19 août 2023

Anatomie d’une chute de Justine Triet : dissection d’un succès flamboyant diffusé sur Canal+

Après la polémique suscitée par le discours très engagé de la réalisatrice Justine Triet au Festival de Cannes 2023, son film, Anatomie d’une chute, diffusé ce samedi 25 mai 2024 sur Canal+, a été récompensé par six prix lors de la cérémonie des César 2024 et par un trophée aux Oscars 2024. Pourquoi un tel succès ? Peut-être parce que La Palme d’or est l’une des œuvres cinématographiques les plus justes sur le couple (et sa déliquescence) de ces dix dernières années.

Un parfum de polémique au Festival de Cannes

 

En mai 2023, le discours de la réalisatrice française Justine Triet sur la réforme des retraites et la « marchandisation de la culture » de la part du gouvernement a tant créé la polémique au Festival de Cannes, que son film a presque été éclipsé. Tout le monde était focalisé sur ses mots et peu ont, à l’époque, glosé sur son film Anatomie d’une chute, qui a pourtant reçu la Palme d’or. Il s’agissait même de la troisième Palme d’or remportée par une femme au cours de l’histoire du festival. 

 

Alors qu’Anatomie d’une chute (sorti en août 2023 au cinéma et diffusé ce samedi 25 mai sur Canal+) a remporté l’Oscar du meilleur scénario original et six prix aux César 2024 (faisant de Justine Triet la deuxième femme de l’histoire de la cérémonie à avoir le prix de la meilleure réalisation) et que le film a remporté le prix du meilleur scénario original aux Oscars, il est temps de revenir à la question essentielle. Le long-métrage de la réalisatrice de Victoria (2016) et Sybil (2019) primé aux Golden Globes et aux Bafta mérite-il autant de hype (l’acteur qui joue l’avocat de l’héroïne du film Swann Arlaud s’est imposé en sex-symbol outre-Atlantique et le chien, Messi, est devenu une star et a rencontré Bradley Cooper et Ryan Gosling). Et si oui, pourquoi, alors que son histoire est très difficile à vendre sur le papier (un suicide apparent, un chien qui vomit, des disputes cruelles…) ?

 

Anatomie d’une chute de Justine Triet : une histoire d’amour tragique, tout en nuances

 

Anatomie d’une chute annonce sa teneur dès son titre : le long-métrage est bel et bien l’anatomie (dans le sens d’une analyse si détaillée qu’elle confine à la dissection) d’une chute, celle du corps d’un homme, qui tombe du haut d’une maison, et celle d’une relation amoureuse qui s’effrite. La métaphore médicale est appropriée jusque dans les mouvements de caméra, qui s’approchent au plus près des visages des héros comme mieux enfoncer dans les plaies. Le film débute par un drame : Samuel, prof de fac et écrivain raté, est retrouvé mort, dans le neige, après avoir chuté d’un étage élevé de chalet de montagne. 

 

On découvre alors Sandra, écrivaine, et Daniel, son fils malvoyant de 11 ans, effondrés par la tragédie. Une enquête pour mort suspecte s’ouvre, et les soupçons se dirigent, comme souvent dans les cas d’homicides, vers Sandra. La femme a-t-elle tué son mari ou s’est-il suicidé ? Ou est-ce un accident ? Le film nous plonge ensuite, avec réalisme et minutie, dans le procès de Sandra et les plaidoiries enlevées des avocats qui alternent piques cruelles concernant les stéréotypes de genre et saillies à l’ironie mordante. Le morceau de bravoure ? Sa scène d’ouverture au son de 50 Cent, durant laquelle Samuel écoute du rap à fond pour signaler son mécontentement durant une interview de sa femme.

Une dissection des vertiges de l’amour 

 

La plus grande force de Justine Triet est la finesse de son scénario (coécrit avec son compagnon, le cinéaste Arthur Harari) et de ses dialogues. D’une dispute cruelle à la jalousie d’un homme qui n’arrive pas à écrire, souffrant de la comparaison avec sa femme, aux doutes ressentis par l’enfant de Sandra, Daniel, sur la culpabilité de sa mère, tout sonne vrai. Beaucoup se reconnaîtront dans les difficultés à maintenir une relation de couple épanouie tout en voulant être libre et l’égal de l’autre ainsi que dans les questionnements existentiels des personnages, notamment dans la frustration éprouvée Samuel, qui fait payer, insidieusement sa femme « dominante », sa difficulté à se réaliser dans ce qui le passionne. Dans cette autopsie d’un couple en déliquescence, on pense souvent à Scènes de la vie conjugale (1974) d’Ingmar Bergman ou au plus récent Marriage Story (2019) de Noah Baumbach. Mais aussi à John Cassavetes.

 

Sandra Hüller, une actrice majeure


L’autre atout majeur d’Anatomie d’une chute, qui peut s’avérer assez éprouvant par moments, c’est la justesse et la puissance de son actrice principale. La formidable comédienne allemande Sandra Hüller (Toni Erdmann, Sybil), bluffante en écrivaine à succès bisexuelle qui traverse une crise de couple, flirte avec une thésarde et peine à défendre son innocence. Un personnage de femme complexe, comme les aime Justine Triet. Et un female gaze qui peut être vu comme une vision féministe tant il propose une (anti-)héroïne tout en nuances.

 

Alternant entre le français, l’anglais et l’allemand, l’actrice allemande excelle en intellectuelle opaque, froide, et souvent antipathique, dont le regard bleu impénétrable nous glace. Face à ce personnage troublant et mystérieux, le spectateur est placé, comme l’enfant du couple, dans le rôle d’un membre du jury. Il se demande tout au long de l’enquête et du procès, interminable, qui a tué son mari. Aux États-Unis, les spectateurs pensent qu’elle est coupable, a confié l’actrice principale, tandis qu’en France, on a tendance à la croire innocente. Mais l’important n’est pas la réponse, c’est bien la chute, filmée au ralenti, de l’héroïne, passée d’écrivaine pleine d’assurance et bankable à femme accusée d’homicide, qui est sidérante à regarder.

 

Anatomie d’une chute (2023) de Justine Triet, avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner, diffusé le 25 mai 2024 sur Canal+.