes qui attendent juste d’être captées. Si tu ne donnes rien, les gens ne donneront rien en retour. C’est comme un match de cœur. Et puis aussi parce que j’ai été éduqué dans une culture un peu machiste du résultat, où il faut briller, réussir et se surpasser. Mon père était un vrai entraîneur de boxe, finalement…

 

C’était le dernier combat avant un nouvel album ?


Après il y aura aussi les festivals jusqu’en septembre. Et en ce moment, je suis en train d’écrire un deuxième album. Je vais suivre mon instinct et mon envie d’écrire. Je crois que j’ai envie de m’écouter et d’aller à mon rythme, donc si c’est à la fin de l’année, je serai heureux, mais si c’est dans sept, huit ou dix ans, pourquoi pas ! [Rires.] Why not?

Pull en laine, angora et Lurex, CHANEL.