Le rappeur S.Pri Noir dans une vidéo exclusive pour Numéro
Représentant d’une nouvelle scène musicale parisienne qui affirme sa maîtrise des contrastes, le rappeur S.Pri Noir assène ses punchlines sans concession en français, sur des instrumentations sophistiquées.
Texte et vidéo par Delphine Roche.
Portraits Raphaël Lugassy.
Il est une des figures de proue d’un nouveau rap français qui brille par sa sophistication. Fort d’une street credibility impeccable, S.Pri Noir a grandi aux Fougères, une cité du XXe arrondissement parisien, avec sa mère émigrée du Sénégal. Le quotidien en bas des barres d’immeubles, l’expérience du racisme, les codes de la rue font partie du storytelling qui le rattache à la tradition du rap conscient, porte-parole d’une jeunesse française encore stigmatisée et délaissée par les politiciens. Impliqué dans la lutte contre les inégalités, S.Pri Noir mentionne aussi fréquemment la responsabilité de la France dans les problèmes de l’Afrique. Alors, pour bien faire passer ses messages, le jeune prodige cisèle ses textes et s’investit à 100 % dans l’écriture. “Pour moi c’est la base, je viens d’un quartier où on ne peut pas dire n’importe quoi. Où les gens sont hyper critiques, dans le bon sens du terme… où on essaie de te tirer vers le haut. J’ai grandi en écoutant beaucoup de R’n’B et de rap américain. Sinon, j’étais plutôt sur des sons assez commerciaux comme ceux de Doc Gynéco ou comme Je danse le Mia, d’IAM. Quand j’ai voulu commencer à rapper, je me suis donc mis à écouter beaucoup de rap français pour savoir ce qui se faisait. J’ai étudié ceux qui sortaient des vrais textes, en aspirant à me hisser à leur niveau.”
Après ses premiers freestyles en 2009, il lance rapidement un label, Nouvelle École, avec des amis rappeurs de son quartier. Très vite, il rencontre aussi Nekfeu, aujourd’hui devenu une star, avec qui il collaborera souvent par la suite. Après deux mixtapes, son premier album Masque blanc, qui sort en 2018, donne un aperçu de toute la richesse de son univers. Son titre, bien sûr inspiré de l’ouvrage de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, pose d’emblée la volonté d’évoquer les séquelles de la colonisation de l’Afrique par les Européens. Avec vingt-deux titres, l’opus explore une grande variété de styles, attestant d’un désir de renouveler les codes du rap hexagonal, en les enrichissant d’influences éclectiques. Alors qu’une partie du rap francophone s’enlise dans des productions trap stéréotypées qui atteignent rarement la finesse de celles de leurs collègues américains, les instrumentations de ses morceaux explorent des sonorités diversifiées. “J’écoute toutes sortes de musiques, du rap, de la soul, de la musique nigériane, africaine, indienne, chinoise, japonaise. Particulièrement quand je suis en période de création. J’ai conçu mon premier album un peu comme une playlist de tout ce que j’ai écouté dans ma vie, en l’ouvrant un maximum à tout ce que j’aime. Je voulais aussi éviter d’être mis dans une case : du coup, si on m’entend demain sur un morceau dancehall, pop ou années 80, ça semblera naturel.”
À l’instar de Nekfeu, S.Pri Noir incarne un nouvel archétype du rap français, tout à la fois légitime dans ce style musical et capable de s’adresser au grand public non initié. Ainsi n’est-ce pas un hasard si le jeune homme cite volontiers France Gall ou Michel Berger parmi les paroliers qui l’inspirent. Loin de diluer sa radicalité pour s’émanciper de la “case” rap, il préfère en explorer tout le potentiel et l’étirer, de façon ambitieuse, au-delà des a priori et des attentes, quitte à surprendre ses propres fans. Dans une époque où l’industrie musicale scrute obsessionnellement le nombre de streams et de vues sur YouTube, lui donne la priorité à son intégrité artistique. “Si je fais des millions de streams et de vues, évidemment je suis super content, ça me motive encore plus. Mais si ce n’est pas le cas, ça ne me pose aucun problème. Le public a le droit de ne pas comprendre ou de ne pas aimer. Si je sors vingt-deux sons et qu’aucun ne marche, là oui, d’accord, je ferai une remise en question totale. J’ai un mental de compétiteur mais je suis en compétition avec moi-même, pas avec les autres. J’ai eu des discussions avec des collègues rappeurs obsédés par les chiffres. Ça peut niquer leur rap. Personnellement, si je suis content de ce que j’ai sorti du studio, je vais essayer de le défendre coûte que coûte.”
S.Pri Noir soigne jusque dans le détail chacune de ses apparitions, à travers un goût extrêmement pointu pour le style et la mode. Au point de créer parfois ses propres pièces, qu’il porte dans ses vidéos ou offre à des amis, en attendant de les commercialiser peut-être dans un futur proche.
Virtuose en devenir, S.Pri Noir jouit d’un éventail expressif dont il travaille obsessivement les nuances et les couleurs. Du plus sombre et rageux au plus dansant et léger, de l’ego trip au rap engagé, son premier album met au jour le talent d’un narrateur allié à celui d’un directeur artistique. Des ambiances tendues et futuristes, teintées de science-fiction sous influence du personnage de Star Wars Anakin Skywalker, y rencontrent parfois le son d’une cornemuse revisité (dans son tube Highlander), ou des sonorités orientales ou africaines – sur Seck, qui raconte le parcours de sa mère, du Sénégal à la France. S.Pri Noir y assène ses lyrics assassins via son flow sec de “kickeur” , ou s’essaie au chant en utilisant sans complexe Autotune, qui confère un aspect robotique et étrange à des morceaux tels que Narco poète. Sonorités et paroles concourent à questionner sans cesse le partage de l’ombre et de la lumière, comme sur le morceau Juste pour voir : “J’suis qu’un humain, parfois, je fais des crises, parfois, je fais des crasses/ Moi, comme tout l’monde, j’avais des putains de rêves, j’voulais laisser des traces/ Mais bon, la vie, c’est jamais comme tu veux, jamais comme t’as prévu/ Je vends la beuh, la détresse dans les yeux, tout comme si j’avais bu […] J’ai des problèmes, j’en avais plein la tête, j’suis déscolarisé/ Le bien, le mal : comprends que j’fais les deux, j’suis bipolarisé.”
“Quand j’écris, j’ai une ambiance en tête, un lieu, une ville. Une lumière.”
Cet univers si fortement travaillé par la lumière et l’ombre se traduit dans des clips particulièrement réussis dans lesquels le rappeur est très investi : “J’essaie de retranscrire ce que j’ai mis dans les sons. Je regarde beaucoup de clips et de films en analysant la valeur des plans, la façon dont ils s’enchaînent. Ça me passionne. Quand j’écris, j’ai une ambiance en tête, un lieu, une ville. Une lumière. J’essaie avec les moyens du bord de les retranscrire dans les vidéos.” Et puisque le rap est affaire de postures et de personnages, S.Pri Noir soigne jusque dans le détail chacune de ses apparitions, à travers un goût extrêmement pointu pour le style et la mode. Au point de créer parfois ses propres pièces, qu’il porte dans ses vidéos ou offre à des amis, en attendant de les commercialiser peut-être dans un futur proche. Dans l’immédiat, le rappeur se consacre à l’enregistrement de son nouvel album, qu’il annonce plus clairement polarisé entre des morceaux très rap et d’autres plus mélodiques.