25 juil 2019

Leyna Bloom : “Voir une femme trans aimée qui prend du plaisir permet de réduire les tabous.”

Elle a crevé l’écran à Cannes, dans son tout premier rôle en tant que comédienne. Mannequin transgenre, Leyna Bloom incarne avec talent et conviction la voix d’une minorité qui restait jusqu’à aujourd’hui encore ostracisée. Icône et porte-parole, la jeune Afro- Américaine revient pour nous sur ses débuts au cinéma, et évoque sans tabou la question brûlante de l’égalité des chances à Hollywood.

Propos recueillis par Olivier Joyard.

Son apparition devant la caméra de Danielle Lessovitz a fait sensation. Dans Port Authority, Leyna Bloom joue une jeune femme transgenre de la communauté des “ballrooms” à New York, qui s’éprend d’un homme en dehors de son milieu. Mannequin depuis plusieurs années, Bloom débute ici avec force dans une industrie du cinéma historiquement frileuse vis-à-vis des minorités. Mais les temps changent et les hypocrisies sont heureusement moins tolérées. Dans la voiture qui la menait à son palace lors du dernier Festival de Cannes, l’actrice en devenir et modèle a évoqué avec nous son parcours et ses vœux pour un futur plus ouvert.

 

Numéro : Les visages nouveaux sont toujours émouvants, mais devant la caméra, vous avez un tel naturel qu’on croirait que vous avez été actrice toute votre vie.


Leyna Bloom : Port Authority est pourtant mon premier film ! Mais une partie de ma famille évoluait dans un milieu artistique. Mon arrière- grand-mère était danseuse, propriétaire d’un studio. J’ai très tôt placé la danse, le jeu, le dessin et l’expression artistique au centre de ma vie. Je n’ai jamais cessé de picorer des sensations ou des inspirations partout où je les trouvais. Je me souviens que lorsque j’étais enfant, mon père me faisait participer aux événements du Black History Month [commémoration annuelle de l’histoire de la diaspora africaine]. Nous évoquions les grands leaders noirs comme Malcolm X, et il était passionné lorsqu’il m’en parlait. Je ne suis pas née dans une famille aisée à laquelle s’offraient beaucoup d’opportunités, et cette passion est restée en moi. Je me suis débrouillée pour faire mon chemin en essayant de trouver ce qui me correspondait, ce qui  me représentait le mieux, et en cherchant à faire entrendre ma voix, pas seulement pour satisfaire mon ego, mais pour montrer que ma présence en ce monde avait un but. Je crois profondément à ce qui se trouve à l’intérieur de moi et j’ai envie que les autres y croient aussi.

 

Dans le film, le fait que votre personnage soit une femme transgenre n’est pas le point de départ de la fiction. Est-ce cela qui vous a convaincue de participer au projet ?


On a souvent tendance à fétichiser la communauté trans, et la réalisatrice Danielle Lessovitz souhaitait proposer un autre point de vue. Wye, mon personnage, est un être humain avec des rêves, une carrière, une vie complète et épanouie. Regarder le monde sans coller des étiquettes fait du bien. J’ai obtenu ce rôle par hasard. J’étais à un bal queer à Philadelphie, quand quelqu’un m’a abordée en me disant qu’il cherchait une femme trans de la communauté des “ballrooms” pour tenir le rôle féminin principal dans un film indépendant. Je fais partie de cette communauté depuis que j’ai 15 ans.

 

Après une enfance marquée par la pauvreté, la rencontre avec le milieu des “ballrooms”queer et du voguing a été décisive pour vous.

 

En effet, j’étais encore ado et j’essayais de trouver ma place dans le monde quand je suis arrivée dans ce milieu, à New York. J’étais en quête de personnes comme moi. La communauté des “balls” et du voguing est structurée autour de familles que nous choisissons. J’ai rencontré des gens incroyables qui m’ont accueillie et protégée, en me donnant la force de voir l’existence différemment. Ils m’ont inculqué un autre point de vue que celui de parents ordinaires, et cela m’a éblouie. J’ai le privilège de bénéficier d’une certaine longévité dans ce milieu. Mon podium originel, ce sont ces soirées, où le look et la danse sont si importants. Faire connaître cette communauté au-delà des frontières représente une réelle chance à mes yeux.

 

Être la première femme transgenre présente dans un film sélectionné au 72e Festival de Cannes vous donne-t-il une responsabilité ?


C’est toujours un honneur d’être la première personne à accomplir l’inédit. Nous vivons une époque où l’histoire se fabrique tous les jours, avec tant d’injustices à réparer à travers le monde. Après tant de décennies, les femmes trans peuvent enfin savoir qu’elles ont leur place partout. Mais la question serait plutôt : pourquoi a-t-il fallu autant de temps avant qu’un film comme celui-là existe ? Les personnes issues des minorités accèdent moins facilement que les autres aux postes de pouvoir dans l’industrie.

 

 

Personnellement, je travaille. sur de nombreux projets où je croise majoritairement des personnes blanches. Cela me touche quand je vois une personne asiatique, indienne, latino ou non binaire. La diversité des points de vue me semble fondamentale. Quand on élargit les perspectives pour essayer autre chose, on termine au Festival de Cannes !

 

 

Aujourd’hui, avec la série Pose et votre film, Hollywood se montre davantage à la hauteur de l’enjeu de la représentation des minorités en général et des personnes trans en particulier.

 

Dans les années 90, les personnages trans n’étaient tout simplement pas incarnés par des trans. Dans le film Extravagances, par exemple, les drag-queens étaient jouées par des acteurs [Wesley Snipes, Patrick Swayze, John Leguizamo] qui ont accompli un super travail, mais nous sommes aujourd’hui dans une autre époque. La réalité s’est transformée… J’utilise ce mot parce qu’il a du sens. Tout le monde, homme ou femme, blanc ou noir, traverse des périodes de transition dans une vie. Nous ne cessons de nous réinventer, que ce soit  au passage de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte, quand nous évoluons du célibat vers le mariage puis les enfants. Certaines personnes empruntent une voie plus classique que d’autres. Toutes devraient être respectées de la même manière.

 

Il y a une scène de sexe dans Port Authority, à la fois douce et crue. Quel est l’enjeu de représenter cet aspect du personnage ?


Voir une femme trans aimée et qui prend du plaisir permet de réduire les tabous. C’est une sexualité moins connue que nous avons essayé de rendre palpable avec tact.

 

Avez-vous l’impression que la mode, qui vous accueille depuis plusieurs années comme mannequin, se montre plus avant-gardiste que le cinéma ?

 

La mode et l’entertainment font partie de la pop culture, qui reflète la société. Les évolutions viennent de là. Le public a envie de découvrir de nouveaux mondes, de connaître des expériences nouvelles. Certains sont nés avec la capacité de répondre à ce désir et d’en faire une expérience universelle. Ces personnes existent dans la mode comme dans le cinéma. Il se trouve que j’ai été mannequin avant d’être comédienne parce que j’en ai eu l’opportunité. Dans la mode, votre travail consiste à créer une histoire, en exprimant des choses personnelles à travers les vêtements et une manière de les porter. Pour moi, c’est presque une seconde nature : j’ai passé tellement de temps devant le miroir. Or, la réflexion du miroir, c’est comme ce que renvoie un appareil photo. J’ai compris comment l’apprivoiser en prenant mon temps pour poser. Je sais comment rendre ma peau belle en fonction de la façon dont la lumière tombe sur elle. Je prends mon métier très au sérieux.

 

La représentation des personnes trans a souvent été cantonnée à leur transition. Cette manière de voir est-elle derrière nous ?


La transition est un sujet important, ne serait-ce que parce que des enfants grandissent en ce moment dans le monde en comprenant qu’ils ne sont pas dans le bon corps. Partout, il est nécessaire de leur faire de la place pour que leur voix puisse s’exprimer plus largement : chez les stylistes, les scénaristes, les chefs opérateurs, etc. Personnellement, je travaille sur de nombreux projets où je croise majoritairement des personnes blanches. Cela me touche quand je vois une personne asiatique, indienne, latino ou non binaire. La diversité des points de vue me semble fondamentale. En l’état actuel des choses, ça marche autrement : untel vient de la même ville qu’untel, qui connaît le père d’untel… c’est d’abord du réseau et de la politique. Quand on élargit les perspectives pour essayer autre chose, on termine au Festival de Cannes !

 

Le plafond de verre est-il en train de céder ?

 

Beaucoup cherchent à préserver leurs privilèges et leur confort. Pour eux, les choses doivent fonctionner comme elles ont toujours fonctionné. Quand on arrive jusqu’à leur cercle, ils se sentent menacés. Mais ce n’est pas la bonne attitude. J’espère que dans les prochaines années, certains privilèges vont disparaître. D’autres personnes entrent dans la lumière, il va falloir la partager.

 

Allez-vous jouer un jour des personnages non trans ?


Je verrai bien. Pour l’instant, j’ai choisi de me passer d’agent pour le mannequinat et le cinéma. J’attends de rencontrer les bonnes personnes qui veulent changer le monde avec moi et ne me perçoivent pas simplement comme une opportunité. Je vais patienter jusqu’à ce que l’Univers me mette dans la bonne position, celle où je pourrai choisir d’aller à droite ou à gauche, en restant fidèle à mes visions et à mon cœur.

 

Qu’est-ce que la beauté, pour vous ?

 

La raison pour laquelle les gens voient de la beauté en moi, c’est qu’ils se reconnaissent eux- mêmes : ils perçoivent une forme de liberté, une humanité particulière. J’ai pu voyager partout et l’on m’a respectée, même si mes interlocuteurs ne savaient pas forcément que j’étais trans. Je suis qui je suis. C’est forcément beau de voir quelqu’un qui parvient à s’aimer autant que moi, sans avoir été élevé dans un environnement qui lui donnait de l’amour. Chaque jour, je me rends compte de ma chance. Je ne tiens rien pour acquis. Quand des gens m’observent dans un lieu public, je les interpelle. Quand je remarque une personne belle et singulière, je la complimente. Les gens habitués à avoir des privilèges ne se rendent pas compte de l’importance de ces gestes. Ceux et celles qui veulent vivre des merveilles méritent d’être soutenus.

 

 

Port Authority. Sortie le 18 septembre.