Interview with Lianne La Havas: “I am here because of Prince”
Cinq ans après “Blood” (2015), la chanteuse, compositrice et guitariste britannique revient avec un troisième album studio sobrement intitulé “Lianne La Havas”. Empreint d’une pop soul intimiste, l’opus révèle une voix de velours libérée de toute contrainte. Entièrement produit par l’artiste, ce troisième album offre un regard pénétrant sur l’univers envoûtant et sentimental de l’interprète de “Bittersweet”.
Il aura fallu cinq longues années et une succession d’événements forts pour que Lianne La Havas renaisse de ses cendres. Et le jeu en vaut la chandelle ! La chanteuse et guitariste britannique dévoile un troisième album studio, disponible depuis le 17 juillet, qu'elle a composé elle-même du début à la fin. Production et réalisation des clips pendant le confinement, écriture des morceaux… la protégée de Prince se suffit désormais à elle-même. Assise au milieu d’une pile de vinyles (de son propre album) qu’elle peine à dédicacer un à un dans son appartement londonien, Lianne La Havas se confie à Numéro : elle évoque sa relation avec Stevie Wonder et Prince et ses débuts dans l’industrie musicale. Rencontre.
Numéro : Vous semblez débordée, préparez-vous un déménagement ?
Lianne La Havas : Un type est venu avec un camion entier remplis de vinyles à destination de l’Allemagne. C'est mon album. Je dois en dédicacer mille exemplaires ! Je suis multitâche en ce moment ! [Rires.]
Votre nouvel album Lianne La Havas est sorti le 17 juillet, cinq ans après le magnifique Blood (2015). Où étiez-vous tout ce temps ?
Je suis tombée amoureuse, puis j’ai vécu une rupture massive, j’ai déménagé, j’ai eu 30 ans. J’ai eu quelques changements dans ma vie personnelle et j'ai mûri. Vous avez entendu tout ça dans l'album. Lorsque j'ai fêté mes 30 ans, j'étais totalement indifférente face à mon gâteau d'anniversaire. Puis j’ai réalisé peu à peu que j’étais vraiment heureuse d’en être à cette étape dans ma vie. Je sais enfin qui je suis et ce que je veux accomplir. J'arrive enfin à me concentrer.
“Lauryn Hill restera une grande inspiration pour moi ; j’ai toujours l’album MTV Unplugged No. 2.0 (2002) avec moi.”
Votre nom de scène se compose de votre prénom Lianne et du nom de famille de votre père Vlahavas. Pourquoi avoir choisi d'utiliser votre nom en guise de titre pour ce troisième album ?
Actuellement, cet album est ce qui me représente le mieux. Avec les précédents j'avais l'impression que je me découvrais au fur et à mesure de leur réalisation. Celui-ci est le résultat de mon évolution.
Vous avez entièrement produit et réalisé Lianne La Havas seule. Pourquoi ?
J’ai pris beaucoup de plaisir à faire mon précédent album Blood, mais à la fin du processus je sentais que je voulais aller plus loin dans mon expression, dans les sujets que je voulais aborder et dans ma manière de faire de la musique. J’adore ce que j’ai pu faire auparavant, mais je n’étais pas complètement satisfaite. Ce sentiment a porté l’inspiration de ce nouvel album. C’est une oeuvre très personnelle, auto-produite, que j’ai réalisée seulement avec des amis et mon propre groupe.
Votre album apparaît comme une grande ballade, avec la fois des titres très longs comme Sour Flower et Weird Fishes, inspiré de morceau de Radiohead, et des pauses comme Our of Your Mind (interlude)…
Je savais qu’il y aurait dix morceaux sur l’album, mais je ne savais pas encore que je voulais qu’ils forment une seule et même histoire avec un début, un milieu et une fin. Cela est venu plus tard dans le processus de réalisation ; je savais exactement où chaque chanson allait apparaître dans la tracklist, et je voulais que chacune d’elle incarne le sujet spécifique abordé. Par exemple, le titre Sour Flower parle de self-care et de self-love. J’ai donc imaginé une fin longue, aux sonorités positives, afin de représenter le travail que j'ai effectué sur moi-même. L’interlude quant à lui marque exactement le milieu de l’album. Il est pensé comme un point de résolution entre la première moitié joyeuse et la suite, plus difficile d'accès. Je souhaitais aussi utiliser ma voix d’une manière différente, jouer avec les sons et les textures.
“Les deux rencontres étaient tout autant improbables ! Je n’avais jamais imaginé m’assoir aux côtés de l’un ou de l’autre. Heureusement que je ne les ai pas rencontrés en même temps, sinon je me serais sûrement évanouie !”
Vous parlez beaucoup d’amour de manière générale dans votre musique, et cet album ne déroge pas à la règle. Cependant vous insistez sur votre indépendance, à l'image de vos deux premiers singles Bittersweet et Paper Thin…
Le morceau Bittersweet ouvre l’album. Il parle des changements à faire lorsque que vous ressentez que quelque chose ne va pas, que quelque chose doit changer, peu importe la peine que vous pourriez ressentir. Cela témoigne de la force dont vous faites preuve en effectuant ce changement. Le titre Paper Thin quant à lui est l’un de mes préférés ! Il est tout simple, mais le message est très personnel et intime. J’ai eu du mal à partager ce morceau. A ce moment-là, vous vous trouvez en plein milieu de l’album et les choses se compliquent.
Les paroles contrastent avec la vidéo rêveuse que vous avez réalisée pour le titre, où on voit à l’écran en train de faire du hula hoop !
Exactement ! J’ai réalisé beaucoup de vidéos, surtout pendant le confinement. C’est un autre moyen de m’exprimer que je n’avais pas encore exploré. Je compte bien en réaliser d’autres !
Comment en êtes-vous arrivée à forger cette soul envoutante qui vous est propre ?
Je fais de la musique depuis ma plus tendre enfance. J’avais l’habitude de m’assoir à mon piano et de jouer. J’ai écrit ma toute première chanson à l’âge de 11 ans avec un enchaînement d’accords des plus basiques. Je l’avais intitulé Little Things et elle parlait de toutes ces petites choses qu’on possède et dont on ne réussit jamais à se débarrasser. C’était un four total ! [Rires.] C’est vraiment à mes 18 ans, lorsque j’ai appris à jouer de la guitare, que j’ai commencé à prendre l’écriture plus au sérieux. Lauryn Hill restera une grande inspiration pour moi ; j’ai toujours l’album MTV Unplugged No. 2.0 (2002) avec moi. J’ai aussi découvert beaucoup de guitaristes sur YouTube en apprenant à jouer, comme Emily Remler entre autres. Elle est la raison pour laquelle j’adore jouer.
Vous êtes née d’une mère jamaïcaine et d’un père grec multi-instrumentiste. A quels genres musicaux vous ont-ils initié étant enfant ?
C’était très éclectique à la maison. Ma mère écoutait du R’n’B et de la soul, et des artistes tels que Michael Jackson, Stevie Wonder, Mary J. Blige, Jill Scott. Mon père adorait le jazz de Louis Armstrong à Charlie Parker en passant par Ella Fitzgerald. J’ai été élevée par mes grands-parents, qui eux, écoutaient beaucoup de reggae car ils sont originaires de Jamaïque…
Vous avez d’ailleurs eu l’occasion de rencontrer des grands noms de la musique et de vous lier d’amitié avec eux. Entre Prince et Stevie Wonder, quelle était la rencontre la plus improbable ?
Les deux rencontres étaient tout autant improbables ! Je n’avais jamais imaginé m’assoir aux côtés de l’un ou de l’autre. Heureusement que je ne les ai pas rencontrés en même temps, sinon je me serais sûrement évanouie ! [Rires.] Ils font partie des plus grands musiciens qui aient existé. Je suis incroyablement chanceuse d’avoir pu connaître ces deux personnes, et surtout d’avoir pu lier une relation proche avec Prince. S'ils ont bien une chose en commun c'est la façon dont ils s'impliquent dans leur musique. Ils ont tous deux travaillé si dur pour écrire les meilleures chansons qu’ils pouvaient, les chanter et les mettre en scène parfaitement. C'est grâce à eux que je n'ai rien lâché.
Vous avez débuté votre carrière jeune, à l’âge de 21 ans, en signant sur le label Warner Records en 2010. Une industrie qui, il y a dix ans, n’était pas aussi diverse que maintenant. Comment avez-vous évolué dans ce milieu ?
Je ne pense pas avoir été la seule artiste non blanche sur mon label, mais j’étais la seule de mon âge. Je ne répondais pas aux stéréotypes de la chanteuse de R’n’B traditionnelle : je naviguais entre les genres. Personne ne savait dans quelle case me placer car je jouais de la guitare et que j’avais une immense coupe afro. Je n’ai réalisé qu’après coup, en particulier pour la réalisation de mon deuxième album, ce qui se passait autour de moi.
Cela a-t-il eu un impact sur le développement de votre musique ?
Il n'y rien de plus gratifiant de vivre de ce que vous aimez. Cependant, il est important que les gens sachent que ce n’est pas aussi facile qu’il n’y paraît dans ce milieu compétitif, surtout quand vous n’êtes pas un homme blanc. Au Royaume-Uni, il y a très peu d’artistes noires jouant d'un instrument – celles présentes ont probablement travaillé deux fois plus pour arriver où elles sont. Managers, ingénieurs du son… J’ai toujours eu l’impression qu’aucune personne de couleur ne travaillait sur mes projets, ce qui est plutôt étonnant…
Maintenant que vous êtes un as de la production, vous pourriez peut-être créer votre propre label !
J’adorerais créer mon propre label ! [Rires.] Je voudrais aussi diriger une école de musique pour filles et tout leur apprendre la production musicale, afin qu’elles puissent devenir productrices, manager, ingénieure du son…
Vous avez réalisé un live Instagram avec la chanteuse américaine H.E.R. en avril dernier. Que nous réservez-vous pour l’année à venir ?
J’ai rejoint H.E.R. pour l’initiative “Girls with Guitars”. Nous avons parlé d’une possible collaboration sur Instagram. J’espère que quelque chose pourra se faire avec elle, et je compte aller la voir à New York dès que la situation le permettra. J’ai quelques collaborations prévues à venir que j’ai faite pendant le confinement, mais je ne peux rien révéler pour le moment. En attendant je prends le temps pour être plus productive artistiquement parlant, tant que je ne peux pas jouer sur scène, c’est-à-dire davantage de musique, davantage de vidéos, davantage d’art.
L’album Lianne La Havas (2020) de Lianne La Havas disponible [Warner Records].