8 avr 2022

Mahmood : “Ma musique est un mix de plusieurs cultures et de plusieurs styles, comme une palette de couleurs dont aucune ne serait vraiment dominante“

Le succès phénoménal de Mahmood, encore confirmé récemment par sa victoire au festival de Sanremo, ne va pas sans faire grincer quelques dents du côté de l’extrême droite transalpine. Le chanteur, d’origine égyptienne, a représenté l’Italie, au concours de l’Eurovision, en mai dernier, où son duo avec Blanco sur le titre Brividi a fait frissonner des millions de téléspectateurs.

Photos par Max Vadukul.

Réalisation par Jean Michel Clerc.

Texte par Christophe Conte.

Blouson en cuir suédé et cardigan en coton, FENDI.

Son exquise gentillesse, proportionnelle aux reports et retards que ses multiples obligations ont provoqués sur l’interview, en dit déjà long sur Alessandro Mahmoud. Encore peu connu hors des frontières italiennes, le jeune homme, qui fêtera ses 30 ans cette année, fait en effet partie des poids lourds de la chanson et des silhouettes montantes de la mode transalpine. Il est ceinturé par trois attachées de presse lorsqu’il s’apprête à dérouler le parcours qui l’a conduit à devenir Mahmood, transformation anglicisée de son nom d’origine égyptienne. Mahmood pour “my mood”, loin des rives du Nil de sa famille paternelle. Sa mère vient de Sardaigne, mais son histoire à lui commence à Milan, autoritairement présentée comme “la plus belle ville du monde”, celle qui l’a vu naître en 1992 puis grandir dans le quartier de Gratosoglio. Même lorsqu’il se prend à rêver de l’Amérique, espérant bientôt y exporter ses chansons aux calibres déjà internationaux, il ne s’imagine pas devoir renoncer à l’italien. “J’ai conscience que ce sera difficile, mais j’aimerais tant que notre belle langue puisse voyager avec moi”, plaide-t-il avec ce sourire propre à fracasser tous les dogmes de la musique mondialisée. Sur son deuxième album, Ghettolimpo, publié l’an dernier, une première brèche s’est ouverte grâce à un titre cosigné avec Woodkid, le plus cosmopolite des musiciens français, même si lui a dû se plier aux règles de l’anglais pour permettre à sa musique de traverser les fuseaux horaires. La chanson en question se nomme Karma, elle comporte quelques mots en français et un passage en anglais à deux voix avec Woodkid.

Manteau et pantalon en brocart de soie, FENDI.
Manteau et pantalon en brocart de soie, FENDI.
Manteau et pantalon en brocart de soie, FENDI.

“J’ai surtout pensé que le gouvernement cherchait à se faire de la publicité sur mon nom, et je n’avais pas envie de surenchérir car c’est sans doute ce qu’ils espéraient.” 

 

 

Après ce tour de chauffe, il se présente en 2016 à la section “Espoirs” du festival de Sanremo et parvient à la quatrième place de cette institution un peu conservatrice de la chanson italienne depuis soixante-dix ans qu’il va grandement contribuer à secouer de l’intérieur. Il y revient plusieurs années de suite, jusqu’à décrocher le premier prix en 2019 avec Soldi, une chanson qui l’entraîne à représenter l’Italie à l’Eurovision la même année, où il obtient la deuxième place. Une phrase en arabe que son père lui répétait enfant (“Mon fils, mon amour, viens ici”) ne passe pas inaperçue au moment où l’Italie est en proie à de vieux démons identitaires, et le ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, comme les représentants populistes du Mouvement 5 étoiles font planer sur lui des soupçons de favoritisme promondialiste des jurés qui se transforment vite en menaces anonymes venues des bas-fonds du pays. Alessandro préfère passer vite sur cet épisode : “J’ai surtout pensé que ces gens cherchaient à se faire de la publicité sur mon nom, et je n’avais pas envie de surenchérir car c’est sans doute ce qu’ils espéraient.” Soldi devient en quelques mois la chanson italienne la plus écoutée de l’histoire sur Spotify et Apple Music, et son clip est le plus vu cette année-là de toutes les chansons du concours, ce qui constitue la meilleure des réponses.

Veste et pantalon de costume en drap de coton, et chemise en popeline de coton brodée, FENDI.
Pull en maille de coton contrastée, bermuda en brocart de soie et bermuda en lin, FENDI. Coiffure et maquillage : Pierpaolo Lai chez Julian Watson Agency. Assistant réalisation : Marco Van den Hove. Retouche : Picture House. Numérique : Emanuele De Rossi. Production : d’ARIA

Depuis, tout s’est emballé pour Mahmood, malgré le frein de la pandémie qui viendra interrompre sa tournée européenne. Son premier album, Gioventù bruciata (“jeunesse brûlée”), l’a confortablement installé chez lui comme un genre de Drake latino, croisant une pop efficace aux reflets R’n’B avec de subtiles envolées héroïques et une assise “urbaine” que viennent voiler sans excès les incontournables effets d’Auto-Tune. Le titre de l’album est emprunté à la version italienne de La Fureur de vivre, et il n’échappe à personne que Mahmood y fait doublement référence sur cette pochette où il pose avec une bouteille de lait, inversant toutefois le geste de James Dean dans le film de Nicholas Ray. “Dans La Fureur de vivre, il boit le lait, alors que moi je le renverse, car il y a une grande différence entre la rébellion dans les années 50 et notre manière de bousculer l’ordre établi aujourd’hui. Lorsque j’écrivais ce disque, j’avais à l’esprit que notre génération ne doit pas considérer les choses comme acquises, comme un dû, ce qui n’était sans doute pas le cas dans les années 50. Mais je me sentais proche du personnage du film, qui est un peu perdu. Et lorsqu’on commence une carrière d’artiste, il y a ce sentiment qui prédomine, celui de se sentir légitime ou pas vis-à-vis des autres, de ceux qui vont vous écouter.

 

 

“Lorsque j’écrivais ce disque, j’avais à l’esprit que notre génération ne doit pas considérer les choses comme acquises, comme un dû, ce qui n’était sans doute pas le cas dans les années 50.”

 

 

Les doutes ont été depuis joyeusement balayés par le succès, l’autorisant à concevoir le plus récent Ghettolimpo comme un disque concept plus aventureux et personnel, inspiré notamment par les mangas. Il a ainsi choisi d’apparaître en créature hybride sur Inuyasha, le premier single, posant dans le clip avec un extravagant manteau orange signé Riccardo Tisci, le directeur artistique de Burberry. Malgré l’armure d’alien qu’il exhibe aussi sur certaines images, Mahmood est devenu sans le chercher le porte- parole, dans son pays, des différences et d’une certaine vulnérabilité, à l’instar de l’Américain Frank Ocean. En effet, la question “Mahmood est-il gay ?” – alimentée par une interview donnée par la star en 2016 au site Gay.it, et plus récemment par son duo avec Blanco sur le titre Brividi – fait le bonheur des réseaux sociaux et des rubriques gossip des magazines… S’il n’a pourtant jamais fait de coming out, son allure et son style d’homme sensible suffisent à faire de lui un étendard des identités queer, dans un pays qui demeure encore parfois crispé sur ces questions. Face au torrent irrésistible de sa réussite, même Matteo Salvini a fini par lui adresser un SMS au ton légèrement condescendant, l’invitant à “profiter de son succès”, comme s’il s’agissait d’une vague éphémère. Pourtant, les nombreuses digues tombées après son passage indiquent que Mahmood a d’ores et déjà marqué durablement son époque, et placé Milan sur la mappemonde musicale des années 2020.

Question karma, Alessandro peut s’estimer bien loti depuis qu’il a choisi d’embrasser ce métier d’incertitudes et de désillusions possibles qu’est celui de chanteur. Son mantra est une règle d’or puisée dans les préceptes philosophiques de l’Égypte antique : “Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse”, et son chemin pavé de bienveillance et de méritocratie est aussi droit que son port de tête. “Ma mère m’a toujours supporté dans mon souhait de devenir chanteur, mais si je ramenais de mauvaises notes de l’école, elle refusait de financer mes cours de piano. On a toujours eu un contrat gagnant-gagnant. Dès l’âge de 12 ans, alors que son père a quitté le foyer familial depuis déjà six ans, Alessandro pratique ainsi le piano et le solfège en s’imaginant en Stevie Wonder, l’artiste qui fait briller au loin cette inaccessible lueur. L’album The Score des Fugees, sorti seulement quatre ans après sa naissance, est un autre repère intangible, une sorte de phare dont le rayonnement s’étend jusqu’à The Miseducation of Lauryn Hill, deux ans plus tard. Deux disques à travers lesquels il apprend le chant ourlé et fier, les arrangements soul modernes et la production dérivée du hip- hop qui lui sert d’alphabet pour le langage qu’il échafaudera plus tard. Au plus loin de ses souvenirs résonnent également les chansons égyptiennes qu’écoutait son père, mais dont la beauté envoûtante viendra le saisir par hasard : “Lorsque j’étais enfant, j’avais du mal avec la musique arabe, car les mélodies sont très différentes de celles de la musique occidentale notamment de la chanson italienne qui m’était familière. En grandissant, j’ai commencé à la considérer différemment grâce à mon coiffeur qui en écoutait tout le temps et qui m’a reconnecté avec ces racines familiales que j’avais laissées quelque part dans mon enfance. J’ai l’impression que ma musique reflète désormais cette influence, même si je considère mon travail comme un mix de plusieurs cultures et de plusieurs styles, comme une palette de couleurs dont aucune ne serait vraiment dominante.

Dans le dossier de presse fourni par son équipe, une large partie est consacrée à des graphiques qui permettent de mesurer en chiffres le petit empire qui commence à se bâtir autour de lui. On y trouve notamment des scores qui donnent le vertige (16 disques de platine et 15 disques d’or, des centaines de millions de streams et de vues sur YouTube en seulement quatre ans), ainsi que d’implacables marqueurs de la réussite contemporaine : un public aux deux tiers féminin, majoritairement âgé de 15 à 35 ans, qui lui vaut de s’afficher sur la couverture de dizaines de magazines de mode et de collaborer avec des maisons telles que Burberry ou Fendi, en parfaite synthèse d’un double charme latin-oriental qui fait forcément mouche. “Je ne suis pas mannequin, s’amuse-t-il, je n’ai jamais participé à un défilé, mais je suis heureux que mon travail puisse se confronter à une autre industrie, comme celle de la mode. Cela révèle chez moi des choses que je n’aurais pas imaginées. Cet univers me conforte dans l’idée d’un travail énorme en coulisse pour créer des choses intéressantes. Ce que les gens voient est l’aboutissement d’un long cheminement. Je crois que ma musique fonctionne de la même façon.” Alessandro a commencé à écrire des chansons à l’âge de 19 ans, poussé “par la nécessité de raconter [son] histoire”, et il s’est d’abord mis à la disposition des autres, fort d’un contrat d’édition chez Universal qui lui vaudra ses premiers succès par procuration. Il écrit notamment pour Michele Bravi et Marco Mengoni, tous deux issus de la version italienne de X Factor, ou pour Elodie, une autre candidate de la télé-réalité locale.