Aubaine pour les artistes et stratégie de marque : le marché méconnu des concerts privés
Concerts intimistes ou after shows dantesques, les soirées privées restent une aubaine pour les musiciens émergents et une stratégie efficace pour les marques de luxe. Bruno Pradels et Martin Berthelot, les fondateurs de l’agence artistique Romy’s Music, racontent les coulisses de ce marché parallèle…
Propos recueillis par Alexis Thibault.
“Je ne vous cache pas que certains noms sont très demandés… Des artistes grand public qui ont su conserver une image très luxe. Comme le DJ Breakbot par exemple.” Le directeur artistique Bruno Pradels ne pensait pas que sa profession aurait pu faire un jour l’objet d’un article de presse. Parce qu’il navigue depuis longtemps dans l’univers ultra concurrentiel de l’industrie musicale. Parce que les réseaux sociaux montrent tout, tout le temps, et qu’il exerce lui-même son activité au grand jour. Mais peu de gens savent que les soirées privées – notamment les concerts – constituent un véritable marché parallèle à celui du streaming et des événements publics… Avec son ami Martin Berthelot, ex-attaché de presse d’Alicia Keys et des Strokes, il a fondé en 2018 l’agence Romy’s Music, l’un des principaux intermédiaires entre les artistes et les marques en France. Haute couture, joaillerie, sport, technologie… le duo reste à l’affut de la moindre festivité – de Facebook à Adidas – car chaque événement promotionnel peut transformer radicalement l’image d’une entreprise… ou d’un artiste. Si les grandes marques cherchent toujours à se différencier de leurs concurrents grâce à des partenariats novateurs, elles se tournent de plus en plus vers des artistes émergents pour animer leurs événements privés afin d’asseoir leur statut de dénicheur de talents. S’associer à l’image d’un musicien est une stratégie qui peut rapporter gros, rien d’étonnant à ce que les maisons de luxe s’arrachent les rappeurs et les stars de la K-pop. Bruno Pradels et Martin Berthelot racontent à Numéro les coulisses de ce marché florissant.
Numéro : Vous présentez Romy’s comme une agence créative. Quel est votre rôle au sein de l’industrie musicale ?
Bruno Pradels : Nous programmons des artistes lors de soirées publiques ou privées et proposons aussi du conseil artistique et de la création de contenu. En réalité, nous mettons en relation les marques et les artistes lorsqu’elles souhaitent organiser un événement privé et y intégrer une prestation musicale. Nous ne sommes affiliés à aucune maison de disque.
Martin Berthelot : Lorsqu’une marque nous contacte, nous devons impérativement lui proposer cinq à six solutions différentes car il ne faut pas oublier le calendrier des musiciens, certains seront peut-être en tournée à l’étranger…
“Les montants des cachets varient entre 1000 euros et 1 000 000 d’euros. Une prestation privée ne dure pas plus de 30 minutes.”
Ce n’est pas nouveau, les grandes maisons de luxe ont toujours fait appel à des artistes pour leur campagnes… Le marché parallèle des soirées privées s’est-il transformé récemment ?
Bruno Pradels : Autrefois, les maisons de disques se fichaient un peu de ces événements privés car le marché du disque était florissant. Mais au début des années 2000, il a fallu trouver de l’argent ailleurs, à cause du piratage et du développement progressif du streaming. Et ni Spotify ni Deezer n’ont pu combler ces pertes. Les événements privés se sont alors multipliés et “professionnalisés”. D’autant que les plateformes de streaming elles-mêmes profitent de l’image des artistes grâce aux accords qu’elles ont passés avec les maisons de disques. Quant aux artistes, certains profitent des concerts privés pour faire presser des vinyles supplémentaires, d’autres lancent carrément leur propre marque.
Martin Berthelot : Le Covid a été un cataclysme supplémentaire qui a ébranlé l’industrie musicale : les labels ne pouvait même plus compter sur les concerts et les tournées internationales. Avec les annulations à répétition nous avons constaté que les gens n’achetaient plus leurs billets en amont mais plutôt au dernier moment, sauf exception avec les superstars comme Mylène Farmer qui annoncent leurs concerts deux ans à l’avance… Peu à peu, la tendance s’est inversée : ce n’étaient plus les marques mais les labels eux-mêmes qui faisaient appel à nous : ils nous consultaient pour collaborer avec des maisons de mode susceptibles de correspondre aux artistes de leur catalogue.
Bruno Pradels : Le Festival de Cannes en est le meilleur exemple. Pendant dix jours, c’est un véritable concours d’image. Toutes les marques veulent organiser la meilleurs soirée privée avec la plus grande star.
Ces événements privées sont-ils vraiment importants pour un artiste émergent ?
Bruno Pradels : Il existe trois catégories : l’artiste en développement (dev), l’artiste plutôt bien installé (mid dev) et la star (top artist). En début de carrière, accepter de nombreux contrats est une réelle stratégie de communication des labels. Peu à peu, il convient de se faire plus rare pour générer le manque. Pour devenir exclusif.
Martin Berthelot : Les artistes seront beaucoup plus enclins à se produire en concert privé si des journalistes, des influenceurs ou des professionnels de la mode sont présents dans l’assemblée. Jouer devant mon oncle et mon grand-père ne les intéressent pas vraiment. [Rires]
Bruno Pradels : Un beau jour, les maisons de disques finissent par gonfler les montants des cachets pour limiter le nombre d’événements. Il faut aussi se renseigner sur les contrats en cours : Angèle, égérie Chanel, ne participera pas à d’autres événements que ceux de sa maison. Idem pour Clara Luciani affiliée à Gucci ou Lous and the Yakuza chez Louis Vuitton.
Avez-vous déjà reçu des demandes improbables ?
Bruno Pradels : La plupart de nos clients sont des maisons de luxe. Mais nous avons déjà été contactés par Danao, la marque de Danone ou Dunlopillo, la société de matelas. Ils organisaient une soirée d’entreprise et souhaitaient proposer un DJ set à leurs employés. Nous avons également collaboré avec un laboratoire pharmaceutique norvégien qui organisait un séminaire en Camargue et avait imaginé un festival sur deux jours pour 300 invités avec un petit village de tipis et un DJ set de Martin Solveig. Un jour, un Russe nous a demandé d’organiser un concert privé dans un appartement de la Place Vendôme. Il avait sélectionné plusieurs artistes pop et proposait 50 000 euros en cash dans une mallette…
Qui vous a…
…Nous ne vous donnerons pas de noms puisque de toute façon nous avons refusé ! D’abord parce que c’était un peu louche. Ensuite parce que c’est compliqué de justifier une mallette de 50 000 euros en cash au fisc. [Rires]
Combien faut-il débourser pour s’offrir un célèbre artiste pour une soirée privée ?
Martin Berthelot : Les montants des cachets varient entre 1000 euros et 1 000 000 d’euros… On ne parle évidemment pas de la même rémunération lorsqu’il s’agit d’une prestation publique, par exemple un concert avec une billetterie payante, et lorsqu’il s’agit d’une prestation privée. Lors d’un festival, un artiste jouera environ une heure et demie. Une prestation privée ne dure pas plus de 30 minutes, sauf pour un DJ qui se produira plus longtemps.
Bruno Pradels : Il s’agit d’une surprise d’une marque pour ses clients. Mais les invités ne sont pas venus pour ça. Ils peuvent être agréablement surpris et apprécier l’idée mais la marque ne peut pas prendre le risque de décevoir ses clients. Si c’est trop long, ils risquent de partir et ce serait totalement contre-productif. C’est pour cela que, lorsqu’une société demande une prestation live, nous évoquons toujours la pertinence de la prestation par rapport à l’événement proposé.
Qui fixe les montants de ces cachets ?
Bruno Pradels : Les maisons de disques. Les montants évoluent évidemment en fonction de la notoriété. Parfois, la carrière d’un artiste en développement peut littéralement exploser suite à un concert mémorable et, en l’espace de six mois, son cachet peut doubler voire tripler !
Martin Berthelot : Certaines marques sont prêtes à payer très cher pour avoir un artiste. C’est notamment ce qui a fait grimper les prix dans le milieu du hip-hop lorsque toutes les sociétés de luxe s’arrachaient les rappeurs pour leurs campagnes ou leurs soirées privées.
Bruno Pradels : Embaucher un DJ très célèbre est aussi une stratégie efficace. La prestation musicale sera moins intéressante pour les puristes mais les invités se souviendront que la marque a enrôlé un gros nom pour son événement. Et parce que les sociétés s’offrent l’image d’un artiste bâtie depuis des années, celui-ci a tout à fait le droit d’estimer que son identité vaut un certain prix. Il est parfois plus intéressant de faire jouer une star 20 minutes qu’un jeune artiste une heure et demie.
“Un personnage public ne peut pas se permettre de prendre le moindre risque : si l’image d’une marque ne correspond pas à ses valeurs, il refusera de participer à la soirée. Avec les réseaux sociaux, tout finit par se savoir…”
Êtes-vous encore choqués par certains montants malgré votre expérience ?
Martin Berthelot : Évidemment ! Un jour, un célèbre groupe de rock international a demandé 1 000 000 d’euros pour un concert privé. J’ai compris plus tard que c’était plutôt une tactique pour décourager l’organisateur et ne pas participer à l’événement…
Bruno Pradels : Les montants des cachets font souvent jaser. Mais les gens oublient que l’image et l’univers d’un artiste se construit sur plusieurs années et que ce travail doit, lui aussi, être valorisé.
Martin Berthelot : Parfois, certains labels précisent qu’ils ne lanceront la discussion qu’à partir d’un certain montant. Mais tous les cachets intègrent un “coût de plateau”, c’est à dire une somme globale qui comprends la rémunération des musiciens, celle des ingénieurs du son et la location du matériel. À cela, il faut ajouter les frais de voyage, d’hébergement et de restauration, des sommes extérieures au montant de la prestation. En d’autres termes, un cachet de 7 000 euros pour une prestation n’ira pas directement dans la poche d’un artiste mais sera évidemment redistribué entre les différents prestataires. À ce prix là, vous aurez un artiste en développement, pas un grand nom.
Pour quelle raison un artiste pourrait-il refuser de participer à une soirée privée ?
Bruno Pradels : Si l’image d’une marque ne correspond pas à ses valeurs. Si vous êtes une société qui pollue énormément, si vous ne payez pas vos impôts en France, si vos produits ne respectent pas une certaine éthique, si certains de vos dirigeants sont mêlés à de sales affaires… Un personnage public ne peut pas se permettre de prendre le moindre risque car, avec les réseaux sociaux, tout finit par se savoir.
Et si le cachet est multiplié par trois comme par magie…
Bruno Pradels : [Rires] Peu importe le montant, l’artiste refusera toujours. Les conséquences peuvent être désastreuses et indélébiles. Accepter après une revalorisation du cachet signifie que, dès le début, c’était davantage une question d’argent que de valeurs.
Certains événement privés peuvent-ils être totalement contre-productifs pour une marque ou pour un artiste ?
Bruno Pradels : Je n’ai pas le souvenir d’une situation “contre-productive”… Mais en général, on conseille aux artistes de ne pas trop parler entre les morceaux. [Rires] Un jour une chanteuse se produisait en live lors d’une soirée organisée par une grande maison de luxe avec une grande partie de ses équipes dans la salle. À la fin de sa prestation, dans l’euphorie du moment, elle a lancé au micro : “Merci à tous ! Vous pourrez me retrouver demain chez…” En citant l’un de ses concurrents principaux. Cet exemple montre aussi que, dans certains cas, les artistes ne jouent pas devant un parterre de fans mais sont… des employés. Sauf pour les immenses stars dont la présence va surprendre et ravir tout le monde.