25 sept 2019

JoeyStarr et Béatrice Dalle : l’interview terrifiante

Pour adapter le mythique roman “Elephant Man” aux Folies Bergère, c’est sur le talent de deux acteurs hors norme que le metteur en scène David Bobée a misé… Les deux comédiens ont répondu aux questions de Numéro avec la franchise qui les caractérise.

Propos recueillis par Alexis Thibault.

Portraits Jean-Baptiste Mondino.

S’entretenir avec Béatrice Dalle, c’est accepter de se pendre aux lèvres d’une héroïne aux yeux rieurs qui dévore des caramels du début à la fin de l’interview. On se sent très à l’aise. Parce qu’elle n’a rien à cacher, parce qu’elle bavarde avec entrain, parce qu’elle crève l’écran depuis 1986 et regrette en s’esclaffant que les rockeurs soient devenus végans. Dans Elephant Man, la nouvelle pièce de David Bobée adaptée de l’œuvre de Bernard Pomerance (1977), elle interroge la monstruosité avec amertume : dans quel camp se trouve-t-elle ? Dans celui de ceux qui la portent ou de ceux qui la nomment ? Une question que fait résonner JoeyStarr, interprète du monstre, en vous fusillant du regard derrière des lunettes de soleil démesurées. À 51 ans, il se prête au face-à-face de mauvaise grâce en feuilletant un magazine pour enfants. La torpille de NTM ne porte pas les interrogatoires dans son cœur… comme annoncé dans le sigle. Les deux bêtes de scène se retrouvent enfin sur les planches des Folies Bergère en octobre. La brune impétueuse, qu’il appelle parfois “madame”, tient, face à lui, le rôle de Mrs. Kendal, cette femme impatiente de rencontrer l’Homme-éléphant, gentleman amoché qui lui semble très shakespearien.

 

Numéro : Avant cette interview, ma mère m’a demandé si je n’étais pas terrorisé à l’idée de vous rencontrer tous les deux… Vous m’avez l’air adorables finalement.

 

JoeyStarr : Ah bon ? Première nouvelle.

 

 

Le photographe Jean-Baptiste Mondino signe l’affiche officielle d’Elephant Man, la pièce dans laquelle vous jouez tous les deux. Sur celle-ci, Béatrice, vous griffez le dos de votre amant, une image aussi brutale qu’érotique. En quoi représente-t-elle l’adaptation de David Bobée ?

 


J. : David Bobée avait déjà une idée bien précise derrière la tête au moment de la prise de vue, l’idée de pietà et toute l’imagerie qui va avec.

 

Béatrice Dalle :  C’est une version bien particulière qui n’a rien à voir avec le film de David Lynch de 1980, ni même avec la pièce d’origine où David Bowie incarnait Joseph Merrick, le fameux patient difforme du médecin Frederick Treves. Cette adaptation libre met l’accent sur la relation charnelle qui naît entre nos deux personnages.

 

Est-il plus facile…


J. : … De faire une photo qu’une pièce de théâtre ? Oui.

 

… De jouer une histoire d’amour sur scène lorsqu’on s’aime vraiment dans la vie ?

 


B. D. : Moi, je trouve ça plus simple, oui. Cela ajoute une autre dimension que l’on ne contrôle pas du tout. Quand quelqu’un représente quelque chose pour toi, des milliers d’émotions surgissent d’un seul coup. David Bobée porte attention à chacun de ses acteurs sans exception, nous sommes une véritable troupe, nous avons tous sympathisé les uns avec les autres.

 

J. : Hé, madame, tu veux qu’on aille sympathiser quelque part, toi et moi ?

 


B. D. : [Rires.] Arrête, je parle sérieusement.

 


J. : Au théâtre, plus tu répètes, plus t’es mauvais et plus t’es fatigué. S’il n’y a aucune affinité entre les acteurs, c’est impossible de bosser. Pour le coup, dans cette pièce, personne n’a de mal à se regarder droit dans les yeux.

 

En 2016, à l’occasion de Lucrèce Borgia, David Bobée affirmait : “Béatrice est une femme aussi dangereuse que sublime.” En quoi êtes- vous dangereuse, Béatrice Dalle ?

 


B. D. : Quelle belle définition ! Si être libre c’est être dangereux, alors oui, je suis très dangereuse. Mais je pense que j’ai surtout beaucoup de chance : je ne travaille qu’avec des gens qui me plaisent.

Est-ce cette soif de liberté qui vous pousse vers des réalisateurs tels que Gaspar Noé ? Il vous a récemment conviée dans son projet Lux Æterna aux côtés de Charlotte Gainsbourg.

 


B. D. : Gaspar est un génie qui s’adapte en fonction de ses acteurs. Toutes les improvisations qu’il m’a demandées étaient mûrement réfléchies, d’ailleurs il n’avait même pas de scénario. Paradoxalement, j’accepte aussi d’être dirigée par un metteur en scène. Quand je jouais pour Michael Haneke [Le Temps du loup], le mec avait le film dans sa tête de A à Z, il valait mieux ne pas bouger la moindre virgule.

 


J. : La première fois que j’ai mis les pieds sur la scène d’un théâtre, c’était pour faire une lecture des grands textes de l’Assemblée nationale qu’on avait préparée en à peine deux semaines. Je me suis jeté dans la gueule du loup. J’ai eu l’impression d’apprendre à lire, à incarner un personnage. Aujourd’hui, j’ai encore la sensation d’être dans le grand bain sans savoir nager, quoi. J’ai quitté ma zone de confort. Le matin, quand je me regarde dans la glace, je me dis : “Putain, tu connais des albums entiers de NTM, une pièce complète et pas mal de choses de la vie.” C’est jouissif, mais le soir, en rentrant, je peux te dire que je suis lessivé.

 

David Bobée souhaite faire du théâtre “qui ressemble à l’époque dans laquelle on vit”. En quoi sa version d’Elephant Man ressemble- t-elle à notre époque ?

 


J. : T’as qu’à venir voir la pièce en octobre.

 

B. D. : Le credo de David est simple : il mélange les genres. Il y a des acteurs, des danseurs et des chanteurs issus de toutes les origines ethniques. Les gosses de France, ils ont cette tête-là, si on veut leur parler de théâtre, il faut que le théâtre leur ressemble. Quand on a joué Lucrèce Borgia à Antibes, il y avait des écoliers qui venaient nous voir, car c’était du théâtre subventionné. Victor Hugo, Lucrèce, ils en avaient rien à foutre. Mais au moins, c’est du théâtre classique qui n’est pas du théâtre de “vieux Blancs”.

 

Avez-vous accepté le projet de David Bobée avant même de savoir que vous alliez être ensemble sur scène ?

 


B. D. : [Elle l’enlace.] Moi, j’ai su dès le début.

 

Ne me dites pas que Joey a accepté simplement pour vous faire plaisir ?

 


J. : Je vois pas en quoi ça te regarde.

 

Avec le théâtre, vous n’avez aucun filet de sécurité. Votre partenaire de NTM, Kool Shen, est absent et aucune seconde prise n’est prévue… Aurez-vous la chance d’expérimenter le trou de mémoire en pleine représentation ?

 

B. D. : L’horreur ! Ça m’est arrivé une fois pour Lucrèce Borgia. L’abysse. Ça dure trois secondes mais t’as envie de disparaître, de mourir. Heureusement, nous bossons avec des poids lourds du théâtre. Quand ça nous arrive, nos partenaires le voient presque avant nous et ils nous relancent pour nous empêcher de nous suicider. [Rires.]

 


J. : Si ça se voit pas sur ta gueule, personne ne sait que t’as fait un four. Mais là, si je merde, j’embarque tous mes potes avec moi. En musique, je suis plutôt bon là-dedans. Quand il y a un souci, je fais une roulade arrière, je me glisse une noisette et ça repart, tu vois… Putain, j’aurais pas dû dire ça… Mais bon, il faut
laisser parler son charme naturel : moi, c’est mon flegme caribéen.

 


B. D. : Avant de commencer les répétitions, Joey enchaînait les concerts avec NTM et moi je tournais deux films. Dans ces cas-là, tu n’as pas vraiment le temps d’apprendre ton texte. On a eu trois semaines et quatre jours de répétition, de 14 à 22 heures. Pour Lucrèce Borgia, c’était neuf semaines de préparation…

 

Étrange, merveilleux et innocent”, c’est ainsi qu’en 1981 David Lynch qualifiait Elephant Man, héros éponyme de son film. Peut-on en dire autant de votre personnage, JoeyStarr ?

 

J. : Un type complètement abruti, quoi.

 


B. D. : Pas abruti, au contraire… c’est vachement joli. Par contre, tu peux ajouter “casse-couilles”.

 

J. : Je pense que c’est l’image du monde qu’on lui renvoie qui est étrange. Une image qui le fait se recroqueviller sur lui-même. Ce qui est merveilleux et beau à la fois, c’est que, peu avant de s’éteindre, il a cette lumière qui lui parvient…

 


B. D. : Il gagne à l’EuroMillions ! [Rires.]

 


J. : Non, il réussit enfin à palper des meules. [Rires.]

Au fond, ce sont des personnages qui vous ressemblent…

 


J. : David Bobée est venu me chercher par rapport à mon cursus. Hier, c’était Peur sur la ville, aujourd’hui, les gens me regardent autrement, ils ont changé d’avis à mon sujet. Quant à madame, elle était un peu… désinvolte.

 

B. D. : [Rires]. Je sens qu’il y a des phrases qui ont vraiment été écrites pour nous. Il fallait que les personnages nous ressemblent et que nous soyons assez légitimes pour les incarner.

 

Dans une interview, l’acteur Christian Bale confiait “adorer incarner des connards”. Êtes-vous comme lui, fascinés par les personnages monstrueux ?

 


B. D. : Je suis passionnée par les gens atypiques qui demeurent poétiques avant tout. Chacun a sa propre définition de la monstruosité. Moi, je ne vois pas de gens monstrueux. On m’a tellement désignée comme telle qu’il serait indécent que je le fasse à mon tour… Euh… tu comptes manger tes caramels ou je peux les prendre ?…

 

Regrettez-vous d’avoir mis autant de temps à monter sur scène ensemble ?

 


B. D. : On nous l’avait déjà proposé à plusieurs reprises, mais nous attendions que l’offre nous fasse vraiment envie.

 

J. : Et puis, au passage, on faisait pas le même métier.

 


B. D. : Avant Lucrèce Borgia, le théâtre me semblait inaccessible. En fait, c’est comme une histoire d’amour : un mec te prend par la main et peut t’emmener au nirvana ou t’entraîner dans les abysses.

 

Avez-vous toujours eu soif de reconnaissance ?

 


J. : Je ne vis pas à travers le regard de l’autre. Le premier que je veux satisfaire, c’est moi. C’est sûrement pour ça que je me comporte de cette façon avec les gens. J’aspire plutôt à ce qu’on me foute la paix. Évidemment que j’étais comblé avec deux nominations aux César. Évidemment que j’étais comblé quand Robert De Niro a remis le prix du Jury à Polisse au Festival de Cannes… Tu me demandes ça parce que je suis antillais ?

 

Évidemment.

 


J. : Il y a déjà trop de carriéristes dans ma famille. Mes potes sont venus me voir jouer avec NTM devant 80 000 personnes. Trois jours plus tard, j’étais allongé par terre à faire le marsouin dans un théâtre… on aurait dit un mazouté. Ils m’ont dit : “Bah… Didier, qu’est-ce que tu fous ?” Je fais ça pour moi. Je m’inscris dans ma petite légende personnelle.

Vous êtes vraiment drôle finalement. Vous semblez prendre beaucoup de plaisir à faire rire les gens?

 


J. : Mais pourquoi tu me parles sur ce ton, toi ? C’est quoi ton problème ?

 

B. D. : Il est hyper drôle !

 

Béatrice, pourquoi excellez-vous surtout dans les choses borderline ?

 


B. D. : Si j’incarne une mère au cinéma, je n’éprouve aucun intérêt à jouer une femme aimante. Je préfère une mère qui tue ses enfants ou qui couche avec…

 

J. : La pute.

 


B. D. : Non ! [Rires.] Un diable. Qu’on se comprenne bien, je ne dis pas que c’est ce dont je rêve, simplement que c’est ce qui me parle, les scènes du quotidien ne m’intéressent pas. C’est pour cela que j’aime autant les films de genre. L’hystérie est toujours plus jouissive que la douceur, les méchants toujours plus drôles à incarner. Je m’autorise déjà tout dans la vie, je ne vois pas pourquoi je me mettrais des barrières sur scène.

 

Je comprends mieux pourquoi vous êtes fan de Kurt Cobain et des écorchés vifs en général.

 

B. D. : J’aime surtout sa poésie. Son physique, c’est la cerise sur le gâteau. Regarde, je voulais me tatouer “Kurt” sur le bras, mais le mec ne savait pas l’écrire, il a écrit “Hurt”. [Rires.]

 

J. : Moi aussi je suis un poète : le beau, c’est la splendeur du vrai quand le monde est à l’endroit. Alors j’ai mis ma tête à l’envers [il tire sur un joint imaginaire] pour marcher droit. Alors ? On l’entend moins ta grande gueule !

 

 

Elephant Man, du 3 au 20 octobre aux Folies Bergère, Paris IXe.