25 oct 2021

Salon de Montrouge : qui sont les nouveaux talents qui électrisent l’art contemporain ?

Le 22 octobre dernier, le Salon de Montrouge inaugurait sa 65e édition au cœur du Beffroi de la ville. Repoussée d’un an en raison de la pandémie, celle-ci réunit jusqu’au 31 octobre cinquante jeune artistes français ou liés à la France, présentant chacun leur propre espace pour donner un aperçu inédit de leur pratique. Entre sexualité numérique, problématiques post-coloniales, drogues de synthèse ou encore vidéos addictives, découvrez les thématiques et pratiques qui animent sept talents repérés dans cette nouvelle édition.

Pierre Pauze

 

 

Nombreux sont les vidéastes à avoir représenté les effets des psychotropes, notamment l’extase provoquée par les drogues récréatives consommées lors de soirées festives. Pierre Pauze pousse d’un cran plus loin cette ambition : dans son projet Please Love Party, en 2018, l’artiste français a imaginé, avec l’aide d’un laboratoire, des produits de synthèse à bases d’hormones liées à l’amour. Des coulisses de la fabrication de cette nouvelle substance à son utilisation finale par vingt personnes invitées à la tester, ensemble,dans un dispositif aux airs de club, son film fait tanguer le spectateur entre l’esthétique lumineuse et clinique du laboratoire et celle, ténébreuse et stroboscopique, de la fête. À Montrouge, ce film aux frontières de l’étude comportementale apparaît dans une installation toute en couleurs hallucinées, qui plonge le spectateur au centre d’étranges visions de caméras thermiques imprimées sur les tapis et les coussins. À leurs côtés, l’artiste présente la bouteille qui contenait, lors du tournage, la mystérieuse drogue qu’ont testée les vingt cobayes…

Pierre Pause, “Please Love Party” (2019). © Pierre Pauze

Lívia Melzi

 

 

Sur une moquette bleue, une table est dressée à la française : verres à pied, bougies, argenterie, tout est réuni pour accueillir quatre convives, jusqu’à la large tapisserie en noir et blanc suspendue derrière elle, qui décore la scène prandiale. Mais l’illustration présente sur ce tissu dévoile une image bien moins rassurante, où hommes et femmes nus se livrent à un repas cannibale. Ainsi, lorsque l’on regarde mieux le contenu de cette tablée, on imagine du sang dans le liquide bordeaux que contiennent les verres, et l’on reconnaît des tripes humaines dans les moulages blancs immaculés présents dans les assiettes. L’installation de Lívia Melzi frappe fort. L’artiste d’origine brésilienne, également doctorante en anthropologie du langage, poursuit depuis des années une quête sur les premiers peuples de son pays de naissance et leurs représentations en Occident. La scène agrandie sur la tapisserie reprend une gravure européenne du XVIe siècle offrant une vision effrayante et largement caricaturale de leur mode de vie. Quand à la photographie accrochée au mur, elle présente un manteau sacré des autochtones, le Tupinambá, dont l’artiste tente de retrouver, inventorier et photographier les quelques exemplaires restants, tous dispersés dans des collections occidentales, pour recontextualiser leur rôle dans les rituels brésiliens. Une démarche puissante à l’heure des débats sur les restitutions des œuvres d’art et objets d’histoire aux pays colonisés qui les ont vu naître. Lauréate du Grand Prix du Salon cette année, Lívia Melzi présentera l’an prochain une exposition personnelle au Palais de Tokyo.

Vue de l’installation de Camila Rodríguez Triana au 65e Salon de Montrouge, 2021. ©Ville de Montrouge – Antoine Favier

Segondurante

 

 

Le soir du vernissage du Salon de Montrouge, Hugo Durante et Guillaume Segond, deux moitiés du duo Segondurante, ont souhaité organiser un joyeux barbecue. En haut de quelques blocs en pierre de taille, retravaillés pour accueillir des grilles, le duo a amené quelques épis de maïs pour faire jaillir la convivialité dans ces ruines et s’affranchir de leur connotation romantique. La thématique du feu se prolonge dans les céramiques des deux plasticiens, tous deux sculpteurs de formation. L’une, présentée dans un cadre doré, se compose de six panneaux assemblés formant un tableau sur lequel se dessine le squelette noir d’un serpent. L’autre figure une paire de bottes enflammées aux orteils saillants. Avec ces œuvres, Segondurante interroge les usages de la pierre et mêle des formes et motifs archaïques aux codes séduisants de la mode, de la pop culture et, bien sûr, de l’art contemporain. Leur installation s’appelle d’ailleurs “Daniel”, hommage à l’artiste britannique Daniel Dewar qui, lui aussi, forme avec Grégory Gicquel, un duo de sculpteurs habitué à s’amuser des parangons de l’art et de son histoire.

Vue de l’installation de Segondurante au 65e Salon de Montrouge, 2021. ©Ville de Montrouge – Antoine Favier

Camila Rodríguez Triana

 

 

Chez Camila Rodríguez Triana, le devoir de mémoire est essentiel, et l’art doit s’en faire l’écho. La jeune femme traite, en particulier, de son pays d’origine, la Colombie, dont elle suit avec attention la situation politique depuis l’accord de paix signé en 2016 entre le gouvernement et les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie). Soucieuse de rappeler les immenses dégâts humains causés par cette guerre sur près de six décennies, l’artiste a sillonné le pays à la rencontre des familles des victimes de guerre dont les meurtriers restent à ce jour inconnus, récupérant leurs vêtements et objets personnels. Au sol, sur un support adoptant la forme du pays, elle assemble des fragments de ces habits et marque, par des clous de plomb, les lieux précis où ont été tués ces hommes et ces femmes. Semblables à la sombre trame d’une toile d’araignée, des fils noirs sont tendus entre ces clous et rampent sur les murs jusqu’aux enceintes qui, en hauteur, clament les noms de ces victimes. Véritable cartographie mémorielle, cette installation inédite évoque un sujet toujours tabou actuellement en Colombie, où la présenter serait encore aujourd’hui impossible en raison de la censure.

Vue de l’installation de Yuyan Wang au 65e Salon de Montrouge, 2021. ©Ville de Montrouge – Antoine Favier

Yuyan Wang

 

 

Le confinement aura fait naître de nombreuses obsessions. Durant cette période étrange, Yuyan Wang a passé des heures devant des vidéos visuellement réconfortantes, trouvées sur Youtube et autres réseaux sociaux : des gouttes de rosée perlant sur des pétales de fleurs, une matière visqueuse pétrie obstinément, un écran de smartphone passé à la broyeuse, mais aussi des vidéos commentées par des voix susurrées près du micro, suivant la tendance de l’ASMR qui plonge le spectateur dans un état émotionnel très particulier. Dans son film, l’artiste française d’origine chinoise en réunit des dizaines suivant un montage rapide, saccadé et frénétique, accompagné de voix inintelligibles qui composent une boucle obsédante. Au centre de sa sélection, la capacité à “devenir l’océan”, allégorie de la liquidité des images dans une société d’extrême consommation visuelle. Un projet dans la lignée des vidéos immersives de Rachel Rose où des contenus numériques, originellement appréciés pour leurs pures qualités esthétiques, finissent par dire bien plus qu’ils n’y paraissent.

 

 

65e Salon de Montrouge, jusqu’au 31 octobre au Beffroi de Montrouge.

Yue Yuan, “Client suivant” (2019). Tirage photo sur papier

Yue Yuan

 

 

Les performances fascinent particulièrement Yue Yan…mais pas n’importe lesquelles : les performances du quotidien réalisées par les héros ordinaires, dont le jeune artiste parisien s’applique à révéler tout le potentiel poétique. C’est donc dans des décors des plus banals que s’épanouit sa pratique. Sur les tapis roulants des caisses d’un supermarché, le trentenaire compose, à partir des produits choisis dans les rayons, des sculptures éphémères dont seules les caissières sont spectatrices. À Saint-Denis, il photographie sa main en train de déplacer un citron d’un étalage à un autre. À Rome, il emprunte une pièce de monnaie, jetée dans la fontaine de Trevi, pour la mettre dans une bouteille en plastique désormais à Montrouge. Dans un parc, il retourne, une par une, des feuilles mortes sous un arbre… Au Salon, l’artiste facétieux présente ses tendres méfaits à la une de journaux qu’il édite lui-même, allant même jusqu’à proposer au visiteur une liste d’actions à réaliser au sein de ses expositions, comme changer le mot de passe Wifi ou voler des chaussures. Une manière de détourner les sérieuses conventions des espaces artistiques pour en faire un terrain de jeu, où le public devient son complice.

Vue de l’installation de Thomas Guillemet au 65e Salon de Montrouge, 2021.

Thomas Guillemet

 

 

Le regard de Thomas Guillemet se rive aussi bien sur les méandres du darknet que sur les nouveaux comportements en entreprise. L’analogie entre ces deux univers ? La mutation des modes de communication et des critères de performance, mais aussi la virtualisation du désir et de ses artefacts à travers les heures passées derrière nos écrans, à consommer sans toucher. L’installation que propose l’artiste à Montrouge est le reflet de cette densité : on y trouve, pêle-mêle, des écrans lumineux diffusant des images de cages de chasteté ou des phrases d’accroches typiques des forums en ligne : “Send Nudes” (envoyez des photos dénudées), “I’m sad” (je suis triste), des captures de films pornographiques mettant en scène des robots, des guirlandes de faux ongles en plastique rappelant ceux des escort-girls, ou encore des masques en céramique décorés de harnais inspirés par les jeux de rôle BDSM. Touche-à-tout, l’artiste investit aussi bien la sculpture que l’image 3D ou encore le code informatique pour composer ses ensembles multimédias : à Montrouge, le visiteur est même invité à contacter un numéro de téléphone pour recevoir une image surprenante… De ce foisonnement, aussi animé soit-il, émergent des interrogations sur les nouveaux langages et les nouveaux codes employés dans ces univers où le désir se perd dans un consumérisme effréné, révélant finalement l’être humain dans sa grande vulnérabilté.