La face cachée d’Olivier Rousteing
Derrière l’aura ultra glamour du directeur artistique de Balmain Olivier Rousteing, le documentaire “Wonder Boy” nous plonge au cœur de son destin tourmenté. Un message d’espoir plein d’émotion.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Numéro : Comment est né ce film qui suit votre parcours alors que vous recherchez vos parents biologiques ?
Olivier Rousteing : Quand j’avais 15 ou 16 ans, j’ai voulu découvrir mes origines, et finalement j’ai reculé. Parce que lorsque vous êtes pupille de la nation, la France vous donne un nom usuel, et en commençant mes démarches j’ai découvert le nom qui m’avait été donné à la naissance : on m’avait appelé Claude Olivier Conte. Or, pour moi, j’étais Olivier Rousteing, c’était mon identité. Alors j’ai refusé catégoriquement de remettre les pieds à l’orphelinat. Lorsque la réalisatrice Anissa Bonnefont, qui est une amie, m’a suggéré de reprendre cette démarche devant sa caméra, j’ai accepté de le faire parce que c’était le bon moment pour moi. Compte tenu de ma carrière et de ma forte exposition médiatique, je commençais à ressentir plus fortement ce besoin de savoir d’où je venais. Car j’ai créé un masque, une caricature d’Olivier Rousteing, qui m’amuse, mais finalement j’ai pris conscience que j’avais peur de m’y perdre. Anissa m’a beaucoup aidé à me dévoiler, car elle souhaitait montrer à la fois le directeur artistique de Balmain et une facette plus intime de ma personnalité. Pour moi, ce film est devenu l’occasion de porter un message d’espoir aux enfants qui ont été abandonnés, comme moi, et qui souffrent de troubles psychologiques dus à leur passé.
Qu’est-ce qui était le plus difficile, vous dévoiler face à la caméra, ou vous voir ensuite à l’écran, mis à nu ?
J’ai aujourd’hui l’habitude d’être devant la caméra, puisque, depuis le début de ma carrière chez Balmain, je me suis rendu très visible. La difficulté résidait plutôt dans ce que j’ai vécu au cours du tournage de ce film, car nous n’avions pas de script, nous suivions les événements au fur et à mesure. Et il ne s’agit pas non plus d’un documentaire portant un regard rétrospectif sur une carrière, comme ceux qui existent sur M. Saint Laurent ou sur M. Valentino. Visionner le film à la fin, une fois qu’il était monté, était particulièrement difficile, parce que je n’ai pas l’habitude de livrer des émotions personnelles. Me voir pleurer devant la caméra, me voir mentir à mes parents afin de ne pas les heurter, me mettait très mal à l’aise.
“La France est un pays de rêve, où un destin comme le mien est possible, d’où le titre du film, Wonder Boy. Je suis né de parents africains, et je fais partie de la nouvelle France. Pour moi, ce film est l’occasion de porter un message d’espoir.”
Est-ce votre relation amicale avec la réalisatrice qui vous a amené à vous livrer sans réserve ?
Outre mon amitié avec Anissa, j’ai beaucoup apprécié toute son équipe. Je me suis rendu compte, au fur et à mesure qu’on filmait, que je vivais dans une grande solitude. J’ai donc eu peur du moment où tous ces techniciens allaient me laisser. Car ils étaient là tous les jours, quand je me réveillais et quand je me couchais. Pendant le tournage, Anissa m’a effectivement beaucoup mis en confiance. C’était étrange aussi, pour elle, de vivre cette expérience avec la double casquette d’amie et de réalisatrice. En tant qu’amie, elle avait parfois envie de me dire de me préserver, de ne pas me dévoiler autant. Mais la réalisatrice, elle, savait qu’elle avait besoin de certains plans pour la cohérence et la force du projet. Il y a d’ailleurs eu des moments où j’ai voulu arrêter ce tournage. Parfois, j’ai eu vraiment peur, car Balmain est une maison qui pèse des millions d’euros et je ne voulais pas risquer de la mettre en péril à cause de mes problèmes personnels. Nous avons donc eu, Anissa et moi, quelques discussions assez difficiles. Mais elle était certaine que j’étais suffisamment fort pour mener ce projet à son terme, et elle a suivi sa conviction coûte que coûte.
Au montage, avez-vous eu envie de supprimer certaines scènes ?
Non, j’ai voulu être le plus authentique possible. Il ne servirait à rien de me prêter au travail d’une réalisatrice de documentaire pour aboutir à un doublon de ce que je montre sur mes réseaux sociaux, où tout est parfait et fantastique. Comme je ne dis jamais de gros mots et que je ne suis presque jamais énervé, Anissa et la production de Canal+ étaient d’ailleurs très surpris par mon côté “politiquement correct” naturel. Je les ai laissés totalement libres de faire le montage comme ils le souhaitaient.
Parmi les scènes les plus poignantes, il y a celle où, alors que vous êtes en déplacement en Chine pour Balmain, vous prenez conscience que tous les membres de votre équipe vont retrouver leur famille une fois revenus à Paris. Alors que la seule personne qui vous attendra – dites-vous alors face caméra – c’est votre chauffeur.
Oui, c’est le prix à payer, le revers du succès. J’ai pris la direction artistique de Balmain à l’âge de 24 ans. J’ai connu très jeune tous les impératifs qui accompagnent une maison de luxe française déjà bien installée, qui emploie de nombreux salariés… Et aujourd’hui, le plus difficile pour moi c’est d’arriver à faire confiance aux gens. Vous voyez bien dans quelle maison je vis à Paris… évidemment, je ne peux absolument pas y amener un flirt d’un soir. Je ne peux pas avoir d’innocence et de spontanéité avec des inconnus, car je dois me protéger, et protéger la maison Balmain. Cela fait partie du prix à payer. Je ne suis pas une victime. Mais puisque ma réussite est publique, c’était important de montrer aussi le revers de la médaille. Jusqu’ici, je n’avais jamais parlé des tourments du designer que je suis, car Balmain, c’est du rêve, c’est une beauté pop dans laquelle les gens se reconnaissent. Peut-être que je me projette moi aussi dans ce monde fabuleux parce que dans ma vie, la magie est moins évidente. Je me rends compte de ma solitude tous les jours, et le masque que je porte est destiné à cacher cette souffrance. J’ai préféré que les gens détestent ce simulacre que j’ai créé, plutôt que de les laisser connaître le vrai Olivier – car ils pourraient alors me détester pour la personne que je suis vraiment.
Dans le film, vous faites intervenir vos parents et vos grands-parents. A-t-il été facile de les convaincre ?
Oui, car ils n’avaient pas encore véritablement compris l’angle du film. Dans les scènes où figurent mes grands-parents, ils ne comprennent pas ce que je vis au jour le jour, et ils ne savent pas ce que j’ai découvert. Quant à mes parents… je manie bien les mots. Ils savent que je suis à la recherche de ma mère biologique, mais je leur fais croire que tout va bien. C’est ce qui risque d’être difficile à la sortie de ce film : que mes parents comprennent la souffrance que j’ai vécue pendant un an et demi, en les ayant tenus à l’écart. Mes parents et mes grands- parents étaient fiers que leur fils et petit-fils soit, à 32 ans, le sujet d’un documentaire. Ils n’auraient jamais cru cela quand j’avais 6 ou 7 ans.
“Ma mère avait 14 ans lorsqu’elle est tombée enceinte. Mon père avait dix ans de plus. Cela sous-entend qu’elle a peut-être été violée, qu’elle n’était pas consentante…”
Vous m’avez fait part plusieurs fois des difficultés que vous avait posé le fait de grandir, en tant que Noir, dans une famille et un environnement blancs. Était-il important pour vous de savoir d’où venait votre couleur de peau ?
Absolument. D’autant plus que nous vivons à un moment où, dans le monde entier, on parle beaucoup de l’immigration comme d’un problème, et de la fermeture des frontières comme d’une solution. J’avais envie de montrer que l’immigration était une richesse, qu’elle contribuait à la beauté de la France. J’ai découvert, en recherchant mes parents biologiques, que je suis à moitié éthiopien et à moitié somalien. Or j’ai eu la chance de grandir en France, dans un pays bien plus riche que ne le sont ces pays africains. Je voulais donc montrer une success story à la française. La France est aussi un pays de rêve, où un destin comme le mien est possible, d’où le titre du film, Wonder Boy. Je suis né de parents africains, et je fais partie de la nouvelle France. Or j’ai parfois le sentiment que le monde de la mode parisienne postule un archétype du parfait Français, il faut être né avec certains codes et avoir eu un certain parcours. Mais les futures générations seront celles de la mixité, de la diversité. Les designers parisiens auront des profils bien plus variés que ceux qu’ils présentent aujourd’hui. En ce moment, dans la mode, on parle d’inclusivité et du pouvoir de la femme. Et le film aborde ces deux questions. Le pouvoir de la femme est évoqué en filigrane à travers la situation de ma mère, très jeune et pauvre, qui ne pouvait pas assumer un enfant, et qui ne disposait sans doute pas d’informations sur la contraception. Elle ne savait d’ailleurs peut-être même pas qu’elle était enceinte, et il est probable qu’elle ait fait un déni de grossesse. Le film porte aussi sur l’inclusivité : je suis un designer qui vient de l’orphelinat, issu de l’immigration. J’ai toujours cru que j’étais métis, or il s’avère que je suis un Noir africain à 100 %, lié à deux cultures dont j’ignore tout.
Vous avez découvert au cours du tournage que votre mère avait 15 ans lorsqu’elle vous a mis au monde. Quel regard portez-vous sur ce fait, aujourd’hui ?
C’était la chose la plus éprouvante. Ma mère avait 14 ans lorsqu’elle est tombée enceinte. Mon père avait dix ans de plus. Cela sous-entend qu’elle a peut-être été violée, qu’elle n’était pas consentante. Pour aller à l’orphelinat, j’avais fait un voyage aller-retour à Bordeaux. Et j’ai vomi pendant tout le trajet du retour. C’est difficile de me regarder dans une glace aujourd’hui et de me dire que l’homme qui m’a fait naître était peut-être une ordure de la pire espèce. Et quand j’ai pu avoir accès aux formulaires remplis par ma mère à l’orphelinat, j’ai été très choqué de voir son écriture et sa façon de s’exprimer, car c’étaient ceux d’une enfant.
À la fin du film, on vous voit écrire une lettre à votre mère. Avez-vous reçu une réponse de sa part ?
Non, car je ne l’ai pas encore envoyée. Cette lettre ouvrira un nouveau chapitre de ma vie. Grâce à l’expérience que j’ai vécue, grâce à ce film, j’ai réajusté certains paramètres de ma vie qui ne me convenaient pas. Je me redécouvre, lentement mais sûrement. D’ici quelques mois, je pense que j’aurai la force d’envoyer cette lettre et de lire sa réponse, si elle arrive. En attendant, le film va sortir et il est possible que ma mère se reconnaisse, car nous allons communiquer dans des médias généralistes, y compris des radios et des chaînes de télévision. Il est donc fort possible qu’elle en entende parler.
Et ce, d’autant plus que vous découvrez, au cours de votre recherche, que votre mère n’a jamais quitté les environs de Bordeaux, et qu’elle y réside encore aujourd’hui.
Oui… et lorsque je l’ai découvert, je n’ai pas pu m’empêcher de lui en vouloir. Car je l’ai peut-être même croisée dans la rue, Bordeaux n’est pas une si grande ville. Elle est là. Si elle avait eu envie de me chercher, elle aurait pu le faire.
Le film sera projeté à l’Assemblée nationale à l’occasion d’un débat sur une proposition de loi. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il s’agit d’une loi qui obligerait les femmes abandonnant un bébé à laisser des informations précises sur ses origines. Cela revient à se demander si une femme a le droit de laisser un enfant dans l’ignorance totale des circonstances de sa venue au monde. C’est un débat qui a lieu en ce moment.
Avez-vous le sentiment que ce film vous a servi de thérapie ?
Oui, c’est la meilleure thérapie que j’aurais jamais pu avoir. Car j’ai appris à me connaître jour après jour, à m’aimer, à être un autre Olivier. Je me suis senti triste quand le tournage s’est arrêté, mais mon fardeau s’était allégé. Mon équipe a eu peur de me voir me dévoiler autant, mais je n’aime pas les compromis. Tout ce que fais, je le fais à fond.
Avez-vous déjà rencontré des jeunes qui ont été adoptés, comme vous ?
Oui, et il existe deux cas de figure. Ceux qui ont été aimés, et ceux qui n’ont jamais trouvé l’amour. Cela doit être très dur d’avoir été rejeté par ses parents biologiques, puis par ses parents adoptifs. Ce sont malheureusement des personnes qui risquent de mal finir car elles n’ont pas confiance en elles, ni même en
l’être humain. Pour ma part, j’ai eu la chance d’avoir des parents aimants qui m’ont donné une éducation et m’ont communiqué des valeurs. Mais il reste toujours un manque. Quand on sait d’où on vient, on ne peut pas comprendre ce sentiment. C’est comme être un arbre sans racines. Même si mes parents adoptifs m’ont
apporté beaucoup d’amour, j’avais vraiment besoin de connaître mes origines parce que j’ai grandi dans une famille blanche, en étant noir, avec le poids du regard des autres. Quand j’avais 11 ans, on me traitait de bâtard à l’école. De la part de certains adultes, j’ai entendu des réflexions telles que : “Tu fais du latin ? C’est étonnant pour un enfant qui a ta couleur de peau.” Cet été, je me suis replongé, par curiosité, dans des émissions de télévision des années 90. Je suis tombé notamment sur des talk-shows où Alain Soral tenait des propos ouvertement racistes. Aujourd’hui, on ne le laisserait jamais dire des choses pareilles. Nous sommes peut-être passés dans un autre extrême, où tout le monde a peur de s’exprimer. Mais même si les gens n’expriment pas leurs pensées racistes, cela ne veut pas dire pour autant qu’ils n’en ont pas.
Est-ce votre parcours personnel difficile qui vous a donné envie de réussir ?
Oui, je ne me suis pas laissé d’autre choix. Je suis un bulldozer. J’ai vécu ma vie comme une discipline militaire. Ma souffrance m’a forgé. C’est le cas de tout le monde. Ce qui explique le concept de la “Balmain Army”, ou ma fascination pour l’École militaire. J’aime me battre. Et je dois être un leader du combat, j’ai besoin d’être au front. Dans ma vie professionnelle, j’ai reçu beaucoup de soutien au fil des années, mais tout ce que j’ai voulu faire chez Balmain a été un combat, depuis l’usage actif des réseaux sociaux, jusqu’aux campagnes avec Rihanna. On m’avait taxé de vulgarité à l’époque, parce que je faisais appel à une star du R’n’B. Mais le temps m’a donné raison sur beaucoup de choses. Et je ne me victimise pas, je continuerai à combattre quand je pense qu’il est juste que je le fasse.
Wonder boy d’Anissa Bonnefont, diffusion le 16 octobre sur Canal+.