2 sept 2020

Interview with Isabelle Huppert : “There’s always a form of self-portrait in my roles”

Fascinante comédienne française, Isabelle Huppert a prêté son talent magistral, depuis plus de quatre décennies, aux personnages forts imaginés par les plus grands réalisateurs, de Claude Chabrol à Hong Sang-soo en passant par Michael Cimino. Faisant fi des conventions, cette femme brillante aux convictions fortes poursuit, au théâtre comme devant les caméras, sa recherche insatiable d’aventures créatives. À l’affiche cet automne de “Frankie”, d’Ira Sachs, elle incarne une actrice confrontée à la maladie.

Propos recueillis par Olivier Joyard.

Portraits par Sofia Sanchez & Mauro Mongiello.

Col roulé en latex, RICHARD QUINN. Boucle d’oreille, ALAN CROCETTI.

Depuis quatre décennies, la filmographie exceptionnelle d’Isabelle Huppert, à elle seule, raconte l’aventure des formes contemporaines sur grand écran, d’Otto Preminger à Jean-Luc Godard, en passant par Maurice Pialat, André Téchiné, Benoît Jacquot, Serge Bozon, Hong Sang-soo ou encore Claire Denis. À une époque où l’engouement du public pour les séries semble donner aux plateformes de streaming mondialisées une forme de toute puissance, l’ancienne actrice préférée de Claude Chabrol incarne une idée éternelle et vivace du septième art – et qui semble s’incarner dans ses traits à la fois frêles et décidés. Depuis un an, Huppert a tourné dans la nouvelle création du scénariste de Mad Men, ainsi que dans un épisode savoureux de Dix pour cent consacré à sa boulimie de travail…

 

Dans son nouveau film réalisé par l’Américain Ira Sachs, Frankie, elle interprète un personnage justement en proie à la finitude : une actrice malade qui vit ses dernières semaines en cherchant l’apaisement dans les conversations et les paysages, sur la côte ouest du Portugal. Sans en faire trop, l’actrice joue avec son image, tout en semblant s’en détacher. Ce jeu entre le plein et le vide rend chacune de ses apparitions captivantes. Nous avons discuté avec elle de ce tournage, de sa carrière et de sa conception intime du cinéma.

 

Numéro : Frankie, le nouveau film dans lequel vous jouez, raconte, par touches impressionnistes, les vacances d’une grande actrice qui se sait condamnée par la maladie. Sur cette trame narrative ténue, le film se déploie…

 

Isbelle Huppert : Oui, c’est exactement ça, le film s’enroule inexorablement autour d’un événement majeur, mais qui ne nous est pas révélé d’une manière fracassante. Une femme va mourir. Et cette douceur fabrique précisément la douleur et sa brutalité. Il existe des films plus spectaculaires que Frankie, mais cela n’enlève rien à son ampleur. Et donc, oui, c’est un film intimiste comme on dit, mais Ira Sachs a choisi de tourner dans des décors majestueux, à Sintra, au Portugal, et il y a une collusion entre l’aspect intime et très privé de ce qui se joue entre les personnes et leur confrontation à ce lieu, qui correspond à leurs tourments intérieurs. C’était une assez belle idée d’aller filmer au Portugal, une terre un peu neutre qui nous réunit tous, venus de France et des États-Unis.

 

Quand vous décidez de tourner un film, qu’est-ce qui détermine votre envie ? L’idée du voyage, du déplacement, semble en tout cas guider vos choix récents.

 

La motivation première, c’est d’abord le cinéma. Il se trouve que mes deux derniers films sortis [en plus de Frankie, Isabelle Huppert a tenu le premier rôle de Greta, de l’Irlandais Neil Jordan] impliquaient un déplacement. C’est plutôt un hasard. J’ai rencontré Ira Sachs il y a quelque temps déjà. J’aimais ses films, notamment Love Is Strange et Brooklyn Village. Ira a fini par écrire cette histoire qu’il a imaginée pour moi.


 

“Il y a toujours une forme d’autoportrait dans mes rôles, même si personne ne connaîtra ma vie à travers les films que je tourne. Quelque part, une vérité se cache.”

 

 

Vous êtes actrice et seulement actrice, sans exprimer le désir de réaliser. Mais votre implication artistique dans les films dépasse ce qu’on attend en général d’une comédienne.

 

C’est peut-être la place que j’y prends, un territoire que j’investis. Dans ce film en particulier, la sensation se trouve redoublée car mon personnage est une actrice. Mais si on regarde bien Frankie, cet état de fait est peu exploité. La panoplie mythologique associée à une actrice n’est pas déployée. On ne me voit pas particulièrement “faire l’actrice”. C’est simplement dit et cela suffit à imprégner l’image. Au cinéma, il suffit de pas grand-chose pour que la croyance s’enclenche et que tout un imaginaire se déploie. Une ou deux fois, je me suis demandé à quoi cela servait que mon personnage soit actrice, mais j’ai eu la réponse : cela sert à ce que les gens voient le film à travers ce prisme-là.

 

Voyez-vous les films que vous tournez comme des autoportraits ?

 

Antonioni disait que tout film est autobiographique et c’est aussi vrai sans doute pour une actrice, mais sûrement de manière impensée. Il y a toujours une forme d’autoportrait dans mes rôles, même si personne ne connaîtra ma vie à travers les films que je tourne. Cela reste masqué : quelque part, une vérité se cache. Il y a un inconscient au travail et quelque chose se dépose dans le film, comme une trace découverte plus tard. Quelque chose se dépose à notre insu, si l’on croit que le cinéma possède ce pouvoir-là.

 

Frankie fait partie des films qui prennent le temps de laisser se déposer des stigmates, des sensations.

 

Nous en parlions il y a quelque temps avec Pascal Greggory. Nous avions souvent l’impression de ne rien faire, dans ce cas-là on se demande ce qui va rester. On est plutôt dans une sorte de degré zéro du jeu. Et c’est là où le cinéma agit dans toute sa puissance, cette puissance à davantage saisir l’être que le faire. Ce qui se dépose, nous ne le maîtrisons pas, nous n’en sommes pas complètement responsables. C’est ce qui fait la force d’un film.

Col roulé en latex et traîne en tulle, RICHARD QUINN. Boucle d’oreille, ALAN CROCETTI.

De quoi est-on responsable en tant qu’actrice ?

 

On n’est pas responsable d’un film. Il n’est pas le nôtre. Mais on est responsable de ce qu’on fait… ou qu’on n’a pas été conscient de faire.

 

On est responsable de son inconscient ?

 

Et comment ! Personne n’en est plus responsable que soi-même. C’est au moins une chose dont on peut être sûr.

 

Après les dizaines de films dans lesquels vous avez joué, avec Michael Cimino, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Hong Sang-soo, Werner Schroeter, Mia Hansen-Løve, André Téchiné ou encore Patricia Mazuy, avez-vous l’impression d’avoir accédé au langage des cinéastes ?

 

Oui, bien sûr. Mais c’est de l’ordre de l’intuition, pas du savoir-faire. Ce n’est pas une notion théorique que j’aurais apprise film après film. L’expérience n’apprend rien.

 

Un acteur ou une actrice ne choisit pas la prise qui sera utilisée.

 

En principe non ! Chabrol avait une théorie là-dessus : selon lui, que l’on choisisse une prise ou une autre, le film restait le même. Je vois ce qu’il voulait dire. Mais bon, il faudrait vérifier ! Je me souviens que sur Une affaire de femmes, à la bonne époque où on allait voir les rushes ensemble…

 

Je me permets de vous interrompre : vous parlez d’une “bonne époque”, car celle-ci est révolue ?

 

On avait un contact plus direct à la fabrication des films. Maintenant, on ne voit plus les rushes. On regarde parfois des scènes sur le combo [petit écran vidéo installé près de la caméra] après les prises, pour ceux qui vous laissent le faire, ou ceux qui vous y invitent volontiers, ou même qui le réclament comme Michael Haneke. Contre toute attente, et à rebours de l’image du créateur tout en contrôle qu’il a, Michael adore qu’on soit près de lui pour rectifier des détails.

 

 

“La cinégénie, c’est difficile à définir. Un visage qui s’anime de manière particulière alors qu’il est filmé. Un visage ou un corps. Une manière d’être présent aussi, d’être là, vraiment là.”

 

 

Revenons à Une affaire de femmes.

 

Eh bien, dans les rushes que j’avais vus un soir, je préférais une prise à celle que Claude [Chabrol] avait choisie. Ça ne lui a posé aucun problème. Il a choisi ma préférée, comme si c’était sans conséquence. Étant donné qu’il ne me dirigeait pas du tout et ne me disait jamais quoi faire, il y a certaines scènes où je pensais : que je la fasse un peu gaie ou un peu triste, cela ne changera rien. Les petites variations n’avaient que peu d’importance, car un regard plus global était à l’œuvre.

 

Chabrol est mort depuis longtemps.

 

Oui, depuis une dizaine d’années.

 

On a l’impression que vous restez dans le pur présent, sans mélancolie.

 

Il y a de la tristesse, forcément. Mais il y a aussi la satisfaction d’avoir fait les choses. C’est toujours mieux que les regrets. J’ai tourné sept films formidables avec lui, tout comme j’ai fait deux très beaux films avec Werner Schroeter, que j’aimais aussi. Je ne dis pas que ça rend la mort plus supportable, mais quelque chose continue à vivre de cette manière-là.

 

Cela vous arrive de revoir les films ?

 

Parfois, mais pas de manière délibérée.

 

Il n’y a pas de “Chambre verte” chez vous pour revenir sur le passé ?

 

Ah non, pas du tout. J’ai vu que le film Violette Nozière était repassé récemment à la télévision, mais je ne l’ai pas vu. J’ai revu quelquefois La Porte du paradis de Michael Cimino, cela m’émeut toujours. Trop peu de gens l’ont vu à sa sortie et cela crée toujours un petit événement quand il est projeté. C’est comme un enfant mal-aimé qu’on finit par aimer. On n’a jamais assez de mots pour dire combien on l’aime.

Col roulé en latex, robe en satin brodé de cristaux Swarovski et traîne en tulle, RICHARD QUINN. Boucle d’oreille, ALAN CROCETTI.

Dans Frankie, cette réplique savoureuse sort de la bouche de votre personnage : “Je suis très photogénique.”

 

C’était écrit dans le scénario. J’ai dit la réplique de manière innocente, de dos, en train de nager, en plan général…

 

Mais dans la bouche d’une actrice, ces mots portent un sens.

 

J’ai été étonnée que beaucoup de gens m’en parlent. Les acteurs, généralement, sont photogéniques. Mais on pourrait plutôt parler de la cinégénie. On peut être très photogénique et moins cinégénique.

 

Comment définissez-vous la cinégénie ?

 

La première fois que j’ai entendu ce mot, c’était dans la bouche de Benoît Jacquot. C’est difficile à définir. Un visage qui s’anime de manière particulière alors qu’il est filmé. Un visage ou un corps. Le corps aussi peut être cinégénique. Une manière d’être présent aussi, d’être là, vraiment là. Le cinéma, on pourrait dire que c’est à la fois une présence et un présent.

 

Votre rôle dans Elle de Paul Verhoeven a créé des débats autour du viol. Comment envisagez-vous la manière dont le cinéma croise les préoccupations contemporaines ?

 

Je suis peut-être naïve et inconsciente, mais je n’ai pas tourné Elle avec l’impression de transgresser quelque chose. Plutôt que l’idée du scandale potentiel ou la torsion d’une norme, j’ai surtout vu chez l’héroïne de cette histoire une forme de solitude, de courage, de liberté. Je n’avais ni crainte ni culpabilité. Nous formions une bonne équipe avec Verhoeven, dont j’ai toujours adoré les films. Je l’ai découvert avec Turkish Délices, qui était sorti dans une salle semi-porno ! J’étais encore au lycée. Il y avait eu une très bonne critique dans Charlie Hebdo qui m’avait donné envie. Quand on revoit le film aujourd’hui, on croit rêver. Rien de très choquant dans cette histoire d’une Dame aux camélias très contemporaine, qui meurt en quelque sorte d’une maladie d’amour… Quant à Elle, les voix opposées au film sont restées extrêmement minoritaires.

 

 

“Il y a une sorte de malentendu à mon propos. J’entends souvent que je tourne beaucoup, comme une rengaine un peu lassante. Beaucoup, ce n’est pas forcément trop. C’est beaucoup. Pour moi en tout cas, ce n’est pas trop… Jamais trop !”

 

 

Mais on voit que la représentation des personnages féminins devient désormais un sujet, tout comme le pouvoir que certains réalisateurs peuvent exercer sur les actrices se voit lui aussi remis en cause.

 

Je peux admettre que cela existe, mais je me suis toujours sentie protégée par les cinéastes, Haneke ou Verhoeven par exemple, pour citer ceux qui m’ont filmée dans des situations où j’aurais pu me sentir exposée, et donc vulnérable. Je n’ai jamais eu le moindre doute. Je savais qu’ils étaient de mon côté.

 

Il apparaît toutefois que la question de filmer le corps féminin et la nudité se pose différemment aujourd’hui dans le cinéma.

 

Ça, ce sont de bonnes questions. Parfois, je me dis : “Les pauvres actrices, qu’est qu’on leur fait faire, franchement !” Mais encore une fois, je ne me suis pas sentie concernée directement. Bien sûr, on peut se poser la question d’une tendance de fond dans le cinéma, mais cela reste très difficile de savoir comment une actrice peut être amenée à faire telle ou telle chose. Il y a la question de ce qu’on aime regarder, de ce que l’on trouve juste. C’est difficile de trancher.

 

Vous enchaînez les projets aussi bien au cinéma qu’au théâtre. On a réellement l’impression que vous n’arrêtez jamais.

 

Je ne vois pas pourquoi j’arrêterais, déjà ! [Rires.] J’ai la chance de faire ce que j’aime, il ne manquerait plus que je ne la saisisse pas. Le désir est toujours puissant ? Toujours. Mais il y a une sorte de malentendu à mon propos. J’entends souvent que je tourne beaucoup, comme une rengaine un peu lassante. Beaucoup, ce n’est pas forcément trop. C’est beaucoup. Pour moi en tout cas, ce n’est pas trop… Jamais trop !