22
22
Empress Of : qui se cache derrière la nouvelle star de la pop adoubée par Blood Orange ?
Révélée en 2012 par d’étonnantes démos d’une minute seulement, la chanteuse et musicienne américano-hondurienne Empress Of – Lorely Rodriguez, de son vrai nom – a depuis fait du chemin dans le domaine de la pop alternative. Aujourd’hui, elle sort son quatrième opus “For Your Consideration”, épopée dans un Hollywood artificiel et charnel portée par sa voix et sa production raffinées.
Par Matthieu Jacquet.
Empress Of : de chanteuse anonyme à étoile montante de la pop
En octobre 2012 apparaît sur Youtube une série de morceaux d’à peine une minute chacun. Illustrés par des aplats de couleurs et sobrement distingués par des chiffres allant de 1 jusqu’à 15, ceux-ci sont publiés sous un pseudonyme surprenant, “Empress Of”, signifiant littéralement “l’impératrice de”… sans que la suite de ce prestigieux statut ne soit précisée. Entre une synth pop et une dream pop éthérée, qui n’est pas sans rappeler les sonorités des titres de Cocteau Twins ou Grimes, ces titres mystérieux révèlent une voix inconnue, à laquelle n’est associée ni visage ni nom. Mais déjà, la musique de cette anonyme ne manque pas de séduire, par ses mélodies lyriques et ses arrangements expérimentaux, aux confins des genres.
Douze ans et quatre albums plus tard, Empress Of est désormais bien installée – et incarnée – dans le paysage musical contemporain. Si la carrière de Lorely Rodriguez, de son vrai nom, a été depuis marquée par des featurings avec Shygirl, Lewis OfMan ou encore Rina Sawayama, l’artiste américano-hondurienne dévoile ce vendredi 22 mars un nouvel opus réussi, petit bijou pop inspiré par un Hollywood glamour et stéréotypé qui charrie avec lui son lot de désillusions. D’ailleurs, sur la pochette qui n’est pas sans rappeler le décor du clip culte Lucky de Britney Spears, l’artiste chevauche une étoile filante géante avec, en arrière-plan, les myriades de lumières qui illuminent un Los Angeles nocturne. Tandis que ses onze titres illustrent l’aboutissement d’une trajectoire musicale exemplaire.
Car qui se cache derrière cette fameuse Empress Of ? Née à Los Angeles de parents originaires du Honduras, Lorely Rodriguez, de son vrai nom, y a vécu la majeure partie de sa vie. De Kate Bush à la chanteuse de salsa Celia Cruz en passant par le groupe Television et le merengue, sa culture musicale se nourrit d’influence multiples, ainsi que celle de son père, pianiste. Un bagage qui la mène rapidement vers l’écriture, qu’elle envisage presque comme un acte thérapeutique.
certainement à travers son premier album Me (2015), considéré par l’artiste comme son plus introspectif et vulnérable, que celle-ci assoit sa place dans le champ de la musique indépendante. À cette occasion, Pitchfork va même jusqu’à décrire Empress Of “comme une Björk libérant sa Beyoncé intérieure”. Mêlant R’n’B et électro dans une pop alternative à l’atmosphère parfois mélancolique, la chanteuse dévoile alors une versatilité vocale et musicale surprenante ainsi qu’un timbre affirmé.
On ne peut plus explicite, le titre de son deuxième album Us (2018) signe l’ouverture d’Empress Of vers une musique moins intime : après Me, ce nouveau disque se montre plus entraînant et dans les codes d’une pop traditionnelle produit, entre autres, par Dev Hynes. Une progression qu’illustrent également ses visuels : alors que la jeune femme apparaissait en noir et blanc, discrète et la main couvrant son visage sur la couverture de Me, la voici sur Us désormais en couleurs, assise les jambes écartées et fixant l’objectif avec un air de défi. Pour l’opus suivant, la future réinvention de la chanteuse intrigue alors eux qui la suivent. “Quelqu’un sur Twitter pensait que le troisième album s’appellerait We ou Them”, s’amuse la chanteuse. “Pourquoi ferai-je un choix aussi évident?” L’album portera alors un titre pour le moins tautologique : I’m Your Empress Of.
Lorely Rodriguez, la musicienne derrière Empress Of
Sorti en 2020, en plein confinement, ce troisième album se distingue par le retour d’Empress Of à ses racines. Sa mère y incarne d’ailleurs un rôle central, puisque sa voix se fait entendre dès le premier titre éponyme de l’album.“I only have one girl, but it’s like having a thousand girls, because look at how many times she reproduced herself into each one of you” (“Je n’ai qu’une fille, mais c’est comme si j’en avait un millier : regardez combien de fois elle s’est reproduite dans chacun de vous”). En outre, Lorely Rodriguez célèbre explicitement ses origines latino-américaines : après un album enregistré dans une ville isolée du Mexique ainsi que plusieurs morceaux écrits en espagnol, à l’instar de Trust Me Baby, la chanteuse incarne visuellement la culture qui l’a bercée. Sur sa pochette, elle apparaît ainsi dans une robe composée de fleurs roses et de larges rubans violets qui rappellent ceux d’un paquet cadeau – une référence assumée aux couleurs et aux motifs des vêtements traditionnels des pays d’Amérique centrale, telles que les robes Chiapas ou Oaxaca au Mexique.
Écrit juste après sa tournée dans le monde entier, et enregistré en seulement deux mois, I’m Your Empress Of est le fruit des états d’âme de la chanteuse, à la fois nourrie par sa visite de nombreux pays et épuisée par ces semaines intenses, mais aussi le cœur brisé par une relation déchue. La plupart des morceaux semblent d’ailleurs s’adresser intimement à un “you” fictif, à l’instar de Give Me Another Chance dévoilé il y a quelques mois, dans lequel Empress Of raconte, triomphante : “Love is a labor / I wanna do work / If I gotta lose you / I know I’ll still live”. Définitivement plus solaire que son premier album et plus ambitieux que le suivant, ce troisième disque s’enrichit cette fois-ci de références aux années 70 et 80 avec des arrangements où se font entendre de discrets accents disco ou funk, dans un ensemble résolument dansant. “Après ma tournée, j’avais besoin de créer une musique qui soit rassurante, comme un soulagement. Un peu comme si l’on pleurait sur la piste de danse. Quelque chose qui fait du bien”, explique la chanteuse.
Bien que plusieurs titres des morceaux sonnent comme des doutes – Should’ve (Aurait dû), What’s the Point (À quoi bon?), Maybe this Time (Peut-être cette fois), Not the One (Pas le bon) –, Empress Of se décrit à travers cet album comme plus confiante que jamais : au sujet de sa position en tant qu’artiste après huit ans de carrière, de son rapport à sa famille, à sa culture, mais surtout de sa place en tant que femme, dans sa vie. À ce propos, sa mère reprend d’ailleurs la parole à la fin du titre Void, telle une voix de la raison. “Woman is a word, and you make yourself the woman you wanna be” (“Femme est un mot, et tu fais de toi la femme que tu veux être”).
For Your Consideration (2024) : portrait d’un Hollywood sensuel… et artificiel
Là où I’m Your Empress Of rimait avec l’affirmation intime des origines et la revendication d’une féminité puissante et universelle, For Your Consideration, paru aujourd’hui, invite dans un tout autre univers. Exit les costume traditionnels et les réunions familiales : cette fois-ci, Empress Of dépeint un Los Angeles aussi étincelant qu’artificiel dans laquelle elle s’est elle-même perdue à travers sa relation malheureuse avec un réalisateur à succès. Point d’entrée de ce quatrième opus, cette rupture a donné lieu à une épopée musicale rythmée par des aventures d’un soir et des rencontres charnelles que l’on ressent à travers des superpositions de voix, de chuchotements et de respirations haletantes, mais aussi des paroles explicites, sensuelles et directives – “touche-moi”, “embrasse-moi”, “mouille-toi dans ma mer” –, qui là encore oscillent entre l’anglais et l’espagnol.
Si l’album s’enrichit de duos avec le groupe indie pop MUNA et la chanteuse nippo-britannique Rina Sawayama, mais également de la patte de plusieurs producteurs en vogue tels que Nick León et Cecile Believe, Loreley Rodriguez y fait surtout ses débuts en tant que productrice exécutive de l’ensemble des onze titres. En résulte un album très cohérent, séduisant et glossy où se rencontrent arrangements proches du R’n’B alternatif et pulsations subtiles aux accents flamenco – qui ne sont pas sans rappeler la pop hybride d’une Rosalí –, nourri par le goût raffiné pour l’expérimentation qui caractérise son auteure.
“Empress Of. For Your Consideration” (2024). disponible.