Le jour où j’ai rencontré Amy Winehouse
Alors que le film Back to Black sur Amy Winehouse signé Sam Taylor-Johnson, avec Marisa Abela, sort au cinéma ce mercredi 24 avril 2024, retour sur ma rencontre avec l’icône, aussi torturée que géniale, de la musique.
par Violaine Schütz.
Le 6 mars 2007, presque personne, en France, ne connaît Amy Winehouse. Et pour cause, l’album Back to Black (paru en 2006 en Angleterre) ne sortira que quelques jours plus tard, pour devenir un phénomène. C’est ce jour-là que je suis envoyée par le magazine Rolling Stone, pour lequel j’écris des articles en freelance, afin d’interviewer cette chanteuse britannique de jazz, blues et soul encore méconnue dans l’Hexagone mais dont le talent, révélé en 2003 par l’album Frank, éblouit déjà son pays. Une mission rare (ce que je ne sais pas encore). En effet, un seul autre journaliste français aura, à ma connaissance, interviewé Amy Winehouse durant sa courte vie.
Le jour où j’ai interviewé la chanteuse Amy Winehouse à Cardiff
Il faut donc que je me rende à Cardiff (morne ville du Pays de Galles) pour l’interviewer durant 30 minutes et la voir en concert. Sur le papier, la mission semble sans encombre. Sauf que très rapidement, je m’aperçois que l’artiste qui a sorti l’album derrière le chef-d’œuvre Back to Black a mauvaise réputation auprès des journalistes et d’une partie des Anglais.
Dépression, alcool, rupture amoureuse, troubles alimentaires… Amy Winehouse, l’auteure-compositrice qui traîne dans les bars de Camden pour boire et jouer au billard, alors âgée de 23 ans, défraie déjà la chronique en même temps que sa pop-soul écorchée émeut ses compatriotes. Et son comportement erratique fait les choux gras de la presse musicale et à scandale. D’ailleurs, pour son concert à Cardiff, le merchandising se veut ironique. En effet, son staff vend des tee-shirts sur lesquels on peut lire : « I have Amy Winehouse. » Les fans se l’arrachent…
Amy Winehouse est toute petite. Elle ressemble à une pin-up ou une Barbie gothique vintage, dégageant quelque chose d’à la fois fragile et badass.
Peu avant notre interview qui a lieu au même endroit que son concert du soir (une université de Cardiff), la maison de disques (Universal) me prévient : jusqu’ici, Amy Winehouse a accordé seulement 10 minutes maximum de son temps à un journaliste, en tête-à-tête. Et ses réponses à des questions qu’elle juge sans intérêt sont toujours laconiques et évasives.
J’attends mon tour pour lui poser les miennes. Et d’entrée de jeu, l’affaire s’avère périlleuse. Le journaliste anglais qui passait avant moi ressort très en colère. La chanteuse s’est énervée contre lui à propos de questions indiscrètes (sur ses variations de poids et ses amours) et il semblerait qu’il ait mal à la main (qu’il tient avec son autre main). Une rumeur se répand vite : L’aurait-elle blessé ? On parle d’une fourchette plantée dans sa chair… Je ne saurais jamais si c’était vrai. On dit beaucoup de choses (fausses) sur les femmes qui ne se laissent pas faire.
Je m’affole et n’ai pas le temps de me résonner ni de me calmer. On me signifie que je dois me jeter dans l’arène. Amy Winehouse est assise, quasiment absente (ou ailleurs), affichant un regard aussi triste que perçant et semble passablement agacée. Elle me glisse un bonjour très sommaire et forcé. À cette époque, elle est bien plus en chair que l’image que l’on a d’elle. Elle est toute petite. Elle ressemble à une pin-up ou une Barbie gothique vintage, dégageant quelque chose d’à la fois fragile et badass. Ses cheveux sont crêpés et les tatouages, déjà bien présents. Ses talents sont immenses. Et sa voix écorchée, même parlée, impressionne. Celle fille-là ne triche pas. Elle a quelque chose de punk qui tranche avec les chanteuses formatées qu’on a l’habitude de rencontrer. On a l’impression qu’on aurait pu la rencontrer dans un bar, ivre, bruyante, franche et pleine de vie, en train de jouer des fléchettes et de mettre une pièce dans un juke-box. Assurément, on n’aurait vu qu’elle…
« Je ne compte plus les fois où l’abus d’alcool m’a embarrassée, où je me suis blessée avec le micro, où j’ai oublié mes paroles. » Amy Winehouse
Je tente de la complimenter sur son sac – de mémoire un sac vert à l’imprimé serpent Louis Vuitton – pour dédramatiser et l’amadouer, mais elle s’en fout. L’interview va durer vingt-cinq minutes, ce qui, selon sa maison de disques, constitue un record, mais jamais Amy Winehouse, qui ressemble à une petite fille punie que l’on oblige à parler à une inconnue, ne vas répondre de façon élaborée à mes questions. L’exercice promotionnel semble être une torture pour elle. Elle le dit plusieurs fois. Jamais elle n’a voulu faire ce métier pour devenir célèbre, pour être quelqu’un ou pour gagner des prix.
Avant même que j’ai eu le temps de lui poser ma première question, Amy Winehouse se plaint parce qu’on tarde à lui amener un café. Puis elle me prévient : « Ce n’est pas que je n’aime pas les journalistes. C’est simplement que je ne suis pas une bonne cliente. Je ne suis nulle pour les interviews. Je ne sais pas disserter des heures sur tel ou tel morceau. De toute façon, quoi que je dise, on écrira ce que l’on veut sur moi. »
Elle insiste : « Moi, je suis juste musicienne. J’écris des chansons et essaie d’être honnête dans mes propos comme dans mes textes. Mon job s’arrête là ! Et puis, j’estime en avoir assez révélé dans mes paroles. Elles parlent pour moi. » C’est vrai. Il suffit d’écouter Amy Winehouse dans ses chansons pour comprendre ce qu’elle traverse. « Ils ont voulu m’envoyer en cure de désintox, mais j’ai dit non, non, non« , chante-elle sur le poignant Rehab (2006).
Amy Winehouse, qui ne cesse de répéter durant toute l’interview qu’elle n’est pas Mariah Carey, assume ses excès avec humour et me fait tout de même quelques confidences intimes : « Je ne compte plus les fois où l’abus d’alcool m’a embarrassée, où je me suis blessée avec le micro, où j’ai oublié mes paroles. Ce qui est bien, c’est qu’à chaque fois que je me ridiculise, je ne me rappelle de rien après, c’est le blackout ! Ok, les vidéos sur le net me rappellent ces états là mais je ne les regarde pas (rires). » Elle parle aussi de son désir de fonder une famille, de mener une vie normale.
« La seule chose qui compte pour moi, c’est la musique. Mes chansons sont comme une thérapie : Elles arrêtent le temps. » Amy Winehouse
Mais la chanteuse préfère s’étendre sur ses chansons : « La seule chose qui compte pour moi, c’est la musique. Mes chansons sont comme une thérapie : Elles arrêtent le temps, me permettent de réfléchir et de transformer le négatif en quelque chose de plus léger. Back to Black est un retour à un tas d’humeurs noires, mais j’essaie d’en parler avec humour, de me souvenir sans dramatiser. Je ne veux pas me demander comment j’ai pu survivre à ça, mais rire du passé. Je pense que je serais devenue totalement timbrée si je n’avais pas écrit de chansons. Et ça, je le sais depuis qu’à 13 ans, j’ai empoigné la guitare de mon frère pour commencer à composer. »
Amy Winehouse me parle aussi de ces influences musicales, notamment des disques de jazz que lui faisait écouter son père et des Shangri-Las. Elle raconte : « Les girls groups ont réussi un truc extraordinaire : avoir des chansons pour chaque étape de la relation amoureuse, du coup de foudre à l’envie de mourir que tu ressens après une séparation. Et la simplicité de ces compositions me touche. J’avais envie de retourner à cette forme de pureté et de sincérité un peu extrême. »
À la fin de l’entretien, la chanteuse me dit : « Back To Black est la chose dont je suis le plus fière car j’ai l’impression d’être arrivée à retranscrire exactement ce qu’il y avait dans ma tête. Enfin, non, la chose dont je suis la plus fière en fait, c’est d’être en vie. » Elle rigole telle une enfant après avoir dire ça. Mais lorsque l’on sait qu’elle va mourir quelques années plus tard, en 2011, cette confession fait froid dans le dos.
En sortant de notre rencontre, je suis dans tous mes états, en colère et triste, au bord des larmes. En effet, je n’ai presque rien, comme matière, pour faire l’article de plusieurs pages qui m’a été commandé.Je préviens la rédaction que cela va être difficile d’écrire un papier de qualité avec si peu. Pourtant, je sens que la chanteuse est extraordinaire et qu’il va falloir faire de son mieux pour lui rendre hommage.
« La chose dont je suis la plus fière, c’est d’être en vie. » Amy Winehouse
Le soir, je vais voir Amy Winehouse en concert dans l’enceinte de l’université de Cardiff. Après un certain retard, elle apparaît sur scène, sans regarder le public, très concentrée sur son art et ses démons intérieurs. Son attitude semble aussi détachée du reste du monde que celle qu’elle avait dans la journée, sauf que lorsqu’elle commence à chanter, je ressens une émotion rarement éprouvée au cours de ma vie.
Si j’ai vu des centaines d’artistes en live, une poignée seulement a provoqué chez moi de tels frissons. Amy Winehouse chantait en puisant dans ses tripes et on avait l’impression que pour elle, tout était une question de vie ou de mort. Elle chantait pour de bonnes raisons. Pas pour les likes ou le buzz TikTok (comme beaucoup le font aujourd’hui). Elle chantait parce qu’elle n’avait pas d’autre choix. Elle aimait de la même manière : sans concession, jusqu’à la combustion. Son existence en dépendait. Des voix et des présences scéniques comme celle d’Amy Winehouse, il y en a peut-être une toutes les décennies. Et c’est que le biopic Back to Black de Sam Taylor-Johnson, qui se concentre sur sa romance compliquée avec le très toxique Blake Fielder-Civil, ne parvient pas à montrer.
J’ai revu la chanteuse plusieurs fois en concert, en France, suite à cette performance, et si elle était moins en forme, les poils sur les bras qui se hérissent étaient toujours là. Amy Winehouse était certes une diva, une rebelle, une amoureuse transie et une femme qui avait des problèmes d’addiction et des démêlés avec la justice. Mais elle était surtout l’une des plus belles voix au monde, dont le pouvoir de transcendance et l’aura viscérale peuvent être comparés aux timbres habités (et abimés par la vie) de Nina Simone, Billie Holiday et Etta James. Et c’est ce qui rend sa mort encore plus tragique : on ne l’entendra plus chanter en live.
Back to Black (2024) de Sam Taylor-Johnson, avec Marisa Abela, au cinéma le 24 avril 2024.