En direct de Cannes 2022 : rencontre avec Melvil Poupaud, à l’affiche de deux films : “Tout le métier d’acteur consiste à oublier ce putain d’objectif”
À l’occasion de la présentation au festival de Cannes de deux de ses films, Frère et Sœur d’Arnaud Desplechin et Un beau matin de Mia Hansen Love, Numéro a rencontré Melvil Poupaud, figure familière du cinéma français depuis les années 1990.
Propos recueillis par Olivier Joyard.
Figure familière du cinéma français depuis les années 1990 et son apparition solaire dans Conte d’été d’Eric Rohmer, Melvil Poupaud a su se renouveler en permanence, au point qu’il est toujours l’un des acteurs hexagonaux les plus intéressants. Entre la série OVNI(S) et ses multiples premiers rôles dans un cinéma sensible et pointu, il est même plus en vue que jamais dans cette période très particulière où, comme il l’affirme lui-même, il apparait comme une “valeur refuge”. Par un joli télescopage cannois, l’acteur français présente au même moment Frère et Sœur (Compétition) d’Arnaud Desplechin et Un beau matin (Quinzaine des réalisateurs) de Mia Hansen Love. Dans le premier film, on le voit à travers la haine que lui voue sa sœur, tandis que dans le second, il est montré à travers l’amour naissant que lui porte l’héroïne jouée par Léa Seydoux. Une dualité qui lui va bien et dont il nous parle avec élégance.
Numéro : Avec Frère et Sœur, en compétition, vous retrouvez Arnaud Desplechin avec lequel vous n’aviez plus tourné depuis Un Conte de Noël en 2008. Le contact n’a jamais été rompu ?
Melvil Poupaud : Je connais Arnaud depuis très longtemps car j’avais passé des essais à l’époque de Comment je me suis disputé dans les années 1990. Après Un Conte de Noël, il me laissait des messages quand il voyait mes films. Puis il y a eu une rétrospective de son œuvre à la Cinémathèque il y a quelques années et à cette occasion, quelque chose de nouveau s’est noué entre nous. J’avais changé physiquement, il m’a vu différemment. En m’envoyant le scénario de Frère et Sœur, à demi-mot il a suggéré qu’il avait écrit en pensant à moi. En vieillissant, nous sommes finalement devenus plus proches. J’avoue que j’ai été plus à l’aise avec lui cette fois que par le passé, fort de différentes expériences avec des réalisateurs exigeants.
De quels réalisateurs exigeants parlez-vous?
Xavier Dolan par exemple, avec qui j’ai tourné Laurence Anyways en 2012. Son cinéma est très différent mais il a cette façon d’être au plus près des acteurs, en essayant d’aller sur le moment dans plein de directions, avec une profusion d’indications et un grand plaisir de jouer. Dolan est également acteur, Desplechin ne l’est pas mais il sait être visité par ses personnages. Il a une idée très précise des mélodies qu’il veut entendre, des attitudes qu’il attend, quitte à en changer perpétuellement. Dans sa tête, il s’imagine qu’il n’y a pas de limite au jeu. Ces artistes poussent les limites le plus loin possible.
La maturité que vous évoquez tient-elle seulement à l’âge ?
C’est un mélange : l’accumulation d’expérience et un changement physique. Certaines personnes sont plus à l’aise dans la jeunesse et d’autres sont des “late bloomers”. J’ai eu la chance d’obtenir de bons rôles quand j’étais jeune et fringant, avec Eric Rohmer et d’autres. Mais ce n’est pas forcément dans ces emplois-là que je me suis senti le plus à l’aise. Je me sens mieux aujourd’hui dans la peau d’un homme de cinquante ans que je ne l’étais dans celle d’un jeune de vingt ans qui doit séduire. Ce côté jeune premier ne m’a jamais vraiment correspondu.
A l’époque de ces rôles comme dans Conte d’été, vous étiez conscient de votre distance avec ce modèle ?
J’ai commencé le cinéma trop jeune pour avoir vraiment une vocation et je pense que ce n’était pas strictement dans ma nature de me trouver sous le feu des projecteurs, au centre de l’attention. Je suis un peu timide et discret. Avec l’âge et l’expérience je me suis habitué, mais cela reste un peu dérangeant pour moi. Donc, plus jeune, je peux vous dire que j’assumais encore moins cette position de l’acteur.
Revenons à Frère et Sœur. Dans le comportement de cet homme en conflit avec sa sœur – jouée par Marion Cotillard – il y a quelque chose d’infantile, d’immature.
On sent que Louis est très blessé, voire traumatisé. Il a été figé dans l’état du trauma, même si les raisons exactes ne sont pas rendues explicites. Cryogénisé dans un état de rébellion et de rage, il est parti s’exiler à la montagne avec sa femme, mais conserve un esprit revanchard. Frère et Sœurs raconte la revanche que les personnages prennent sur leur passé. C’est un peu règlement de compte à OK Corral avec un côté western et l’ambition d’apaiser la situation. Le film touche à des sentiments très mélangés. Il y a en même temps du trivial et du tragique.
Même si le film est très français, il y a quelque chose du cinéma américain dans votre personnage. Avez-vous parlé de films précis avec Arnaud Desplechin ?
Arnaud est un réalisateur très cinéphile qui aime jouer avec la matière du cinéma. Sur certains plans, il peut dire : “Là, je pense à Wes Anderson, à Scorsese, à Truffaut”. C’est la raison pour laquelle je le rapproche parfois de Tarantino. Leurs cultures sont différentes, mais ils ont tous deux le plaisir d’intégrer le cinéma dans leur processus de création, notamment américain. Arnaud voit toujours ses acteurs comme des héros hollywoodiens. Il échappe au naturalisme que l’on trouve dans une grande part du cinéma français. Dans sa vision du monde, il y a quelque chose de bigger than life. Son cinéma est stylisé jusque dans la façon de parler et les attitudes. Il me parlait de Cary Grant, par exemple. Avant le tournage, nous avons aussi échangé autour de Bird, le film d’Eastwood sur Charlie Parker, par rapport à la décadence du personnage principal. J’ai évoqué Five Easy Pieces de Bob Rafelson avec Jack Nicholson, l’histoire d’un banni revenant dans sa famille.
Vous n’aimez pas non plus le naturalisme à la française. Votre parcours le démontre.
Dans l’art, j’ai besoin de sentir que quelqu’un tire les ficelles. Je ne suis pas particulièrement branché naturalisme, même si chez les frères Dardenne cela peut m’intéresser car on touche au formalisme. Je préfère les dimensions surréalistes et baroques, que les choses soient maitrisées pour ensuite passer de l’autre côté et que cela ait l’air spontané. Filmer le réel, ça veut dire quoi ? Il y a une caméra, des perchman, une histoire, cette part de fraude liée au dispositif du cinéma. En tant qu’acteur, il est difficile de faire abstraction des gros objectifs pointés sur toi. D’ailleurs, tout le métier d’acteur consiste à oublier ce putain d’objectif.
La série OVNI(S) et son côté très stylisé correspondait à une tendance profonde en vous.
J’étais comme un poisson dans l’eau. Avec le réalisateur et créateur Anthony Cordier, nous avons les mêmes références, le même âge, il a vu mes films… Son univers est plus pop et BD que le mien, mais j’aime ce côté loufoque qui me donne du plaisir dans le jeu et me ramène vers l’enfance : jouer la comédie au sens premier, se prendre pour quelqu’un d’autre, partir dans l’imaginaire.
On sent que parfois, vous agissez comme le co-créateur des œuvres. Votre implication dépasse celle du comédien.
J’ai grandi dans une famille de cinéma très “auteur” et cinéphile, mon éducation a été celle d’un passionné. Cela inclut l’idée de la politique des auteurs théorisée par André Bazin. Sans être intello moi-même car je ne me considère pas comme un grand cinéphile, je sais depuis le début que j’ai la chance de faire partie du milieu de l’art plus que de l’industrie du cinéma. C’est ce qui me guide : l’impression de participer à un projet ambitieux.
Dans Un beau matin de Mia Hansen Love, le deuxième film dans lequel vous jouez présenté au Festival de Cannes, vous incarnez un homme séduisant, presque miraculeux. Comment avez-vous glissé du monde de Desplechin à celui de la réalisatrice d’Eden ?
La stylisation chez Mia se rapproche vraiment de celle que j’ai connue avec Eric Rohmer. Il y a une volonté de se rapprocher du réel et des choses vécues, une dimension autobiographique, mais celle-ci passe par la mise en scène et la structure. Il y a quelque chose de très travaillé pour donner l’impression que c’est la vie qui coule. En tant qu’acteur, c’est parfois un peu difficile car on est légèrement extérieur à sa création. J’ai eu l’impression de la suivre dans son processus, sans voir vraiment le film se créer sous mes yeux. J’étais plus un des maillons de sa création alors qu’avec Arnaud, l’excitation sur le tournage donne le sentiment d’expérimenter. Avec Mia, nous sommes entièrement au service du film. A l’arrivée, j’ai été très ému par ce qui passe subrepticement et se révèle dans un détail, un geste, comme la réception d’un texto. Sur le tournage, cela parait très quotidien, sans impact émotionnel. Mais grâce à sa vision et la maitrise de ses outils, les détailes touchent au cœur.
Autant votre personnage de Frère et Sœur est autodestructeur, autant Clément sans Un si beau matin reste du côté de la vie.
Je pense que Mia avait en tête ce que j’avais fait dans Conte d’été. C’est un personnage lumineux, plus juvénile. Ce n’est pas un prince charmant mais il représente l’amour et le retour à la vie par rapport au destin du père de l’héroïne jouée par Léa Seydoux, cet homme qui va vers la mort et perd la boule. Comme souvent dans la vie, la lumière entre à l’intérieur d’une situation dramatique. Mon personnage a quelque chose d’une apparition et d’un sauveur, avec cette idée qu’on peut rencontrer un homme qui va vous aimer et vous sortir du noir.
Dans Frère et Sœur, c’est tout le contraire : votre personnage est vu à travers les yeux de la haine que lui voue sa sœur. Quand on est comédien, on a envie d’être aimé. Ce n’est pas un problème pour vous ?
Cela ne me dérange pas du tout, car je n’aime pas spécialement être l’objet de l’attention ou focaliser désir et fantasmes. Après, c’est peut-être une perversion chez moi…
… dont Mia Hansen Love a pu jouer.
Peut-être ! En tant qu’acteur, ton matériau c’est ta sensibilité. C’est une histoire de cuisine personnelle mais je peux dire que j’aime aller dans toutes les directions. Etre méchant, odieux et haï, c’est aussi une dimension qui m’intéresse. Je tourne en ce moment une adaptation de L’Amour et les forêts d’Eric Reinhardt par Valérie Donzelli avec pour partenaire Virginie Efira, où je joue un vrai salaud. Je n’ai pas peur de cette dimension parce qu’au fond j’espère que je suis quelqu’un de bien. J’ai l’impression autour de moi que les gens m’aiment bien, mes proches m’envoient beaucoup d’amour, dont je n’ai pas d’appréhension. C’est peut-être aussi parce que quand j’étais enfant, j’ai commencé par jouer le diable en personne chez Raoul Ruiz (La ville des pirates, 1983) et que ça ne m’a pas contaminé. Je ne crains pas de prendre des risques et de descendre profond dans le noir, car j’ai des ressources.
Comment traversez-vous la crise actuelle du cinéma d’auteur que l’on dit en danger ? Le Festival de Cannes soulève cette question de façon très forte.
Depuis que je suis petit, j’ai remarqué que dans les moments de crise, j’obtiens mes meilleurs rôles. C’est un peu comme si j’étais une valeur refuge et que j’en profitais. Cela m’est arrivé plusieurs fois qu’on me dise que ça va mal, qu’il n’y a plus d’argent… et que les auteurs se tournent vers moi. Ce n’est pas pour être égoïste mais lorsque tu es consciencieux et que tu fais bien ton travail, en essayant d’être généreux et disponible, cela attire les gens davantage que quand tu es arrogant et egomaniaque.
En ce moment, vous sentez plutôt une excitation qu’un abattement ?
J’ai le sentiment que les auteurs ont très envie. Quand les cinéastes ont eu l’opportunité de refaire des films après cette période de merde, les enjeux ont tout de suite été forts. Personne ne veut se vautrer ni faire un film de plus. Il faut donner. Pour moi, nous traversons une période d’intense créativité. Les metteurs en scène que j’ai croisés récemment n’étaient pas là pour déconner.