7 avr 2023

Cannes 2024 : les confessions de Noémie Merlant, actrice et réalisatrice fiévreuse

Exigeante, empathique et audacieuse, Noémie Merlant est l’une des actrices les plus attachantes du cinéma français. Après Portrait de la jeune fille en feuLes Olympiades, L’Innocent et Les Âmes sœurs, elle présente un film en tant que réalisatrice au Festival de Cannes, Les Femmes au balcon. Retour sur notre rencontre avec une comédienne césarisée aussi talentueuse et fiévreuse qu’engagée que l’on verra bientôt dans le film érotique Emmanuelle.

propos recueillis par Violaine Schütz.

Louis Garrel et Noémie Merlant dans L’Innocent © Les Films des Tournelles

« C’est toujours intéressant de parler et de montrer des choses qui existent et qui sont très dérangeantes. » Noémie Merlant

 

Avez-vous eu peur d’aborder la relation plus que fusionnelle et taboue qui unit Jeanne et son frère ? 

Non, ça n’a pas été un sujet pour moi. Je n’ai pas de frère, donc je pense que ça aide. En tout cas, je trouve que c’est toujours intéressant de parler et de montrer des choses qui existent et qui sont très dérangeantes. Le film pose certaines choses, interroge en quoi cet amour est dérangeant et comment les deux personnages s’en libèrent. Ou du moins, comment ils essaient de redessiner et de redéfinir cet amour.

 

Vous avez réalisé un documentaire, encore inédit, sur votre famille et sur les aidants, votre mère jouant ce rôle auprès de votre père (handicapé) et de votre sœur (qui a une maladie invalidante). Est-ce que ça a été votre point d’accroche avec ce film d’André Téchiné ?
Oui, tout à fait. Je me suis inspirée de ma mère, à la fois pour entrer dans le personnage en lisant le scénario et pour le construire. Dès le départ, ça me parlait cette histoire de femme sans cesse dans le dévouement. Jeanne me fait penser à ma mère qui s’occupe beaucoup de notre famille ainsi qu’à des femmes qui m’entourent, qui sont dans le soin. Quitte à s’oublier… C’est ce que je dis souvent à ma mère : « Tu t’oublies, arrête ! » Et en même temps, les aidants n’ont pas le choix. Parce que sinon, qui le fera ? Ce n’est pas facile car les autres vous font culpabiliser. Dans le film, David culpabilise sa sœur quand elle ne fait pas ce qu’il « faut » selon lui. D’ailleurs, ce sont souvent les femmes que l’on culpabilise… 

 

Le film Les Femmes au balcon (2024) de Noémie Merlant n’a pas encore de date de sortie. Lee Miller d’Ellen Kuras, avec Kate Winslet, Noémie Merlant et Marion Cottilard, au cinéma le 9 octobre 2024. Emmanuelle (2024) d’Audrey Diwan, avec Noémie Merlant, au cinéma le 25 septembre 2024.

« Plus il y a de risques, plus j’y vais. » Noémie Merlant

 

Dans vos films, vous vivez souvent des histoires d’amour non conventionnelles, comme dans Jumbo, où vous désirez un manège… 

Je pense que ce sont des types d’histoires qui viennent à moi, et en même temps, des choses que je vais chercher, parfois de manière inconsciente. C’est un mélange. Mais plus il y a de risques, plus j’y vais. Plus le personnage vit des aventures dérangeantes ou étranges, plus j’ai envie d’y aller. 

 

Vous avez récemment signé une tribune dans Le JDD qui dénonçait l’acharnement médiatique sexiste dont Adèle Haenel a fait l’objet…

Je trouve qu’elle a un courage énorme, de s’être mise en quelque sorte en grève, après la cérémonie des César de 2020. C’est si fort d’aller au bout de ses idées. C’est souvent en s’affirmant ainsi qu’on peut faire bouger les choses. Peut-être que je n’ai pas le même courage ou que je n’en suis pas au même endroit de ma vie… En tout cas je respecte énormément cette femme pour ses actes, sa créativité, bonté et sa complexité. Ça me fait toujours énormément de bien de voir ce qu’elle fait et de l’écouter. 

 

Vous venez de recevoir un César pour votre prestation très drôle et énergique dans L’Innocent. Où l’avez-vous rangé et qu’a-t-il changé dans votre vie ?

Il est chez moi, sur une bibliothèque. Je ne pensais pas, mais ça change des choses, en effet. On se dit : « Peut-être que je vais un peu me reposer (rires). » Surtout qu’il est lourd, alors j’ai l’impression qu’il est à l’intérieur de moi et qu’il me rend un peu plus « costaud », solide et confiante. Un peu comme si j’avais reçu une immense vague d’amitié. Je suis surtout contente pour ma famille. Ce qui m’émeut le plus est de voir à quel point ils sont contents. Ça leur fait énormément de bien. Appeler les amis et les proches pour en parler, ça les change un peu de leur quotidien.

L’interview de l’actrice Noémie Merlant, future héroïne d’Emmanuelle

 

Numéro : Vous avez tourné dans la très attendue nouvelle adaptation du livre érotique Emmanuelle d’Audrey Diwan, à la place de Léa Seydoux…

Noémie Merlant : Vu que je n’avais regardé aucun film racontant les aventures d’Emmanuelle, je n’avais pas intégré le fait que ça soit mythique. Ce que j’ai lu, c’est un scénario d’Audrey Diwan et de Rebecca Zlotowski. J’ai alors découvert un personnage féminin que j’aime, ainsi qu’une histoire qui tourne autour de la connexion à ses désirs. C’est un voyage très excitant puisque ça raconte comment, en tant que femmes, on se réapproprie nos corps et nos fantasmes. Moi, ça me parle. Après, oui, il y a une prise de risque, mais c’est comme ça que je choisis mes rôles.. 

 

Vous avez joué dans Tár, aux côtés de Cate Blanchett et vous serez bientôt dans le biopic sur Lee Miller avec Kate Winslet. Quelle est la différence entre un plateau de tournage français et un américain ?

On ne peut pas faire de généralité. Les réalisateurs sont tellement différents. À chaque fois, c’est une nouvelle aventure. Il faut inventer un langage avec le réalisateur. J’ai la sensation que les acteurs américains travaillent beaucoup plus que les Français, sans jugement négatif ou positif. J’ai l’impression qu’on a moins ça en France, car on incarne plus des personnages qui nous ressemblent et qu’on s’inscrit dans quelque chose de plus instinctif, naturaliste. 

 

Quel est le personnage qui vous a le plus habitée et qui a eu du mal à vous quitter ? 

J’ai été très imprégnée par mon personnage de jeune fille embrigadée – qui s’apprête à aller rejoindre le djihad en Syrie – dans Le ciel attendra, sorti en 2016. Il y a eu beaucoup de travail. Mon personnage a été préparé avec une jeune fille qui était en processus de désenbrigadement. Pour ce film, il fallait vraiment que je comprenne ce processus d’embrigadement. Parce que si je ne comprends pas quelque chose, je ne peux pas le jouer. Et c’est là où c’est devenu complexe. Surtout que c’était pendant la vague d’attentats terribles. J’ai fait beaucoup de cauchemars durant la préparation du film.

C’est non seulement l’une des actrices les plus douées de sa génération, mais aussi l’une des plus audacieuses et des plus empathiques. À l’écran comme dans la vie, Noémie Merlant, 35 ans, renvoie l’image de la femme française libre, très humaine et moderne, affranchie de tous les codes et s’aventurant avec grâce en dehors des normes. Avec une exigence, un goût du risque et un talent phénoménal, l’ex-mannequin devenue actrice et réalisatrice ne cesse de dévergonder le cinéma français en choisissant des films qui montrent des choses peu vues sur le grand écran. Des long-métrages souvent portés par un female gaze qui peuvent troubler, voire déranger.

 

Dans l’incandescent Portrait de la jeune fille en feu (2019), celle qui est proche de la maison Louis Vuitton incarne une peintre du 18e siècle amoureuse de son modèle. Dans Curiosa (2019), elle est Marie de Héredia, qui vit une passion très érotique avec le poète sulfureux Pierre Louÿs, tandis que dans Jumbo (2020), elle est une objectophile attirée par une attraction de fête foraine. Formidable également dans Les Olympiades (2021) de Jacques Audiard, elle a remporté en février un César pour son rôle de meilleure amie fantasque dans L’Innocent (2022) de Louis Garrel

 

Incarner la sœur d’un lieutenant blessé (joué par Benjamin Voisin), qui fait partie des forces françaises engagées au Mali, dans le nouveau film bouleversant d’André Téchiné, Les Âmes sœurs. Dans la maison familiale des Pyrénées, le frère et la sœur cherchent à se réparer l’un et l’autre tout en luttant contre une attirance interdite. Une histoire de personnages qui s’accrochent à la vie malgré les vicissitudes qui fait écho à l’existence de Noémie Merlant, comme nous le confie l’actrice lors d’une interview pleine de passion et de compassion. 

 

L’actrice Noémie Merlant, présente son nouveau film en tant que réalisatrice au Festival de Cannes 2024

 

Les nouveaux défis de celle qui a débuté une carrière hollywoodienne ? Elle jouera bientôt dans le provocant Emmanuelle d’Audrey Diwan, dans Lee Miller avec Kate Winslet et elle présente au Festival de Cannes, le 18 mai 2024 (en séance de minuit) son nouveau film en tant que réalisatrice : Les Femmes au balcon. Le pitch de ce long-métrage mettant en scène Souheila Yacoub ?

 

« Trois femmes, dans un appartement à Marseille en pleine canicule. En face, leur mystérieux voisin, objet de tous les fantasmes. Elles se retrouvent coincées dans une affaire terrifiante et délirante avec comme seule quête, leur liberté. » Un film qui s’annonce incandescente, à l’image de Noémie Merlant.

Noémie Merlant dans Un an, une nuit (2023) © UNA NOCHE LA PELICULA A.I.E, BAMBU PRODUCCIONES, S.L, MR. FIELDS AND FRIENDS CINEMA, S.L, LA TERMITA FILMS, S.L, NOODLES PRODUCTIONS, S.A.R.L
Noémie Merlant à la projection de Tár à la Mostra de Venise, le 1er septembre 2022. Photo par Stephane Cardinale – Corbis/Corbis via Getty Images

« Je pense aux aidants, à toutes les personnes handicapées. Je trouve ça très dur ce qui se passe aujourd’hui. Ça me met en rage. » Noémie Merlant

 

On vous a vue il y a peu dans Une année difficile d’Eric Toledano et d’Olivier Nakache. Le titre fait penser à l’inflation et à la réforme des retraites. Comment faites-vous pour garder les pieds sur terre tout en étant actrice ?

Forcément, quand on est actrice, on peut vite être déconnectée. Ma vie a complètement changé mais mon ancienne vie n’est pas si loin. Et j’ai une famille, que je vois beaucoup, qui m’empêche d’être hors-sol. Mes amis, mon copain (l’acteur Gimi Covaci, qui joue dans le premier long-métrage réalisé par Noémie Merlant, Mi iubita, mon amour, ndlr) et ma famille ne sont pas du tout hors-sol. Je vis à Montreuil et ma famille, dans le 3e arrondissement de Paris. Nous ne sommes pas loin. Ma mère est aidante et elle a passé son diplôme pour devenir auxiliaire de vie. Elle est au bout du rouleau. Elle a la soixantaine et elle doit travailler encore trois ans pour avoir droit à sa retraite. En plus de s’occuper de mon père et de ma sœur, elle s’occupe d’autres personnes handicapées, et gagne le SMIC. Alors que s’occuper de personnes handicapées à la maison, c’est déjà du 24h sur 24. Mon père et ma sœur vivent de la pension pour les personnes invalides. Même si je ne suis pas à plaindre aujourd’hui, je me plains pour eux et je ne peux être qu’engagée à leurs côtés. Parce qu’aujourd’hui, je peux enfin aider. Sauf que je pense à tous ceux qui ne peuvent pas être aidés par quelqu’un de leur famille… Je pense aux aidants, à toutes les personnes handicapées. Je trouve ça très dur ce qui se passe aujourd’hui. Ça me met en rage.

 

Qu’est-ce qui vous a le plus attirée dans le film Les Âmes sœurs, sorti au cinéma l’an dernier ?

C’était d’abord le fait de tourner pour André (Téchiné), parce que c’est l’un de nos plus grands réalisateurs. Il a réalisé énormément de grands films et travaillé avec beaucoup de grands acteurs et de grandes actrices. Il en a même révélé certains. Pour moi, c’était un honneur de tourner avec lui. Et puis, j’ai lu le scénario qui, à l’époque, s’appelait Les pieds sur terre et j’ai été complètement bouleversée par cette histoire pleine de vie. Ce sont des personnages qui passent leur temps à être en tension vers la vie, vers l’émancipation, vers la connexion à soi. C’est le genre de personnage que j’adore, car ils cherchent à devenir eux-mêmes et on les voit naître à eux-mêmes. Et puis, il y avait aussi ce personnage féminin, celui de Jeanne, que j’interprète, très contradictoire, complexe, complètement dans le dévouement. Elle soigne son frère, un soldat qui revient blessé et amnésique du Mali. Ce qui m’intéresse chez Jeanne, c’est comment elle va mettre des limites dans le fait de s’occuper des autres et enfin penser à elle. Par le fait de prendre soin de l’autre, elle va finalement prendre soin d’elle.  

Noémie Merlant dans Les Olympiades (2021) © Neue Visionen Filmverleih