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La Belle de Gaza : un puissant documentaire sur le milieu transgenre à Tel-Aviv
Dans ce documentaire tourné avant les affrontements israélo-palestiniens, la réalisatrice, lauréate d’un César en 2020, poursuit son exploration intime de la société israélienne, dans le milieu transgenre de Tel-Aviv.
par Olivier Joyard.
Le puissant documentaire La Belle de Gaza présenté au Festival de Cannes
Le titre du film de Yolande Zauberman interpelle par son mystère, sa belle incongruité aussi. Depuis le 7 octobre 2023, il n’est plus possible a priori d’associer le territoire palestinien à l’idée de beauté. Mais le cinéma est capable de tout. La Belle de Gaza, présenté en séance spéciale au Festival de Cannes, a été tourné et terminé avant la tragique guerre entre Israël et le Hamas. Et pourtant, c’est comme s’il nous parlait à l’oreille de ce qui s’y passe, à sa manière décalée, divinatoire, ancestrale. Notre précarité collective, nos soubassements de haine, nos espoirs malgré la fange, y sont collectés comme rarement. Le sujet du documentaire se situe pourtant bien loin des considérations géopolitiques.
Il s’agit, pour l’autrice de Would You Have Sex with an Arab? (2011) et de M (2018, César du meilleur documentaire en 2020), deux films qui traversaient la société israélienne et certains de ses angles morts, abordaient le conflit dans ses répercussions intimes, de poursuivre un travail d’investigation humaine et poétique. À travers, cette fois, la communauté transgenre de Tel-Aviv. La cinéaste française, dont on entend la voix derrière la caméra, comme pour souligner la subjectivité intense de son regard, recherche celle qu’elle appelle la “Belle de Gaza”. Cette femme aurait, paraît-il, parcouru à pied les soixante-dix kilomètres séparant la bande de terre surpeuplée de la capitale économique israélienne. Alors, la réalisatrice s’enfonce dans la nuit, à la recherche d’une chimère.
Yolande Zauberman filme l’intime et la violence du milieu transgenre de Tel-Aviv
Dans une rue fréquentée par des prostituées trans et leurs clients, Yolande Zauberman rencontre des femmes qui finissent par détailler leur existence, leurs souvenirs, leurs désirs. La Belle de Gaza existe-t-elle vraiment ? Vit-elle à la hauteur de sa légende ? Pour trouver une réponse, il faut accepter de toucher à l’indicible, de tutoyer l’invisible, en s’attardant sur des personnages saisis dans une certaine nudité. Leurs noms ? Talleen Abu Hanna, Israela, Nadine, Danielle, Nathalie. La première, originaire de Nazareth, est une star arabo-israélienne catholique qui fut, en 2016, la première Miss Trans Israël. Les autres sont moins connues, mais tout aussi passionnantes. Elles évoquent leur identité transgenre, le rapport à leur famille.
Pour moi, filmer est un acte amoureux » -Yolande Zauberman
Certaines ont été violentées et n’ont plus de contacts avec leurs proches, une autre, musulmane, a décidé de porter le voile intégral. Mais La Belle de Gaza n’a rien d’un documentaire sociologique, ni d’une étude sur la condition des personnes trans. Les passages d’un corps à un autre, d’une identité à une autre, d’une frontière à une autre, autant de sujets brûlants, constituent le fond du film, sa destination secrète. Pour cela, Yolande Zauberman met en scène de constantes métamorphoses. Sa caméra écoute autant qu’elle regarde, se permet des sorties de cadre – comme on pourrait parler de sorties de route –, dressant des portraits échevelés dans un monde instable. “Pour moi, filmer est un acte amoureux, explique la réalisatrice. C’est aussi une danse. C’est la rencontre entre quelque chose de très ancien, certaines obsessions, et quelque chose qui s’improvise et dont il faut suivre le rythme.”
Avant de poursuivre, juste après : “Je lisais récemment un texte sur Spinoza qui explique que nous sommes tous faits de boue et que, dans cette boue, il y a une lumière – une idée vraie qui relève du miracle. Il ne croit ni aux forts ni aux faibles, juste à celui qui suit cette idée vraie.” Peu de films donnent à penser autant que La Belle de Gaza les fuites et les impasses du monde, avec pourtant un sens de la beauté aussi aiguisé. Après l’avoir vu, on se souvient de la phrase énigmatique de l’écrivain autrichien Rainer Maria Rilke, reprise par Jean-Luc Godard dans son film Prénom Carmen : “La beauté est le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter.”
La Belle de Gaza (2024) de Yolande Zauberman, actuellement au cinéma.